RUB A DUB

01_Les belles histoires commencent avec un papa et une maman. C’est pour toi une certitude, et ce, depuis ton plus jeune âge. Déjà à l’école maternelle, les professeurs vous rabâchaient les oreilles avec des histoires de prince, de princesses et de leurs nombreux enfants. Mais ton histoire à toi ne connait pas de maman. Ton histoire à toi, elle a mis fin à celle de maman. Papa, il dit souvent que tu lui ressembles, que vous avez le même sourire, la même face ronde et pleine, les mêmes yeux rieurs et le même gabarit, si petit qu’vous passeriez n’importe où. Papa, il dit qu’maman, elle était trop petite, trop fragile pour toi. Papa, il dit qu’elle n’a pas supporté l’accouchement. Il ne t’en a jamais voulu, mais il ne te l’a jamais caché. Papa, c’est un homme entier, qui ne ment pas, qui ne cache rien. T’avais pas dix ans quand il t’a expliqué qu’en déchirant les entrailles de ta mère, tu as été la cause de son trépas. T’avais pas dix ans quand tu as décidé que tu n’aurais jamais d’enfants. 02_Au début, il n’y avait qu’papa et toi. Ce papa qui voulait un garçon si fort, un garçon a qui apprendre la vie, et toi, toi t’as tout fait pour l’satisfaire, et puis c’était tellement plus drôle, de courir en pantalon, de t’écorcher les genoux et de te trainer dans la boue. Malgré tout, t’aimais quand même jouer à la poupée avec ta cousine et emprunter ses robes de princesses. Pas tout à faire une fille, mais pas un garçon non plus, qu’on disait et toi tu comprenais pas, pas pourquoi c’était si important de savoir qu’t’aimais jouer dans la terre tout en portant du rose.  03_ Papa est un héros, et pas seulement l’tient. Avant d’rencontrer maman, il s’est illustré en Afghanistan où il a sauvé plusieurs otages lors d’une mission suicide. Unique rescapé, il pouvait te raconter pendant des heures comment il avait pénétré dans l’village, comment il avait tué dix hommes à lui seul, comme il avait survécu. Et toi, toi tu le regardais avec des putains d’étoiles dans les yeux, Joey. Papa, c’est un héros. Et puis en revenant au pays, il s’est mis à entrainer les nouvelles recrues, il a même fait une pause, après ta naissance. Papa, c’est une force de la nature, papa, il est increvable, et papa, il voulait qu’tu sois comme lui. Alors t’as commencé le karaté quand t’avais trois ans et puis l’krav maga à 8. T’étais ceinture noire avant d’entrer au collège, tu n’crois pas l’avoir jamais vu aussi fier d’toi qu’le jour où t’a reçu ta ceinture. Il avait commencé à t’apprendre le S.C.A.R.S, aussi, une technique de combat au corps à corps pas forcément bien vu mais qui t’a appris la résistance plus que n’importe quoi d’autre.
04_ Mémé, elle dit qu’t’as pas eu d’enfance, Mémé, elle dit qu’ce que papa a fait, c’est pas bien. Pendant des années, c’était réveil a cinq heure et footing, puis échauffement, training, et combat. T’arrivais à l’école booster à bloc, des bleus couleurs orage sur tout le corps. La maitresse a d’abord cru qu’papa t’battait. Mais non, non, papa, il t’a appris la vie, papa, il t’a rendu agile comme un chat, rapide comme une ombre, endurante comme un jaguar et coriace comme lui.
05_ Et puis, et puis papa a décidé d’repartir au front. Il n’a pas vraiment décidé, en fait, parce qu’on n’décide jamais, parce qu’on est soldat toute sa vie. T’avais neuf ans lors de sa première mission. Il est parti un matin après ton entrainement, il n’t’a pas embrassé, il t’a juste souri. « je vais revenir, gamin » qu’il a dit. Et il est parti. Toi, t’es restée chez mémé. Mémé qui oubliait de te réveiller le matin et qui te donnait des sucres lents, le soir. Mémé, elle n’a jamais compris qu’t’aimais ta vie avec papa, qu’t’aimais ça, courir à en vomir, à en pleurer, à en hurler. Papa revenait et repartait, et toi, toi tu t’crevais pour l’rendre fier, pour qu’il puisse voir tes progrès.
06_Et puis un jour, Mémé s’est cassée la hanche, papa était en mission, depuis six mois, peut-être. Il n’était jamais parti depuis si longtemps, et d’l’hôpital, on était bien incapable de le joindre. A part Mémé, à part Papa, tu n’as personne, Joey. T’as fini chez les Davis, un vieux couple de con qui collectionnait les gamins et les allocs. Tu les détestaient, tu rêvais d’les étouffer, la nuit. Mais c’était seulement pour quelque mois, alors tu prenais ton mal en peine. Bientôt, papa allait revenir, bientôt, Mémé allait sortir d’l’hôpital. Bientôt, t’allais quitter cette maison de tarés. Tu v’nais de fêter tes quatorze ans quand l’assistante sociale est v’nu te chercher. Assise dans sa voiture, avec ton sac sur la plage arrière et un coca dans la main, tu lui as d’mandé si papa était rentré. Et t’as compris à sa gueule qu’y’avait un problème.   07_ Tu v’nais de fêter tes quatorze ans quand tu as enterré ton père. Cercueil vide, corps a jamais disparu dans un lointain pays. T’as pas pleuré quand l’prêtre a fait sa prière, t’as pas pleuré quand mémé dans son fauteuil s’est tenue près de toi, t’as pas pleuré en retournant chez les Davis. 08_Et puis mémé est r’venue t’chercher, une force de la nature, ta mémé, c’pas une hanche en bouillie qui allait l’arrêter. Elle t’a arraché d’cette famille pourrie et de tes pensées sombres et t’as promis qui tout irait bien, maintenant. Et elle avait raison, mémé.

09_L’temps est passé, les années ont filé et parait qu’t’as évolué. Tu détestes ça, grandir, t’voudrais rester gosse, à jamais, garder éloigné les responsabilités et les difficultés, te tenir éloigné des problèmes d’adultes, ceux qu’tu peux pas supporter. Et tu fais tout, tout pour rester coincer dans c’corps d’ado, tout pour garder tes rêves d’enfants. Alors quand tu les as rencontrés, c’était comme une évidence, eux, les justiciers de la ville, une bande de gamins tout aussi perdus que toi qui s’prennent pour des héros de bandes dessinées. Le concept fait sourire, mais toi, t’as tout de suite accroché. T’as l’impression d’avoir été formé à ça toute ta vie, qu’ta place est vraiment parmi eux, à arpenter les rues de Détroit, le soir, pour protéger les femmes qui se font agresser, pour arrêter les p’tits dealers sans scrupules qui vendent aux lycéens écervelés. Mais vous jouez à un jeu dangereux, et pourtant tu fais tout pour ne pas le voir. 10_ C’est Sol qui a eu l’idée un peu débile d’vous trouver des surnoms, des noms d’empereurs, d’ceux qui faisait régner leur loi. Toi, t’en connais pas beaucoup, alors t’as choisi Napoléon, l’seul dont tu te souviens vraiment. Les garçons n’voulaient pas, au début, il voulait qu’tu choisisses une fille, comme MJ l’a fait, mais toi, toi t’es pas d’accord, toi tu casses les codes et tu t’éleves contre la misogynie. Quand la nuit tombe, qu’importe ce qu’ils disent, tu es Napoléon.