save the cat (LTF)

C’est comme reprendre conscience d’un coup. Il atterrit là, y a une main qui pose de mauvaise grâce un bol de céréales devant lui, brusquement, un peu de lait se renverse sur la table en formica. Sam regarde les céréales, le bol, la table. Et c’est comme un coup de poing dans le ventre. Il lève les yeux dans un sursaut. Assia est là, juste devant lui. Mais elle a 14 ans. Elle a trop de khôl sous les yeux et des créoles aux oreilles. Allez, mange. Qu’elle dit. Sam est assommé. Il est encore en train d’halluciner. Il est forcément en train d’halluciner. Il attrape la cuillère, surtout parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre. Assia se retourne et commence à faire un peu de la vaisselle qui s’entasse, dans cette maison de préfabriqué. Celle qui longe le fleuve Lee, près de Cork. Il a froid, parce qu’on est en hiver, et que le vent s’infiltre à travers ces murs trop fin. Il prend une cuillerée de céréales. Le goût reconnaissable du repas qui a composé toute son enfance le fait frissonner. Il repose la cuillère. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Et qu’est-ce qu’il fout là ? Pourquoi il rêve de ce moment-là ? Sa respiration s’accélère. Y a un coup d’feu qui retentit. Assia et Sam sursautent d’un même mouvement. Assia fait tomber une tasse. Il s’en souvient. Ouais, il se souvient de ce moment-là. Il tourne doucement la tête vers elle. Merde putain, fait chier ! Elle s’accroupie et commence à ramasser les débris. Il fait chier avec ses parties de chasse, là. Il. Penser à Patsy lui broie soudain le cœur. Il enlève ses mains de la table et se frotte le jean d’un air nerveux. Assia lui jette un coup d’œil à travers la frange bouclée qu’elle porte à l’époque. Mange, toi ! Qu’elle répète avec ses accents maternels. Sam la regarde, la tristesse voile son visage. Assia, telle qu’il l’a toujours connu. Assia en adolescente projetée trop vite dans le monde des adultes. Alors il saute de la chaise, et ça fait un peu bizarre de mesurer 1 m 10. Il regarde ses mains d’enfants, perturbé. Mais ne s’en préoccupe pas plus longtemps. Il s’avance vers elle, encore accroupie, et la prend dans ses bras. Assia se fige dans son mouvement, elle lâche un soupir attendrie, lui met une main dans le dos une seconde, tapote dessus. Qu’est-ce que t’as toi, d’un coup ? Elle esquisse un sourire et se recule pour le regarder. Elle a ce regard bienveillant, celui qu’elle a toujours su poser sur lui pour le rassurer quand il était inquiet. Et inquiet, il avait beaucoup de raison de l’être à l’époque. D’autres souvenirs se mélangent à celui qu’il est en train de revivre, des souvenirs acides auxquels son cerveau fait barrage. Assia lui passe une main dans les cheveux. Tu préfères que j’te fasse un sandwich ? Sam fait non de la tête. Et ils sont interrompus par un miaulement de chat. Sam sursaute. Sphinx ! Qu’il s’écrit. Il lève la tête, la chat est sur le plan de travail, et miaule devant la fenêtre. Sam se jette contre. Fais gaffe au verre par terre ! Il l’ignore. Il accroche au bord du plan de travail et regarde fou de joie le siamois. Le même que sa mère lui a offert, quand il n’était qu’un gamin. Ce chat a été son meilleur ami pendant des années.

Jusqu’à ce que son oncle ne lui tire dessus lors d’une partie de chasse arrosée.

Assia se redresse et par habitude, ouvre la fenêtre. Non ! S’écrit Sam. Assia le regarde sans comprendre. Non ! Faut pas qu’il sorte ! Il voudrait avoir l’air grave, mais avec sa voix d’enfant, ça marche moyen. Assia fronce les sourcils. Sam, il sort tout le temps. Mais il n’a pas le temps de la convaincre, il se retourne en furie et court vers la porte d’entrée. PAT VA L’TUER ! Qu’il explique rapidement et il part en courant. Assia reste dans la cuisine les yeux grands ouverts, sans trop comprendre et hausse les épaules d’un air indifférent. Elle finit de ramasser la tasse qu’elle vient de casser.

Sam court comme un fou dans le terrain vague qui entoure sa maison. Ce terrain en friche en bordure de forêt. Il s’arrête au milieu, regarde autour de lui. Le fleuve qui passe derrière lui, le vent dans les arbres. Il a froid, très froid. Mais tant pis. La lisière de la forêt s’approche. Il croit déceler une ombre. Son cœur s’accélère il recommence à courir. Mais ses jambes sont trop petites, il a l’impression d’aller trop lentement. Il voit le chat qui s’approche des arbres, il crie pour essayer de l’arrêter. Évidemment, ça n’a aucun effet. Il ne réfléchit pas à ce qu’il fait, il n’a pas le temps de réfléchir. Il ne comprend pas vraiment ce qui se passe, tout ce qu’il sait, c’est que dans quelques minutes, son chat va se faire tuer par son oncle et qu’il a le pouvoir de l’en empêcher.

Assia le regarde s’approcher de la forêt les sourcils froncés. Elle envoie le torchon sur la table en formica, ouvre la fenêtre. Sam ! SAM TU R’VIENS ! Il n’entend pas. Alors elle pousse un juron et attrape une doudoune avant de sortir à sa poursuite. Elle fait quelques pas, met ses mains en visière. Elle comprend pas ce qui lui arrive. Elle sait que Sam est parfois à côté de la réalité, parfois un peu absent. Elle apprend à le connaître petit à petit. Mais ce genre de chose, il ne le fait jamais. Elle croise les bras et marche vers la forêt en soupirant.

Patsy est tout seul entouré de ses canettes de bière et met en joug le vide en riant grassement. LACHE LE FUSIL ! L’oncle sursaute et se retourne en braquant Sam. Quand il s’aperçoit qu’il s’agit du gamin, il baisse légèrement son arme et le regarde drôle. Qu’est-ce… qu’est-ce tu… Il n’arrive pas à parler tellement il est bourré. Mais l’attitude de son neveux le perturbe clairement, sa façon qu’il a de le regarder, sa façon qu’il a de parler. Sam a les poings serrés, les sourcils froncés. Il n’ose pas s’approcher de son oncle, d’un coup. À nouveau, d’autres souvenirs désagréable semble former une boule brûlante dans son estomac. Un bruit dans les buissons attire l’attention de l’oncle qui se retourne et titube, il remonte son fusil et le charge. Ces putains d’mouffettes vont voir ! NON ! Non tire pas ! Sam se rue sur son oncle, et tente de lui attraper le bout de sa veste, mais il ne fait que tituber. Lâche moi sale môme ! Qu’il articule à peine la voix embrumée d’alcool. Mais tu vas l’tuer !  Supplie Sam. Il fait le tour, se poste devant son oncle d’un air perdu, le buisson continue de bouger. Sam insiste, Patsy vise. Tout se passe tellement vite qu’il n’a même pas le temps de voir quand le gamin se jette sur le canon pour essayer de le désarmer.

Le coup part tout seul.
Sam meurt sur le coup.

Oh putain. Patsy lâche le fusil et recule de plusieurs pas, sous le choc. Devant lui le corps de l’enfant, le ventre troué, gît. Assia arrive en courant. Quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Patsy lui bloque la vue. Il se retourne d’un air effaré, il a la nausée. Assia le regarde sans comprendre, et puis approche, le contourne. Tombe face au corps de Sam. Sorti des buissons, Sphinx s’approche de la dépouille de son maître et renifle prudemment ses cheveux, l’odeur de la poudre semble le déranger.

Le hurlement strident qu’Assia pousse fait s’envoler une nuée d’oiseaux.