cri des loups -- jr

01_ elle a pas toujours été rogers. en fait elle est rogers qu'en l'état, qu'à l'oral - sur les papiers c'est encore rogers-latrigue, vestige d'un père qu'elle a voulu supprimer radicalement (sûrement qu'elle le regrettera dans dix ans). rogers c'est le nom de la mère - pas toute à fait blanche mais presque, des origines lointaines et estompées dans le bleu de ses yeux. il était pas conventionnel son père - il vivait sa vie, il se foutait un peu des moeurs et des lois, de tout ce qui fait norme. ça lui a pas fait peur à sa mère, puis y a eu drame. y a eu irréparable, y a qu'on s'était habitué à ses conquêtes, à son mode de vie, mais qu'un jour les flics sont passés - monsieur paraît que vous avez eu une relation sexuelle avec une mineure. et paraît même que c'était pas la première. elle s'est cassée la mère rogers, elle a fait ses valises et elle s'est essuyée les mains comme pour laver son ego et sa fierté et elle a dit t'es qu'un sale con latrigue, crève ici, moi j'emmène les gosses. il a pas eu le choix - la nana était déterminée et les deux gamines dégoûtées. alors elles sont montées à detroit et jo elle a amputé son prénom de plus de sa moitié et grillé le dernier nom du nom composé. 02_ on en aura jamais rien dit chez eux mais jo elle a regardé sa mère se serrer le coeur pendant des années. souffrir c'était plus le mot - ça impliquait une blessure et c'en était même plus une, c'était un trou. un trou énorme qu'on essayait de combler avec du papier mâché. c'est qu'on efface pas vingt ans de vie commune, c'est que je suis responsable moi aussi, j'ai voulu l'aimer peu importe ses faits et gestes. morte de culpabilité, écroulée sous les auto-critiques, les flagellations mentales. elle était pas heureuse sa mère, faussait les sourires mais le soir devant son évier à faire la vaisselle elle avait la gueule à l'envers. elle a crié jo, elle a tapé du poing, elle est montée sur la table, elle a cassé des verres et des assiettes et elle a menacé son père. triste de penser qu'il aura fallu une bavure de plus, un gros coup de pied dans l'amour propre pour que sa mère ouvre les yeux et se rend compte mais elle en démordra jamais jo, faut les aimer les femmes - correctement. sûrement d'ici qu'elle s'est enfoncé dans le crâne l'envie de voler au secours de n'importe qui - et surtout des femmes. 03_ la peinture c'est son exutoire. elle peint fort jo, elle peint fort et pas seulement pour s'exprimer, pas seulement pour faire passer des messages ou radoucir les lieux austères comme elle dit mais aussi pour sa tête et son coeur qui parfois vrillent tellement qu'elle voudrait les broyer. des coups de pinceaux rageurs - énervés, violents, hurlants. des tâches et des traits en diagonales. des visages de femmes gribouillés, floutés au gris anthracite. des éclaboussures de bleu, vert, jaune et violet. des trous noirs, des qui avalent la toile toute entière. des gerbes de flammes dans lesquelles dansent des silhouettes tordues. des taches oranges et roses, criardes, des délires sous acide. son art c'est sa colère, sa rancoeur. quelque fois sa peine - des torrents de larmes et des peaux grises. ses hontes, ses fantasmes - des joues rouges, des éclats psychédéliques. sa passion surtout, la seule qui subsiste. lâchée une fois mais revenue comme on revient toujours au même endroit. elle fout toutes ses émotions en boule dans ses toiles, les balance et tiens, ici vous m'emmerderez plus. 04_ jo elle a les mauvaises habitudes qu'ont la dent dure. elle a cette manie de toujours oublier de donner des nouvelles, de toujours se casser quand ça devient trop compliqué et de rien dire à personne. oublie de répondre au téléphone, de rappeler, de répondre aux messages. le cerveau qui roule à mille elle a pas le temps elle dira mais on sait que quand elle l'a, elle l'utilise pas (ou mal). on lui en veut, on gueule - parce qu'on s'inquiète jo, arrête de croire qu't'es seule au monde. elle y croit pas. joue les indépendantes à l'extrême, crachera jamais qu'elle a besoin d'aide parce qu'elle pense que ses épaules sont là pour soutenir tout un monde et pas pour s'effondrer. prend pas soin d'elle jo - pas soin de sa santé mentale. s'en met des caisses et va se soigner à la défonce quand personne est là pour regarder (ou alors pas trop d'yeux). pour ça que ça finit souvent en portes qui claquent et qu'on y laisse un bout de fierté et un morceau de ventricule gauche. 05_ elle est souvent nostalgique de sa louisiane natale. du jazz qui tourne dans les rues, des musiciens qui s'amènent pour faire danser les demoiselles en robe légère parce qu'on y crève de chaud, là-bas. des légendes de marie laveau, du vaudou mystique - de l'odeur des épices. elle en a emporté un bout d'ailleurs - louis armstrong et ella fitzgerald qui tournent en boucle sur un vieux tourne-disque récupéré dans une baraque abandonnée de delray. elle l'a peinte aussi la louisiane, pendant un temps, quand elle lui manquait, sur des vieux murs. moite et colorée. dira qu'elle a rien à voir avec ici, que c'est pas comparable. toujours un truc au fond du regard et un sourire con quand elle en parle qui te feront jurer qu'un jour, toi aussi t'iras voir comment c'est. 06_ elle a cassé des dents un jour. un truc de merde - une nana qui lui a tapé sur les nerfs. elle était défoncée, au bout du rouleau - la meuf l'a prise en grippe parce que le copain discutait avec elle. y a pute qu'est sorti dans le lot (c'est pas bien une insulte, elles sont honorables ces dames). un verre dans la gueule et putain le martini ça brûle le blanc des yeux et jo elle a mordu - littéralement. y a qu'on s'en est mêlé aussi, qu'on lui a fracassé le crâne sur un coin du bar mais qu'elle a pas lâché. son poing elle l'a foutu si fort dans le visage de l'autre qu'elle a senti ses dents dessus, que ça lui a déchiré les phalanges mais que c'était pas grand-chose par rapport à l'autre qu'a perdu ses incisives. ça s'est finit sur les filles qui sont venues la chercher, qui l'ont soignée entre deux remontrances qu'elle retient jamais, sept points de suture aussi. 07_ les vipers c'est pas rien. c'est même sa famille, son port d'attache. chez elles qu'elle revient chaque fois qu'elle a tenté de fuir ici ou là, qu'elle a merdé. elle est pas facile à vivre jo - elle gueule, elle entasse, ramène des vieux meubles à retaper, étale ses bombes de peinture jusque dans la salle de bain. oublie de manger et dort trois heures par nuit sans perdre la moindre dose d'énergie, rempli le cendrier de joints qu'elle éteint pas toujours et enfume l'appart. on lui rentre dedans mais on la laisse pas partir, on la pousse pas dehors en lui jetant un vieux sac. pour ça qu'elle les aime - pour elles et pour les grands coeurs qui se cachent sous des sourcils froncés. elle rend jo, elle essaye - recoud les trous sur leurs jeans, fait la bouffe, laisse des petits mots quelques fois pour juste leur dire qu'elles sont belles et incroyables, que le monde leur appartient. sans les vipers jo elle crève.