La mission (Dom)

Ce n’était pas pareil, mais c’était carrément bon aussi. Tu restais un moment assis sur cette cuvette dégueulasse, les yeux clos à te laisser lentement aller, attendant sagement que Tina vienne te prendre la main et t’accompagner jusqu’au bout de la nuit. Elle n’était plus aussi belle qu’à ses débuts, mais pour ce soir elle ferait l’affaire. T’espérais en tout cas.
Passant négligemment le doigt sur la minime marque de piqure, tu en étalais la perle de sang avant de reprendre ton pull et le passer par-dessus ta tête. Ni vu ni connu. Tu fis une dernière halte devant le lavabo pour y boire quelques longues gorgées puis tant qu’à faire t’asperger le visage. D’un bref coup d’œil dans la glace, tu réalisais qu’il n’y avait aucune chance pour que Dom passe à côté de ta sale gueule. C’est-à-dire, tu n’avais jamais l’air de rien, mais là, c’était quand même assez extrême. Tant pis, il ferait avec.
Réajustant ton bonnet sur ton crâne, tu relevais la capuche avant de retourner dans le froid. T’étais plutôt soulagé qu’il fasse le déplacement. Pourvu qu’il ait un peu de chauffage en état de fonctionner parce que dehors, on se les pelait. Tu étais pourtant habitué au froid, mais ces derniers temps, c’était un autre froid qui t’habitait. Un froid qui te semblait provenir de l’intérieur de toi-même, comme si tes entrailles avaient cessé de lutter, dépérissant en contaminant organe après organe. Peut-être que l’image n’était pas si fausse que ça, ce que vous consommiez à deux, tu te l’enfilais tout seul comme pour tenter de combler l’absence en prenant sa part. En son honneur peut-être, tu ne savais pas trop. Au fond, ça n’avait aucune importance, tu n’avais pas besoin de te trouver des raisons pour te défoncer. T’avais replongé et cette fois, tu ne voyais plus la moindre raison de te retenir et pas davantage pour tenter de t’en sortir. Non, pour toi il n’y avait probablement plus rien à faire, mais dans ton merder, il y avait bien une chose que tu pouvais encore tenter.
Refermant tes bras autour de ton buste, tu sautillais doucement d’un pied à l’autre. Pourvu qu’il se magne, le Dom ! T’avais pas que ça à foutre de te geler sur place ! Et puis, maintenant que t’avais pris un remontant, t’étais même plutôt pressé qu’il débarque !

La bagnole de Riggs Senior est une putain d'épave, c'est pas nouveau. Mais je crois que le froid est à deux doigts de l'achever. J'ai dû m'y reprendre à quatre fois pour démarrer, le chauffage à fond ne fait absolument aucune différence, et j'ai rien pour gratter le pare-brise gelé. J'opte pour la technique de l'eau tiède, je perds un temps monstrueux et mon père me regarde faire des allers-retours, plongé dans son apathie habituelle.

La balade s'annonce déjà laborieuse.

Une bonne vingtaine de minutes plus tard, je quitte enfin North End au volant de la caisse pétaradante, jurant de la ramener vite et en bon état. J'espère que j'pourrai tenir ma promesse.

J'ai fini par éteindre le chauffage parce qu'il soufflait de l'air froid ; de la buée m'échappe à chaque expiration et j'ai les doigts en train de geler. Le côté positif, c'est que la température négative commence à tout anesthésier. Je sens même plus la blessure guérissant sur mon bras gauche. Une sale croûte promet une future cicatrice, souvenir indélébile de notre mission sauvetage de clébard. Et je compte déjà l'arborer avec fierté.

Sous le ciel d'hiver, Delray a l'air plus triste que jamais. J'me dirige vers la station qu'Igg m'a indiqué par message, l'apercevant finalement qui m'attend devant, sautillant sur place comme un con. J'ai un sourire railleur quand j'abaisse la vitre côté passager. – Allez le nain, grimpe avant d'te transformer en glaçon. J'suis bien content d'avoir enfilé une doudoune par-dessus mon sweat. – Par contre faut qu'tu passes par la fenêtre, la portière est bloquée. J'me souviens combien ça a été compliqué quand j'étais allé chercher Zaza. Heureusement qu'Igg est moins chiant qu'elle – je doute qu'il me fasse un caprice pour une histoire de portière.

Une fois qu'il m'a rejoint à l'intérieur, je lui fais signe de remonter la vitre, avant de frotter mes mains l'une contre l'autre. Je souffle dessus dans une tentative désespérée de retrouver la sensation de mes phalanges, sans grand succès. Faudra faire sans. – Bon, raconte. Pourquoi j'suis là ? Mon regard interrogateur se pose sur lui, mais maintenant que je le vois de plus près, j'peux pas passer à côté de sa sale gueule. – Ah ouaaaais. Igg est jamais très beau à voir, parce qu'il a toujours l'air fatigué et à côté de ses pompes, les yeux injectés et le teint terne. Mais là, ça bat tous les records. J'crois qu'il m'a rarement autant fait pitié. – On dirait qu't'es mort mec. Tellement que ça me fait grimacer et esquisser un mouvement de recul. Il semble aussi frais que les zombies dans The Walking Dead. – J'sais pas c'que tu prends en c'moment, mais franchement ça t'réussit pas. J'te dis ça de bro à bro. Il est tout le temps défoncé, certes – j'me souviens pas de la dernière fois que je l'ai vu sobre, en fait j'sais même pas si c'est déjà arrivé. Mais là, c'est assez violent. J'commence même à me demander s'il m'a pas fait venir pour rien, peut-être parce qu'il avait la flemme de marcher j'sais pas où, ou parce qu'il était en plein trip. – J'espère qu'tu veux pas nous faire repartir sur une mission sauvetage, sinon j'crois qu'on est dans la merde. Je secoue doucement la tête en sortant une petite boîte métallique de ma poche, là où je range mes joints roulés d'avance. J'en glisse un entre mes lèvres, l'allume, laisse retomber mon crâne contre l'appui-tête rongé par les années. Je sens que je vais avoir besoin de tout le courage que j'pourrai trouver.

Rien qu’en entendant le bruit étrange émanant du moteur de la bagnole qui s’avançait vers toi, tu compris qu’il s’agissait de Dom. C’était un peu votre lot quotidien, de vous trimballer dans les trucs les merdiques de l’univers, mais aussi pourrie soit-elle, au moins sa bagnole était roulante. La tienne, tu venais de la vendre pour pièces et il te restait pas loin de quatre cent dollars dans la poche. La vieille caisse était peut-être déglinguée au niveau de la carrosserie, mais le type de la casse t’avait dit que son moteur était étonnamment bon malgré sa gueule. Puis il n’était pas plus con qu’un autre, il devait bien se douter que son origine n’était pas tout à fait honnête, sinon il n’aurait pas dévissé fissa les plaques. Ce qu’il en faisait après, ce n’était plus tes affaires et satisfait, t’étais allé t’acheter de quoi tenir la semaine, le reste serait pour plus tard. Tu ne manquais jamais d’idées quand il s’agissait de dépenser tes pauvres billets.
Du coup, Dom n’avait vraiment pas à sortir sa tête de l’engin pour que tu le reconnaisses, mais tu le soupçonnais de le faire rien que pour t’emmerder. Ou parce que ça lui faisait plaisir, tu ne comprenais pas toujours ce qu’il avait en tête, mais ça te convenait comme ça. « Yo » lançais-tu une fois qu’il fut arrêté à ta hauteur. La suite te fit pourtant arquer les sourcils. « Ah, super la caisse, 10 sur 10 » commentais-tu, mais tu n’avais pas le choix alors tu t’exécutais tant bien que mal. Tu n’étais pourtant pas très gros, mais comme tu portais plusieurs couches de vêtements ce n’était pas si aisé ! Tu te faufilais et ce n’est qu’une fois posé que tu tirais la gueule. « T’as pas l’chauffage ? » Non, évidemment que non, c’était Dom, pas un baron de la drogue en Rolls.
« Passe-moi ton portable, le mien capte quedalle » contentais-tu de répondre en lorgnant sur lui. Tu avais un plan, mais tu ne pouvais pas le lui dévoiler tout de suite. Tu ne connaissais, il allait faire des histoires pour rien, autant qu’il ne sache pas. Sauf qu’à côté de toi, Dom se met à faire le malin et te reluquer avec son air de fin connaisseur. La vérté, c’est que ça ne te fait même pas sourciller, tu ne t’es jamais soucier de ton apparence et en fait, ça t’allait plutôt bien d’être repoussant, pour la paix que ça t’apportait. Si tu voulais faire le beau-gosse, fallait pas te tatouer le visage, pour commencer. « T’inquiète t’inquiète, j’suis pas encore mort. » finis-tu par souffler en te passant la langue sur les molaires d’un air nonchalant. Puis d’un petit rire en deux temps, tu souris de coin. « Grace à moi, il a jamais été aussi BG Ash t’as vu, et après il dit que j’suis naze comme frère » Ash aussi te trouvait une sale gueule. Tant pis. Tu finis par rouler la tête vers lui. « Tu démarres ou tu te touches ? Va vers l’autoroute »

– Ah, super la caisse, 10 sur 10. Faut toujours qu'ils râlent tous en voyant la caisse, quand je prends celle de mon père. Ils devraient déjà s'estimer heureux que j'accepte de faire le taxi gratis, mais ça, ils sont trop ingrats pour le réaliser. Je soupire comme un vieux usé par la jeunesse insolente qui lui fait face. – Elle roule, c'est ça qui compte. Puis t'avais qu'à garder celle que j't'ai donnée. Haussant les épaules, je m'avachis un peu sur mon siège, faisant mine de me désintéresser de lui. S'il veut pas monter c'est son problème, il fera du stop. Mais vu sa gueule, il risque d'attendre un moment avant de trouver un conducteur qui acceptera de le ramasser. Et il doit le savoir aussi, parce qu'il finit par se contorsionner pour passer par la fenêtre, comme je le lui ai indiqué. J'observe la scène en silence, petit sourire en coin de lèvres, amusé par sa gymnastique approximative. Il a de la chance d'être petit et maigrichon. S'il faisait le même gabarit que Deandre, ça serait une autre histoire – et j'ai soudain très envie de voir ce que ça donnerait.

En attendant je me contente d'Igg, qui recommence à se plaindre une fois assis. – T’as pas l’chauffage ? Je lâche un rire dans un souffle, glissant mon regard vers lui d'un air entendu. – Cassé. Vu l'état de la voiture, ça n'a rien de surprenant. – Par contre si tu veux la clim, aucun souci. À tous les coups, cet été ça soufflera de l'air chaud. Mais au moins j'pourrai ouvrir les fenêtres – alors que là, y a aucune alternative possible. Ça me fait quand même marrer doucement, parce que de toute façon à Detroit, on a tous l'habitude d'utiliser des trucs pétés, qui marchent qu'à moitié mais tiennent le coup pendant vingt ans. C'est le lot des galériens.

Igg a pas l'air de trouver ça aussi drôle que moi.

– Passe-moi ton portable, le mien capte que dalle. J'arque un sourcil en le jaugeant une seconde, avant de secouer la tête avec un petit sourire. – Bah putain, t'es exigeant aujourd'hui. Pire qu'une gonzesse. Mais je m'exécute quand même, récupérant mon portable dans la poche de ma doudoune avant de le lui donner. Et j'peux pas m'empêcher de souligner à quel point il a l'air d'une épave – plus que d'habitude. Je sais bien qu'il s'en fout, mais là, ça en deviendrait presque inquiétant. – T’inquiètes t’inquiètes, j’suis pas encore mort. Ça me suffit. J'insisterai pas et il le sait ; j'suis pas du genre à me prendre pour la mère des autres, s'il veut continuer à se suicider à petit feu, c'est lui que ça regarde. Tant qu'il me crève pas entre les doigts, je m'en soucie pas plus que ça. – Grâce à moi, il a jamais été aussi BG Ash t’as vu, et après il dit que j’suis naze comme frère. Mon rire est un peu forcé. J'ai pas envie de répondre, parce que j'ai pas franchement envie de parler d'Ash. C'est toujours compliqué depuis notre confrontation. Moins j'y pense, mieux j'me porte.

Heureusement, Igg change de sujet tout seul comme un grand, bien trop perché pour se rendre compte de quoi que ce soit. Sûrement qu'il s'en fout, aussi. – Tu démarres ou tu te touches ? Va vers l’autoroute. J'viens tout juste de m'allumer un joint et il me brusque déjà. C'est assez étrange pour que je le dévisage un instant, pas tout à fait sûr de la marche à suivre. Il compte quand même pas me donner des ordres comme ça toute la journée ? – Woh, mec, chill. Y a rien qui presse, laisse-moi fumer tranquille. Comme pour imager mes mots, je tire une longue taffe, avant de souffler la fumée dans sa direction. Ça lui fera pas de mal. – T'façon tu m'as toujours pas dit où on va, et c'qu'on va faire. On dirait qu'il veut pas me le dire. Dans l'absolu, je m'en fiche un peu, mais ça me paraît bizarre. Igg est pas du genre à faire de petites cachotteries, alors je comprends pas trop ce qui lui prend aujourd'hui. J'sais pas si j'ai envie de comprendre. Il a l'air bien trop sérieux – c'est ce qui finit par me convaincre de démarrer malgré tout, en soupirant. Le joint perché au bord des lèvres, je prends la direction de l'autoroute, passablement contrarié. C'est pas ce que j'avais en tête. De manière générale, avec Igg on se marre, mais cette fois c'est différent. L'ambiance a quelque chose de pesant et j'aime pas ça. Alors j'allume la radio, tripotant le bouton jusqu'à capter une station à peu près correcte. Je monte le son et je me mets à chanter, faux et fort, exagérant mes mimiques et mes effets de voix. – Tiens. Je lui passe le joint, dans une tentative de le dérider un peu. – Sois un bon copilote, souris et sois plus cool, là. J'espère que ça va marcher. Parce que moi, la tension, j'sais pas gérer.

Tu râlais un peu parce que tu espérais une voiture un peu plus confortable, mais tu avais oublié que Dom n’était pas beaucoup mieux loti que toi. Il faisait genre, mais en réalité il était un galérien comme tout le monde, ici à Détroit. Alors tant pis, tu te tortillais pour entrer par la fenêtre. Heureusement, tu n’étais pas bien gros sous tes épais vêtements. Ce n’était qu’une fois installé sur le siège passager que tu haussais des épaules. « J’en ai tiré quelques billets, c’est toujours mieux que s’retrouver avec une balle entre les yeux » Certains avaient la rancune tenace et étaient prêts à n’importe quoi pour récupérer ce qui leur appartenait. A tes yeux, mieux valait te débarrasser au plus vite du bébé avant qu’on ne vienne te le reprendre. Et puis, t’étais dans la dèche, il te fallait de la thune. Toujours plus d’ailleurs.
Vous pourriez aussi vendre celle-ci songeais-tu un instant avant d’abandonner l’idée, il ne voudrait jamais, même si elle était cassée de partout. « On en reparlera cet été » ricanes-tu doucement à l’évocation de la clim. A tous les coups, elle soufflera chaud, cette poubelle ! Heureusement qu’il y avait le foodtruck pour ça, fallait bien réfrigérer les aliments. Toi, ça faisait longtemps que ton frigo ne fonctionnait plus, le câble bouffé par un rongeur. Probablement un rat énervé. En attendant, tu te frottais les mains avant de réclamer son portable. Le tien n’était clairement pas le plus performant pour ce que tu avais en tête.
Heureusement, Dom n’était pas chiant, il finit par te le donner et tu allais directement chercher sur le net. La connexion n’était pas dingue, mais toujours mieux que la tienne alors tu patientais avant de taper au hasard une première recherche tandis que Dom t’examinait du coin de l’œil. Distrait, tu le rassurais et ce qu’il y avait de génial avec Dom, c’est qu’il n’insistait pas. Il disait les choses, mais ne te les martelaient pas dans le crâne. Ta petite remarque le faire rire, mais un rire crispé qui te fait relever les yeux, vaguement curieux. Il avait un souci avec Ash ? Tu savais qu’il pouvait être compliqué parfois, ton frère, mais leurs histoires n’étaient pas les tiennes alors tu ne cherchais pas plus loin, lui indiquant d’aller vers l’autoroute.
Tu aurais dû t’en douter, Dom n’appréciait pas particulièrement ton empressement qui n’était pas tout à fait habituel, surtout de ta part. En même temps, ce n’était pas normal chez toi. Ce n’était pas souvent que tu avais quelque chose en tête. Quelque chose d’important. Mais Dom était derrière le volant, tu te laissais un peu retomber mollement dans le siège passager. « Si je te le dis tu vas dire non, mais du coup faut aller vers Mt Elliott St, en fait » annonçais-tu en relevant le nez, un air surpris dessiné sur ton visage déjà bien dessiné pourtant. Dom finit par obtempérer et tu soufflais imperceptiblement. Il pouvait bien chanter comme une casserole, du moment qu’il allait là où tu lui disais. Tu acceptais même le joint et inspirait dessus. « T’as toujours ton clebs, vous êtes potes ça y’est ? »

– J’en ai tiré quelques billets, c’est toujours mieux que s’retrouver avec une balle entre les yeux. Si on pose la situation comme ça, forcément, je suis d'accord avec lui. Mais s'il avait gardé la voiture, il aurait pas à marcher ou frauder le bus chaque fois qu'il doit aller quelque part – quand il me prend pas pour son taxi. – Ça va, abuse pas. Je doute quand même qu'il aurait fini assassiné pour une histoire de bagnole. Je peux assurer qu'il se serait fait casser la gueule, mais ça, c'est un peu les risques du métier quand on est un parasite. De toute façon, je pense pas qu'il l'ait vraiment vendue par précaution. C'était plutôt pour récupérer du fric et s'acheter sa dose. Les junkies sont tous les mêmes.

On ricane bêtement sur le chauffage détraqué, mais la bonne humeur ne dure pas vraiment. Il est bizarre aujourd'hui. J'ai du mal à comprendre ce qui le rend si pressé. Si sérieux, aussi ; il a beau être défoncé, je vois bien que la mission qu'il m'impose est d'une importance capitale. Ça rend le manque d'informations à ce sujet encore plus louche. Ses cachotteries commencent presque à me stresser. – Si je te le dis tu vas dire non, mais du coup faut aller vers Mt Elliott St, en fait. Je rectifie : ça me stresse carrément maintenant. Y a peu de choses auxquelles je dis non, lorsqu'il s'agit de faire des conneries. Et il le sait. S'il a peur d'essuyer un refus de ma part, c'est que vraiment, la surprise ne va pas me plaire.

Je démarre quand même.

Mes nerfs restent sous contrôle, le joint commence à enfumer l'habitacle. Je roule selon la direction qu'il m'indique, reléguant mon inquiétude au second plan. – T’as toujours ton clebs, vous êtes potes ça y’est ? Je me mets à rire, haussant la voix par-dessus la radio, dont le volume est toujours trop élevé. – Bah ouais ! J'suis devenu son daron un peu, il est trop cool ce chien. Et il a grave la classe en photo. C'est pas tout à fait la même chose en vrai, parce qu'il a perdu quelques neurones en cours de route, mais je crois que ça fait partie de son charme. Un peu comme Igg.

Je lui raconte quelques bêtises de Splinter, preuves à l'appui en photo sur mon téléphone, et on se marre en se passant le joint. J'en oublie complètement la bizarrerie de cette mission secrète ; jusqu'à ce qu'on arrive à destination. Je vois les mots détention et immigration.

Mon sourire disparaît instantanément.

– Attends, attends... Sérieux ? Je m'arrête un peu plus loin mais ne coupe pas le contact – comme si j'étais prêt à repartir d'une seconde à l'autre. Ma tête se tourne vers Igg, que je toise d'un regard mi-sceptique, mi-contrarié. – C'est quoi c'plan putain ? Je comprends mieux pourquoi il voulait rien me dire. Si j'avais su, clairement, je n'aurais jamais accepté de venir ici. J'ai les poils qui se hérissent et y a comme une sensation de malaise qui m'envahit. – J'sais pas c'que tu voulais qu'on fasse, mais j'te le dis mec, c'est MORT. Si j'fous un seul pied là-dedans, à tous les coups je ressors pas. Et histoire d'être sûr que mon message passe bien, j'agite une main devant mon visage, au cas où il aurait oublié que je suis noir. J'aime déjà pas me balader à Krainz Woods, alors je vois pas ce qui lui fait croire que je vais entrer dans ce centre de mon plein gré. J'suis pas kamikaze. – Moi j'me casse, laisse tomber. Je joins le geste à la parole, ôtant le frein à main, déjà prêt à faire demi-tour. S'il tient tant que ça à entrer là-dedans, ce sera sans moi.

Tu n’étais pas vraiment sentimental avec tes affaires, alors ouais, aucun scrupule à vendre la bagnole volée de Dom. Mine de rien, il t’avait quand même fait un beau cadeau vu le prix que t’en avais tiré et si t’étais moins à la dèche, tu lui aurais rendu un ou deux billet, rien que pour le plaisir de partager un peu. Mais t’avais tes doses à payer, et probablement une caution aussi. Tu ne savais pas ce que ça coutait ces conneries, mais AJ n’avait pas braqué une banque, il était juste pas américain. C’était pas si terrible comme crime, non ? Enfin, tu ne lui avais pas vraiment demandé son pedigree, ni son CV. C’était peut-être un dangereux criminel sans que tu ne saches, mais à ton avis ce n’était pas le cas.
Malheureusement pour Dom, t’étais trop obnubilé par ton idée pour être de bonne compagnie et qu’on se le dise, ce n’était pas souvent que tu avais une idée derrière la tête. Hormis pour la came, quoi. Normal que Dom n’y soit pas habitué. Toi non plus tu ne te pensais pas si déterminé à retrouver un gars qui n’avait fait que soupirer sur ton répondeur. Le truc c’est que ce soupire t’avait fait penser qu’il t’avait pas juste lâché et le nom de l’institution avant l’appel non plus. Il ne te restait donc plus qu’à convaincre Dom de te servir de chauffeur jusqu’à la bonne destination. Tu soupirais d’ailleurs imperceptiblement quand il démarrait et histoire de te changer les idées, tu demandais des nouvelles du chien de Dom. Pourvu qu’il ne soit pas mort en attendant désespérément que sa gamelle se remplisse toute seule ! Heureusement, Dom avait apporté des preuves de sa nouvelle idylle canine et tu te marrais en regardant les photos. « Comme quoi, entre demeurés vous vous entendez super bien ! » Fallait bien le provoquer un peu ! Mais c’était cool pour lui, Dom avait besoin de compagnie, un pote qui ne le lâcherait pas tout ça. Vous aviez beau vous charrier, c’était un mec bien Dom, il méritait pas toutes les merdes qui lui tombaient sur le coin de la tête.
Dommage que la bonne humeur de Dom s’évapora à la vue du bâtiment de l’immigration. Tu t’y attendais un peu. « T’inquiète » tentais-tu même si concrètement, tu ne savais pas trop s’il y avait lieu de s’inquiéter ou non. « Pourquoi tu dis ça, t’es pas clandestin, si ? » Non, clandestin non, mais high un peu quand même. Tu ne réalisais même pas vraiment qu’il s’inquiétait pour la couleur de sa peau avant qu’il ne se désigne. Pour toi, ça n’avait jamais été qu’un détail sans la moindre importance. Noir ou blanc, pour toi c’était pareil. Tu soupirais un moment silencieux. « Ok c’est bon, mais tu peux au moins m’attendre ? J’sais pas le temps que ça va durer. » Tu insistais pour capter son regard, pour qu’il accepte, quitte à aller se garer quelques pâtés de maison plus loin.
Quand ce dernier finit par capituler, tu t’extirpais de la fenêtre pour aller te jeter dans la gueule du lion. A vrai dire, tu ne savais même pas à quoi tu t’attendais, mais sans doute pas à te retrouver dehors, à peine cinq minutes après être entré. Cinq minutes qui avaient suffi pour te vampiriser et te laisser un peu comme mort au bord du trottoir. C’était ton âme qui s’était un peu fissurée et tu retrouvais la voiture de Dom sans vraiment la voir. Ni la regarder. Tu t’arrêtais pourtant à son niveau, un drôle de rictus sur le visage. Dégouté, désillusionné surtout. Tu pris appui sur la portière, mais tu n’entrais pas. Un rire sans joie t’échappait. « Je connais même pas son nom » tu te redressais alors, regardant autour de toi avec plus de tristesse que tu ne l’aurais imaginé. Merde. T’étais prêt à filer de quoi te faire plusieurs shoots pour un mec dont tu ne connaissais même pas le vrai prénom. Pathétique. Tu soupirais en regardant au loin avant de reporter le regard sur Dom. « Merci, mec ». Tu n’allais pas rentrer avec lui. Plus ce soir. Ni aucun autre d’ailleurs, mais ça tu ne le savais pas encore.