wreckages (malaire)

Comme d’habitude, la caisse fait des siennes. Depuis que Drax a changé le filtre à huile elle déconne. Quand j’ai insinué qu’il avait mal fait un truc, il m’a envoyé chier, pas la peine de le souler plus que ça. De toute façon là où j’vais j’aurais un oeil expert pour vérifier ça. Je suis accroché sur le volant, fatigué de la nuit d’insomnie que j’me suis tapé, à vif. Je fais démarrer le moteur qui patine, putain. Tout en tournant la clé et en jouant avec les pédales de cette vieille manuelle, je soupire un grand coup. Quand le moteur est parti je me lance en arrière contre le dossier du siège et prend une grande inspiration. J’ai repoussé ce moment aussi longtemps que j’ai pu. Daire avait à faire de toute façon, elle reçoit de la famille ou j’sais pas quelle connerie, ça m’a donné de quoi faire le point. Le souci c’est que maintenant faut bien la payer. Je tends une main et ouvre la boîte à gants. Son enveloppe et ses 1 700 dollars sont bien là. Je regarde ça un moment et puis cherche encore un peu. Puis je tâte mes poches, et je me remets à chercher dans la boite à gant. J’en vide tout son contenu sur le siège passager. Putaaaaaain. Que j’râle en ne trouvant pas mon paquet de clope. J’enfonce ma main un peu plus loin, j’en ressors un gant. Un gant noir. Un gant taché de sang séché maintenant. Le seul gant rescapé de notre descente chez M’sieur Henry. Je le prends dans une main qui tremble un peu et le regarde. Finalement je l’envoie sur la plage arrière d’un geste rageur et inspire profondément. Je range le contenu dans la boite à gant et hésite à démarrer, puis envisage les deux étages jusqu’à mon appartement pour mes clopes. Je fais la moue. Flemme. Au lieu de ça je klaxonne trois grand coups, pause, un autre coup. Certains voisins du Com me disent de me taire, je leur répond majeur en l’air. J’attends un instant, Drax passe sa tête par la fenêtre et regarde dans ma direct, sourcils froncés, draps autour de ses hanches. Putain j’ai même pas eu le temps de démarrer qu’il se tape déjà cette meuf. Je passe la moitié de mon corps par la fenêtre et lui fait signe que j’ai pas mes clopes. Il lève les yeux au ciel, et disparaît dans un appartement. Une seconde plus tard, il m’envoie un paquet, je tente de le rattraper mais il atterri deux mètres plus loin. Je sors de mauvaise humeur en faisant grincer la porte. Finalement c’est quand je me baisse pour le rattraper qu’il m’envoie un briquet. Cette fois ce con a bien visé, il m’atterrit sur le dos. Aoutch. Je le ramasse, me redresse et lui fait un bras d’honneur. Il se marre et ferme la fenêtre et les rideaux.

Le chemin jusqu’à son garage, ou peu importe comment elle appelle cet entrepôt qui sert de plaque tournante du traffic de pièces détachées qu’elle organise plus ou moins, est simple. J’aurai presque pu y aller à pied. Mais j’traine en roulant lentement, comme pour retarder le moment de l’impact. J’ai pas revu Daire depuis ce soir-là. Et j’garde encore les souvenirs flous de l’engueulade qu’elle a eu avec Drax pendant que je végétais sur la banquette arrière, nauséeux, le crâne en feu. Daire Drax et moi, on joue pas dans la même catégorie. Ils sont des loups. Moi je sais pas ce que je suis, mais certainement pas la même chose qu’eux. Ils gèrent pendant que j’coule. J’ai trop peur du regard qu’elle pourrait bien me lancer. Supporter que Drax sache ce que j’ai fait, c’est rien. Drax et moi on se dit tout de toute façon. Supporter qu’une quasi-inconnue le sache c’est plus dur. J’en sais rien, si j’peux lui faire confiance. Je sais pas ce qui va se passer. Je sais juste que plus il y a de personnes dans la confidence, moins c’est bon. J’dis pas qu’elle va nous trahir. J’dis juste que je préfèrerais qu’elle sache rien. De mes souvenirs embrumés je garde le regard qu’elle m’a lancé à travers le rétroviseur. Elle était en colère cette nuit-là, avec un pointe de pitié que j’ai pas compris. Alors j’ai pas dormi de la nuit, j’ai angoissé de la retrouver, angoissé de reparler de cette foutue nuit de merde où tout a vrillé. Angoissé comme un gosse la veille d’un examen. Et j’aurais préféré que ce soit Drax qui y aille. Je m’étais mis ça dans la tête. Il va vouloir lui apporter la thune, ne serait-ce que dans l’espoir de tirer un coup par la même occasion. Encore il me lâcherait pour une bonne raison. Mais que dalle, c’est juste qu’il avait déjà prévu un truc avec la nana du 5e. Et j’pourrais insister, mais ça serait reconnaître que toute cette merde m’empêche encore de dormir. Et ça ferait tout un tas de problèmes différents. Fait chier putain, ça fait vraiment chier tout ça. J’me raccroche à l’idée qu’une fois que Daire aura son fric, ça sera terminé. Pièces revendues, frics distribué. Toutes les parties prenantes de cette histoire auront leur part du gâteau et on pourra faire comme si de rien n’était. On peut ?

Finalement, j’arrive quasi à reculons vers l’entrepôt. J’y approche ma caisse et la gare sous le préau. Daire s’approche déjà, elle a entendu le moteur fatigué de la caisse. Je l’attends place conducteur, encore les deux mains sur le volant et je regarde devant moi en inspirant discrètement. Avant qu’elle n’arrive à hauteur, j’attrape l’enveloppe dans la boite à gant et la fourre dans la poche de la veste en jean que j’porte ce jour-là. Je me passe une main sur le visage pour essayer de me réveiller. Mais mon teint est blafard, et on ne remarque que mes cernes. J’ouvre la portière alors qu’elle se trouve juste devant. Drax avait un truc de prévu. que j’sors automatiquement avant qu’elle ne pose la moindre question. Nos paumes claquent l’une contre l’autre, je referme de mes maigres forces la portière grinçante derrière moi. Je jette un coup d’oeil à gauche, puis à droite. Je sors l’enveloppe et lui tend. pas grand chose par rapport à ce qui était prévu. On a préféré écoulé le matos rapidement. pas grand chose, c’est peu de le dire. On devait se faire environ une brique chacun. Là y a à peine 1 700 dollars. Ca se voit rien qu’à l’épaisseur de l’enveloppe. Cette putain d’enveloppe me brule les doigts. Merde, prends-la ! Quand c’est fait je me faxe entre elle et la voiture pour en faire le tour, reprendre mon souffle. Tant que t’y es, tu peux jeter un oeil à la caisse ? On a eu des problèmes de filtre à huile, Drax a bidouillé un truc mais… j’crois qu’il a empiré le truc. on est débrouillard, lui et moi. Mais finalement y a personne qui nous a appris à bricoler. Notre père, c’était pas sa priorité de passer du temps avec nous. Alors je la laisse scruter la caisse de son oeil expert, et finalement ça me rassure qu’elle fasse ça plutôt que de me regarder moi. Je me passe les deux mains sur le visage. J’écarte les doigts devant mes yeux. Le gant souillé me pop à la gueule, là, à travers le parebrise sur la banquette arrière. Merde, je l’ai pas rangé. J’avale ma salive et glisse doucement mon regard vers Daire, qui ne semble avoir rien remarqué, pour le moment.