numb (ellis)

La roue de la poussette se coince. Encore. C’est la quatrième fois, peut-être bien la cinquième. Elle a arrêté de compter, Rosa. C’est son propre agacement qui lui indique que c’est pas la première fois que ça arrive. Elle perd du temps, denrée trop rare et trop précieuse qui Felix semble s’amuser à lui voler à la moindre occasion. Elle doit être au travail dans moins de trois heures, sauf qu’elle doit encore finir les courses, rentrer, cuisiner, se préparer et faire un passage chez sa mère pour déposer son fils, passage qui lui coûtera forcément de trop nombreuses minutes durant lesquelles elle fera semblant d’écouter ses conseils supposément bienveillants. Trop de choses à faire, pas assez de temps. Et cette foutue poussette qui refuse d’avancer sans se bloquer au moindre obstacle, aussi minuscule soit-il, de quoi la rendre dingue ! Un énième soupire s’échappe de ses lèvres. Elle serait tellement plus rapide si elle était seule, si elle n’était pas encombrée comme elle l’était. Hésitation, lèvres qu’elle mordille alors qu’elle regarde autour d’elle. Finalement, Rosalia avance encore un peu avec la poussette quand, encore une fois, la roue se bloque. La fois de trop, celle qui transformera ses hésitations en certitudes. Elle a quelques bricoles à prendre au rayon d’à côté et elle est prête à parier qu’elle mettra le double du temps si elle prend Félix avec elle. Finalement, elle bloque la poussette au bout du rayon – elle en a pour quelques secondes à peine, qu’est-ce qui pourrait bien arriver ? Elle laisse la poussette là, presse le pas pour parcourir le rayon, attrape les deux paquets de pâtes dont elle avait besoin avec le pot de sauce. Elle fait demi-tour – ça a duré vingt secondes, trente maximum. Et pourtant, quand elle revient, elle se fige.

La poussette n’est plus là. Son cœur s’emballe, son estomac se retourne. Elle pivote sur elle-même, parcoure les deux rayons se situant côte à côte du regard. Rien. Rosa lâche ses courses, pot en verre qui s’éclate au sol et répand de la sauce bolognaise partout sans que ça ait de l’importance. Felix a disparu. Quelqu’un l’a pris, quelqu’un s’est barré avec son fils. « FELIX » premier appel, le cri qui attire des regards et la curiosité d’autres clients du magasin. Elle remonte les allées, l’air affolé, gamine apeurée qui craint d’avoir commis l’irréparable. « Vous avez vu mon fils ? Il a cinq mois et j’me suis tournée pas longtemps et après il… » Et ça se bloque, les mots qui veulent plus sortir, comme un refus d’admettre ce qui est arrivé. Une main probablement rassurante se pose sur son épaule, main qu’elle dégage aussitôt d’un mouvement brusque. « Sueltame ! Donde esta mi hijo ? » L’espagnol qui ressort naturellement sous le coup de la panique, son ton agressif qui n’aide rien mais qu’elle ne peut réprimer. Elle le sent, le jugement dans les regards, jugement qui lui rappelle la mère pitoyable qu’elle est. Elle le sent et refuse de s’y soumettre alors qu’elle parcoure les allées frénétiquement, sans faire attention aux autres, avec comme seul objectif de retrouver son fils. Il y a que ça qui compte, à ce moment-là, gamine qui a trop peur que sa négligence ait finalement été fatale.