Do the bad thing (Ama)

Le téléphone se met à sonner entre ses doigts et il le regarde fixement, laissant passer quelques mesures d’une chanson déprimante de Radiohead avant de décrocher et de le porter à son oreille. La voix à l’autre bout du fil semble bourrue et embarrassée, lui parle de son fils qui a été pris en flagrant délit de vol de snickers. Il se demande si les agents de sécurité précisent toujours l’objet du larcin, comme si quelqu’un en avait quelque chose à foutre que ce soit un mars ou une bouteille d’eau minérale. Nemo ferme les yeux, un instant, histoire de se mettre dans le personnage, et lâche un long soupir – un brin exagéré, comme il les aime. Tout comme l’accent texan qu’il s’invente ensuite : Quoi ? Le p’tit con a remis ça ? ‘Pa taffe pour le moment, mais j’peux vous dire qu’il va lui foutre la raclée d’sa vie en rentrant. Le type bafouille quelque chose comme quoi ce n’est pas si grave, Nemo fait comme s’il n’avait pas entendu et il raccroche après avoir demandé l’adresse deux fois et insisté sur l’importance des coups dans l’éducation des enfants.

Il y va à pied, le magasin n’est pas très loin de leur taudis et Nemo a un sourire sur la face en y entrant, qui s’efface lorsqu’il s’approche de la caisse pour lancer trop fort : J’viens chercher mon p’tit frère. ‘Vous a volé un snickers, paraît. Fin, il a pas réussi, un bon à rien, c’gamin. On lui indique une petite porte à l’arrière, qu’il pousse pour retrouver Amadeo et l’agent de sécurité, il présume, en train de se regarder de chaque côté d’un bureau. Ça prend pas trois secondes à Nemo pour se planter à côté de son « p’tit frère » pour un jour en lui filant une claque un peu trop franche à l’arrière du crâne. Tu d’vrais avoir honte, ‘Man va encore pleurer à cause de toi. Se tournant vers l’homme aux épaules massives en face d’eux, il en rajoute un couche, parce que c’est jamais vraiment terminé, avec Nemo, faut toujours qu’il en fasse des tonnes, quand il prend les gens pour des cons : Deux bonnes personnes l’adoptent, on lui donne tout, et c’toujours comme ça qu’ça finit. Putain d’ingrat. L’agent a les sourcils froncés de désarroi, signe qu’il a déjà commencé à prendre Amadeo en pitié. Franchement, vous devriez appeler les flics qu’ils l’embarquent, il mérite que ça. Tandis que son interlocuteur baisse les yeux, cherchant visiblement ses mots, Nemo glisse un clin d’œil à son colocataire, très fier de sa performance. Amadeo saura apprécier. Ou pas.

Sûrement qu'au fond il avait envie de se faire choper. Il est parfaitement capable de voler dans les supermarchés sans se faire repérer. Il savait que ce serait plus compliqué, là, parce qu'il a décidé de devenir punk cette semaine et il a remarqué qu'on jette des regards méfiants à son jean déchiré et la veste en cuir piquée à une fille de la maison qui l'a oubliée quand elle s'est fait la malle. Elle était grande et toute maigre, cette fille, son gabarit. Et chauve ; pas lui. Ses cheveux aussi inspirent le soupçon quand ils ne sont pas bien coiffés. Alors il savait qu'on allait le surveiller de plus près, mais il a pas pris davantage de précautions que quand il a l'air de sortir d'une répèt' de la chorale des enfants de chœur. Comme s'il avait envie de se faire prendre.

Mais maintenant, enfermé dans une petite pièce grise avec une fente pour toute fenêtre, le type de la sécurité qui fait les gros yeux et demande à appeler ses parents parce que « c'est ça ou la police, comme tu préfères », Amadeo regrette. Il finit par avoir une idée de génie et lui filer le numéro de Nemo, qu'il s'empresse de prévenir, mais le vigile lui arrache son téléphone des mains et il a tout juste le temps d'appuyer sur envoyer. « Hé ! J'l'ai pas volé ça. Et j'avais pas fini mon texto. » Il croise les bras et se met à bouder, jetant un regard en coin à l'expression du monsieur quand Nemo décroche à l'autre bout du fil. Amadeo espère que ça fera un peu chier Nemo, ça lui fera au moins regretter d'avoir insisté. Il a l'impression que Nemo peut tout se permettre à la maison, c'est comme si c'était admis par les autres, ça l'énerve. Mais du peu qu'il arrive à entendre, Nemo se prend tout de suite au jeu, blablatant plus que nécessaire. Quand il raccroche, l'agent lui apprend que son grand frère va venir le chercher. Il a pas entendu ce que Nemo lui racontait mais vu la façon dont l'agent se radoucit avec lui, il se dit qu'il a pas dû y aller de main morte.

Il continue quand même à bouder jusqu'à ce que la tête rousse fasse son apparition dans sa triste cellule en parlant avec un accent qu'il a chopé on ne sait où. Amadeo le regarde avec les yeux ronds, sans pouvoir rien faire pour lui signifier d'arrêter son manège. Il est censé parler avec le même accent, du coup ? « Aïe ! » Si l'accent est artificiel, c'est pas le cas de la claque qu'il se prend derrière la tête. Peut-être qu'il lui en veut un peu quand même. C'est toujours ça de pris. Ça l'aurait déçu de lui avoir simplement fourni un bon divertissement. Il lui lance un regard noir, et c'est pas de la comédie non plus. L'agent de sécurité a l'air convaincu, pourtant ils se ressemblent vraiment pas. Amadeo décide qu'ils doivent être demi-frères et conserve son parler habituel. « Elle est morte maman, » il dit dans sa barbe, et l'agent pose sur lui un regard plein d'interrogation. « Deux bonnes personnes l’adoptent, on lui donne tout, et c’toujours comme ça qu’ça finit. Putain d’ingrat. » Amadeo voudrait bien l'applaudir, là, et c'est avec beaucoup de mal qu'il retient un sourire. Quelle belle histoire. Y a juste la conclusion qui le dérange un peu plus. Pourquoi il l'encourage à appeler les flics, ce con ? Il répond à son clin d’œil par une mine indignée. « Ta g... C'est bon j'le ferai plus, vraiment, je jure, appelez pas les flics m'sieur. » Il l'implore avec ses yeux les plus grands et larmoyants possibles. L'homme ne doit pas être un vrai dur, si ça lui suffit. C'est plutôt à Nemo qu'il lance des regards pleins d'embarras. Il y est peut-être allé trop fort. « Allez, file. C'est bon. Qu'on t'y reprenne plus, hein. » Amadeo adopte son meilleur visage d'enfant correctement châtié et joint même les mains devant lui en se levant de sa chaise. L'agent les raccompagne à la porte et s'adresse à Nemo avant de les laisser partir. « Y aura pas de suite alors pas besoin de... Son père... Hein. » Le pauvre bougre n'a jamais dû gagner de concours d'éloquence.

Une fois qu'ils sont seuls dans la rue, Amadeo sort le snickers de sa poche et le tend à Nemo. Il gisait à côté de son téléphone sur la table dans l'arrière-boutique, déjà oublié du garde, il allait pas le laisser là. « J'ai cru que t'allais vraiment le laisser appeler les flics, t'abuses. C'était quoi ça, sur mon père ? »

Le rideau est levé, le spectacle doit continuer. Peu importe la surprise d’Amadeo, le regard noir qu’il lui lance à la baffe non retenue à l’arrière de son crâne, ce n’est pas lui, le public. Le public, c’est l’agent de sécurité bourru et son cœur qui s’attendrit peu à peu pour le petit brun angélique adopté par une famille de brutes. Même si l’angelot a mal tourné, vu le look du jour de son colocataire. C’est pas grave, ça rentre bien dans le tableau que peint Nemo de son accent en toc et de ses mimiques étudiées, aussi naturellement que s’il racontait une situation criante de vérité. Pas vraiment, en fait, mais plus il en remet une couche, plus les gens ont tendance à y croire, ou se sentent obligés d’y croire, pour s’en débarrasser aussi vite que possible. Personne n’a envie qu’on lui dise qu’un gamin va se faire battre par leur faute, et sachant que lui-même attire la pitié de parfaits étrangers à chaque tentative de suicide, il ne doute pas un seul instant que la bouille de chiot abandonné au bord de la route d’Amadeo aura l’effet escompté. L’homme ne paraît même pas convaincu lorsqu’il libère le petiot d’un conseil bancal, plus gêné qu’autre chose parce ce qui se passe devant lui. Face au comportement gentillet d’Amadeo, Nemo ne résiste pas à l’envie de lui tirer les cheveux sans délicatesse, l’air pas réjoui du tout qu’on n’ait pas appelé les flics. Dis merci au m’sieur, abruti. Le clou du spectacle, c’est clairement l’agent qui a gobé tout le manège au point de lui dire que y’a pas besoin de prévenir leur père imaginaire. Le sourire qu’il lui adresse est froid, un soupçon de condescendance dans le ton : Ouais, on verra.

Enfin seuls sous le néon de l’enseigne, Nemo s’empare du snickers tendu comme si c’était son dû, sans un merci ou un regard de gratitude – après tout, il n’avait aucun intérêt à venir, si ce n’est le plaisir du divertissement. Il l’ouvre, jette l’emballage sur le trottoir et le gobe à moitié, en se demandant combien de gens sont morts en mangeant un snickers. Si seulement il avait été allergique aux cacahuètes. Il hausse les épaules à la remarque d’Amadeo, mâchonnant avec peu d’entrain le bonbon qui lui colle aux dents. Il l’aurait pas fait. S’tu veux que quelqu’un fasse pas quelque chose, insiste pour qu’il le fasse. T’pourrais dire merci au lieu de râler, qu’il répond la bouche pleine, l’accent texan ayant mué en un anglais vaguement compréhensible entre la mastication et une lointaine intonation japonaise. C’tait rien, t’es juste un enfant battu comme des milliers d’autres. Ça t’fait quoi ? C’t’un d’mes plus grands rêves, tu sais. J’suis jaloux.