nino ernaez // rozenn allen

Tu fais les cent pas dans l'appartement - autant dire que t'as déjà fait trente-cinq fois l'aller retour entre la plaque de cuisson et le cendrier qui trône sur le rebord de la fenêtre. Portable en main, tu déverrouilles l'écran toutes les trois secondes. Et tu fixes toujours ce même prénom, sans savoir quoi faire. T'arrives à te convaincre d'appeler alors t'appuies sur le téléphone vert, mais tu raccroches aussitôt. Cinq fois de rang. Parce que tu ne sais pas quoi lui dire. T'as beau faire tout un schéma de discussion dans ta tête, rien ne sonne comme tu le voudrais. De toute façon ça paraît impossible de tourner ça d'une bonne manière, parce que t'as quand même perdu votre fils, putain. Et voilà que ça sonne. Les premières fois t'avais réussi à appuyer sur le bouton rouge avant, mais là c'est trop tard, surtout que le con décroche à toute vitesse pour une fois. Sa réactivité est à noter d'une putain de pierre blanche. - Ouais, c'est moi. Ça va ? La main gauche sur le crâne, la droite qui veut balancer le téléphone. Tu serres les dents. Tu fermes les yeux. T'attends qu'il réponde, tout en te maudissant d'avoir appelé. Et t'essaye de percevoir la voix du petit, un rire, un cri, n'importe quoi. Putain, où est-ce qu'il est.

A chaque seconde qui passe, ma colère monte d'un cran. Et vu tout le temps déjà attendu, autant dire que j'ai déjà dépassé un seuil tolérable pour mon corps. Je ne tiens pas en place, la main qui tremble sur le téléphone. Je fulmine. Très franchement, je ne serais pas étonné de crever d'un AVC ou je ne sais quelle autre connerie tellement ma tension actuelle a explosé. Mon regard va et vient sans arrêt entre Beni qui joue avec Rosie, l'écran de télé - bien que je ne capte absolument rien à ce qui passe à cet instant - et mon téléphone. Et je m'interroge. Est-ce qu'elle ne m'appelle pas, parce qu'elle n'ose pas mais qu'elle est déjà au poste de police en train de retourner toute la ville. Ou est-ce qu'elle n'appelle pas... parce qu'elle n'a toujours pas réalisé qu'elle avait oublié quelque chose. Au même moment, le téléphone vibre dans ma main. Son nom apparait et je me lève d'un bond, décrochant aussitôt. Je fonce dans la chambre au passage, pour ne pas qu'elle puisse entendre Beni en fond. — Ouais ? Je tente de paraitre nonchalant et de contenir mon envie de la tuer. — Ouais, c'est moi. Ça va ? Je bug. Quoi ? Pris un peu de court, l'étonnement laisse place à la colère. Je bafouille à moitié. — Euh, bah, ouais. Non, ça ne va pas du tout non. Je poursuis, l'air de rien. — Qu'est-ce tu veux ? Faut dire qu'on a pas trop l'habitude de s'appeler pour prendre des nouvelles d'ordinaire. Alors putain, à quoi est-ce qu'elle joue ?

T'as pas l'impression que son intonation soit plus blasée que d'habitude, faut dire que c'est rarement toi qui appelle. T'es plutôt du style à esquiver ses coups de fil, et lui demander ce qu'il veut par messages ensuite parce que c'est plus facile, au moins t'as le temps de réfléchir. C'est peut-être ce que t'aurais dû faire d'ailleurs, mais tu voulais sa réaction à chaud, qu'il n'est pas le temps de cogiter lui non plus, au cas où il te monte un bateau. Sauf que sa voix ne trahit rien de spécial, et ça t'emmerde. - J'ai pas le droit de savoir comment tu vas ? T'es lourd sérieux, redescend un peu. Et quand t'es emmerdée ou déstabilisée, et bien tu attaques. Paraît que c'est la meilleure défense, sauf qu'en l'occurrence c'est la pire. T'es en train de faire une connerie là, tu le sais, mais ça ne t'empêche pas de foncer droit dans le mur. - On ne peut pas parler avec toi de toute façon, t'es toujours sur la défensive, comment tu veux que j'ai envie de te parler putain. T'as pas bougé d'un iota, et t'as l'impression que ton cœur veut s'échapper de ta poitrine. T'as envie de lui crier dessus, de l'insulter de tous les noms d'oiseaux que tu connais, autant que t'as envie de chialer toutes les larmes de ton corps et de le supplier de te venir en aide. Et les deux sentiments se battent à l'intérieur, sans qu'aucun ne prenne le dessus. Alors tu sens cette putain de boule se former dans ta gorge et tu commences à voir flou.

— J'ai pas le droit de savoir comment tu vas ? T'es lourd sérieux, redescend un peu. Je marque une pause. C'est une blague ? C'est plus fort que moi, j'échappe un rire nerveux. Je ne vais pas pouvoir me retenir longtemps si elle me cherche comme ça. — On ne peut pas parler avec toi de toute façon, t'es toujours sur la défensive, comment tu veux que j'ai envie de te parler putain. J'inspire un grand coup et pose une main sur mon visage pour m'aider à me calmer. Ne pas l'insulter, pas encore en tout cas. Je frotte mes yeux et laisse glisser ma main jusqu'à ma bouche, je prends le temps d'encaisser son effronterie avant de reprendre la parole. — Attend, c'était quand la dernière fois que tu m'as appelé pour prendre des nouvelles, hm ? Euh, ja-mais. Le ton commence déjà à monter, alors que ça fait littéralement 8 secondes qu'on se parle. Et même si aujourd'hui la situation est particulière, c'est plus ou moins toujours comme ça. J'sais pas pourquoi on n'arrive plus du tout à s'entendre. C'est vrai qu'on a toujours été du genre à se chamailler, même quand on sortait ensemble. Mais depuis qu'on est séparés, c'est catastrophique. — A chaque fois que tu m'appelles, c'est pour demander quelque chose. Alors, dis-moi, tu veux quoi ? T'as besoin de thunes encore ce mois-ci ? Je continue mon petit manège, je veux voir jusqu'où elle va aller. Je me demande même si elle va finir par cracher le morceau ou si elle va se dégonfler. Ça ne m'étonnerais même pas.

Tu n'arrives pas à te calmer, et moins encore quand tu l'entends parler. C'est viscérale, dès qu'il ouvre la bouche t'as juste envie de lever les yeux au ciel, ou de lui coller une baffe. Et tu devines la gueule qu'il doit tirer là, t'as pas besoin d'être dans la même pièce pour savoir qu'il fait sûrement autre chose en même temps qu'il te parle, parce qu'il en a rien à cirer de ce que tu racontes. Il s'en fout de tout de toute façon Nino, tout le temps. Rien ne l'intéresse, si ce n'est sa petite personne. Du moins c'est ta vision des choses. L'opinion biaisée d'une ex mal lunée. - T'as vraiment une sale vision de moi en fait. T'as la voix qui part à moitié en vrille, et tu reprends ta marche dans l'appartement. Tu fais un stop devant la fenêtre pour te sortir une clope, mais tu l'as fait tomber. Et tu préfères continuer ta tirade, que de la ramasser. - J'suis quoi pour toi, une espèce de profiteuse ? Va t'faire foutre en vrai. Je te rappelle que si tu ne m'avais pas fait de gamin, j'en aurais pas besoin de ton argent sale, et j'en aurais rien à foutre de savoir comment tu vas parce que j'aurais coupé les ponts à la minute où on s'est quitté toi et moi. T'as presque oublié la raison de cet appel, tant tu le laisses gagner par cette colère qu'il sait parfaitement comment attiser. Et toujours pas de signe de Benicio derrière lui, putain, tu devrais raccrocher et appeler les flics.

— T'as vraiment une sale vision de moi en fait. Je ricane, halluciné de sa remarque. — La faute à qui Rosie ? Elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même sur ce point-là. C'est elle la plus insupportable de nous deux et qui rythme clairement ma vie au gré de ses caprices et de ses exigences. Reine des pestes. — J'suis quoi pour toi, une espèce de profiteuse ? Va t'faire foutre en vrai. Je te rappelle que si tu ne m'avais pas fait de gamin, j'en aurais pas besoin de ton argent sale, et j'en aurais rien à foutre de savoir comment tu vas parce que j'aurais coupé les ponts à la minute où on s'est quitté toi et moi. Quelques secondes de silence s'écoulent entre nous avant que je finisse par lâcher un très bref : — Woh. Je me remets à rire, un peu plus faiblement cette fois-ci, carrément blessé de sa remarque. Il me faut quelques instants pour assimiler la vacherie qu'elle vient de me sortir et de contre-attaquer, nerveux. — Déjà, il faut être deux pour faire un gosse, alors remets pas la faute sur moi ! Ensuite, mon argent j'le gagne légalement et jusqu'à présent ça t'gênais pas plus que ça d'le prendre. Le ton monte. — Et tu sais quoi, j'serais bien content aussi d'plus jamais entendre parler de toi parce que putain tu me pourris la vie Rozenn ! T'es la personne la plus toxique que j'connaisse et souvent j'me demande comment j'ai fait pour te supporter tout c'temps ! Et c'est reparti pour une de nos énièmes disputes de collégiens. Faut croire qu'on a franchement pas évolué depuis tout ce temps. J'abandonne l'idée de la faire mariner plus longtemps, bien trop heureux de pouvoir lui clouer le bec sur ce coup-là. — Et j'sais très bien que t'appelles pas pour avoir de mes nouvelles mentirosa ! Hein, dis-moi Rozenn-la-mère-modèle, il est où notre gosse là ? Putain, ça fait du bien de ne pas avoir le mauvais rôle pour une fois.

Ce rire qui te charmait à l'époque, qui te faisait rougir, sourire, qui te donnait l'envie de te blottir dans ses bras et de ne plus jamais en sortir. Ce rire ouais, celui-là même, aujourd'hui quand tu l'entends tu ne désires qu'une chose, c'est de te fracasser le crâne contre un mur. Le tien ou le sien, peu importe, tant que l'un des deux ferme sa gueule. Et cette fois, t'as bien l'impression que ça sera toi. - Et... Et tu n'arrives pas à en placer une. Le ton monte, et il déballe sa haine à la vitesse de l'éclair. Faut dire que tu l'as cherché ce venin, que tu n'y es pas allée de main morte, mais faut te comprendre putain. - Toi aussi tu m'pourris la vie ! Tu le coupes, mais ça ne l'empêche pas de continuer. T'es même pas certaine qu'il t'a entendu, mais ça n'a pas d'importance. Tu trembles. Tu ramasses ta clope et t'encaisse les mots. Puis c'est le coup de grâce. Le coup fatal. Échec et mat. - Je... Tu quoi exactement ? Débile. - J'ai pas entendu mon téléphone, j'comprends pas pourquoi je l'ai pas entendu sonner. Ils m'ont appelé trois fois et quand je suis arrivée là-bas, c'était déjà fermé. J'ai eu la peur de ma vie putain, comment il va, comment va notre fils ? Notre fils. T'as même plus besoin de réfléchir pour manipuler ton monde, ça sort tout seul à la longue. Et tu te mets à chialer comme une madeleine, des putains de larmes de crocodile. A moins qu'elles soient vraies celles-ci ? T'en sais rien, même toi t'es plus foutue de faire la différence.

— Toi aussi tu m'pourris la vie ! Qu'elle peste pendant que je continue de parler, incapable de m'arrêter désormais. Tant mieux si je lui pourris la vie aussi, au moins comme ça, c'est équitable. Il n'y a pas de raison que je sois le seul à morfler dans cette histoire. Je finis par lui asséner le coup de grâce, lui révélant que je sais pertinemment pourquoi elle m'appelle. Plus la peine de faire semblant de vouloir prendre de mes nouvelles et de me faire passer pour le méchant qui ne la croit pas. J'en reviens pas qu'elle ose retourner ça contre moi alors qu'elle est fautive. Son culot n'a aucune limite, c'est sidérant. Il y a un petit temps de silence, le temps pour elle d'assimiler l'information que je viens de lui lâcher. Et d'un coup elle craque, les mots qui s'enchainent à toute vitesse suivis des sanglots. J'sais pas si je dois m'émouvoir ou pas, si elle me manipule ou si elle est sincère. Avec elle, je me méfie, j'me suis fait avoir trop de fois. Je ne dis rien, la laisse parler tout en secouant la tête lentement de gauche à droite. Je retourne à la porte de ma chambre, l'ouvre et m'appuie sur le chambranle, observant de loin Beni qui joue toujours sagement dans mon salon et Rosie qui lui tourne autour avec bienveillance. Ça me fait sourire tendrement. Qu'est-ce qui lui serait arrivé à notre fils si je n'avais pas été disponible moi non plus, hein ? Ça me fout en colère et je décide de ne pas me laisser amadouer par ses larmes. — Si tu voulais savoir comment il allait, fallait pas l'oublier. Tu vaux pas mieux qu'moi Rosie. Il reste avec moi pour cette nuit, en fait, il reste avec moi jusqu'à c'que j'décide de t'le ramener. T'as plus ton mot à dire maintenant. Et ne voulant pas entendre ses protestations, je raccroche aussitôt. Je mets mon téléphone sur silencieux - la connaissant, il y a de fortes chances qu'elle me harcèle en tentant de me rappeler - et le range de ma poche avant de rejoindre mon fils.  La justice est enfin de mon côté, terminé le règne de Rozenn.