l'attrape-rancœurs ⸗

i. un été ils sont partis en normandie, tous les cinq. ils sont partis en s’aimant et sont rentrés en se détestant, parce que là-bas tadej il a fait quelque chose de mal. treize, quatorze ans c’est l’âge con, c’est l’âge où on se pose des questions. se demande pas s’il est homo ou gay, lui. se demande même pas s’il aime les mecs, l’embrasse juste comme ça et c’est tout. quand il comprend, il parle d’action ou vérité, de pari perdu. cache ce à quoi il ne pensait pas. les parents, des furies. se rendent pas compte en le rejetant que tadej, c’est pas le genre de gamin à se mettre à dos.

ii. le français il l’a appris sur internet. sa mère lui a enseigné les bases quand il était petit, puis après elle est devenue muette. signait les mots d’absence sans s’intéresser à l’endroit qui justifiait cette même absence, énonçait le menu du soir mais gâchait pas sa salive pour un pédé. alors il est pas parfait, son français, pourtant son accent est très bon. mais babel ça remplace pas une putain de native, hein.

iii. sûr qu’il est pas bien costaud, le tadej. c’est pas une masse. une tige, le mètre quatre-vingt-cinq environ. des petits muscles développés en taule, mais les os il ne les a pas cassés à la force de ses bras mais à celle de son cerveau. l’est trop vicieux pour taper dans le vide, tadej s’il veut frapper il veut que ça se sente. des fois il se revoit le cul posé à la bibliothèque, devant deux ou trois livres grands ouverts, et la nuque voutée qui navigue au-dessus de l’anatomie, des arts martiaux, et vice-versa. c’est pas un agent du kgb, mais il a des bons réflexes. une orfraie qui se craque les doigts parce qu’il a appris à aimer le bruit des os qui éclatent.

iv.  un grand poète que ce petit. l’aurait aimé rencontrer anna akhmatova, rêve de prendre un café avec patti smith. y’a plein de femmes qui l’inspirent, des femmes qui ont tout vécu et pourtant pas assez. charlotte salomon, des fois il a l’impression qu’il ressent sa mélancolie. lui suffit d’un livre pour tomber amoureux. tadej le garde pour lui parce qu’un mec qui aime la littérature et les femmes fortes ça fait pédéraste. peut pas se forcer à être misogyne alors il en parle juste pas. cache les bouquins derrière des piles de magazines à la con.

v.  c’est un enfant. un enfant très intelligent, mais un enfant. l’a des réactions souvent puériles, souvent spontanées, souvent dictées par les émotions. et il a encore cette espèce d’étonnement devant la nouveauté, devant ce qu’il ne connaît pas. il s’émerveille d’un rien. c’est comme ça qu’on peut trouver sa douceur, et un sourire. en lui apprenant, en le surprenant. faut le traiter comme un gamin qui veut pas en être un, même si les faits disent le contraire.

vi.  le retour des vacances et tout part en vrille. lui, surtout. pour prouver à ses parents que non, il est pas gay, que non, ils ont pas besoin d’arrêter de l’aimer, il fait des trucs de mec. sèche les cours, commence à se battre. joue des poings pour faire le bonhomme, joue des poings parce qu’il a l’impression que tout le monde porte le même regard sur lui que ses parents. un été et y’a pédé de marqué sur son front. c’est ainsi qu’il se sent. tombe dans la violence, la délinquance. peut-être qu’il fait exprès de se faire enfermer. quatre murs et une porte ça dévisagent pas.

vii. premier amour. c’est qu’après que c’est devenu son compagnon de cellule. c’est qu’après qu’il fléchissait les genoux par envie et plus par nécessité. ce mec faisait partie des grands de la prison, ceux qui font un peu ce qui veulent. un homme sage, pas bagarreur de nature, plus dans la réflexion. un peu comme tadej, mais en adulte. l’a pris sous son aile, dans ses bras. lui a fait découvrir que personne discuterait sa sexualité si lui-même ne s’en souciait pas. la taule c’était bien, parce que là-bas il était celui qu’il voulait sans qu’on l’emmerde. pour ça qu’il voulait pas partir.

viii. coup de grâce. c’pas un nom de drag queen — pas encore, juste un nom de scène. le petit danseur, là-bas, souvent tout en noir. le col roulé jusqu’en haut du nez, le béret enfoncé sur la tête. de lui on ne connaît qu’un regard, que des yeux. veut pas risquer qu’on le reconnaisse ailleurs. dans le monde extérieur, là où il est un homme, un vrai. tadej l’a encore ce regard biphasé de celui qui ne s’aime pas. pourtant l’a changé, sinon il serait pas dans ces balls, à niquer tout le monde parce que c’est l’un des meilleurs vogueurs de la ville. le nom qu’il y porte, c’est le nombre de victoires qui l’a épelé. le plus drôle c’est que parfois il est en talons, ce putain de garçon encore dans le placard.

ix. la cohabitation, ça va. c’est bizarre, souvent, parce qu’il peut pas dire ce qu’il faisait avec le frère. non pas qu’il ait envie de discuter avec qui que ce soit de ce qu’il fait dans un lit. mais c’est étrange de parler à sa sœur et de faire comme si. comme s’ils n’étaient que colocataires de cellule. comme s’il lui avait donné une adresse où être à l’abri juste par solidarité. ce mec, il l’a envoyé dans son propre foyer parce qu’il savait qu’il y serait en sécurité, que s’il le fallait la sœur serait aussi féroce que lui.

x. tadej, c’est une histoire de paradoxes. il a aucun problème avec les gays, mais lui veut pas l’être. pourtant l’a pas de dédoublement de personnalité, c’est le même homme qui va aux balls s’intégrer à la communauté queer du coin. il en a envie, il s’y sent bien. mais l’est con, comprend pas qu’il pourrait vivre comme ça. peut-être qu’il a peur sans son gardien, peut-être qu’il est encore en colère contre l’intolérance du monde. il se bat toujours, même s’il y voit de moins en moins de sens. les réflexes et les phalanges qui parlent avant sa raison. colle des affiches de pubs qui ne parviennent pas à le manipuler car c’est lui le manipulateur, pourtant la société arrive si bien à lui murmurer culpabilité au coin de l’oreille. anormalité. non, il aimerait. il aimerait s’accepter. mais il ignore encore qu’il le peut.