carton rouge (netty)

– Papa, j'ai peur. J'la sens qui tremble près de moi, tremble comme les moteurs des motos qui tournent sur le terrain. Elle les regarde et l'appréhension ternit ses yeux, lui crispe les épaules, la rend minuscule face à la grande étendue qui nous fait face. Je vois bien qu'elle a pas envie d'approcher – pas après la dernière fois. Pas avec son bras dans le plâtre et le souvenir de sa chute un peu trop brutale. Mais j'veux qu'elle se remette en selle tout de suite, plutôt que la laisser mariner dans sa crainte jusqu'à la fin des temps. Alors je souris. – Eh, j'ai marqué quoi là ? Son bras cassé entre mes doigts, je lui montre le plâtre bariolé par mes soins et ceux de ses copains à l'école, sûrement. – Que j'suis la meilleure. Elle sourit à son tour et comme chaque fois, j'ai envie de lui décrocher la lune. Mais j'le fais jamais. – Voilà. Donc on va appeler Tonio, il va t'prêter sa mob comme l'autre fois, et tu vas aller jusqu'au bout d'la piste. J'sais pas pourquoi j'y tiens tant. Peut-être parce que j'veux lui prouver qu'elle s'amusera jamais autant qu'avec moi ; tant pis si pour ça j'dois la tirer de sa classe en pleine journée. J'ai bien vu la gueule du dirlo quand j'ai demandé à la récupérer, quand j'ai raconté n'importe quoi pour me justifier. Mais j'en ai rien à foutre. Ça fait deux semaines qu'on s'est pas vus et je compte bien me rattraper un peu. La dernière fois, ça s'est fini à l'hosto.

– Et si je tombe encore ?
– Tu tomberas pas.
– T'es sûr ?
– Ouais, t'sais pourquoi ? Elle fait non de la tête. Parce que t'es trop cool pour ça.
– Tu dis ça parce que t'es mon père.
– Exactement. C'est moi l'plus cool, pas vrai ? Elle glousse un p'tit peu, mais finit par hocher le menton. Donc toi aussi. C'est dans les gènes tu sais.

Après une bonne dose d'hésitation et une sacrée couche de baratin, elle finit par se laisser pousser un peu plus près. Le terrain est grand, abandonné et fracassé, comme à peu près tout c'qu'on peut trouver dans la deadzone. Y a toujours une bande de jeunes qui zonent ici, avec leurs motos et scooters volés, bidouillés, à deux doigts de se disloquer dès qu'ils braquent en roue arrière. Tonio c'est le seul que j'connais – il est parmi mes clients les plus fidèles, alors j'ai juste eu à promettre une ristourne pour qu'il laisse Iman essayer sa mobylette. J'lui fais signe d'approcher, et après deux-trois banalités, il accepte de nous laisser retenter le coup.

J'aide Iman à se placer sur l'engin ; c'est pas trop compliqué vu qu'il est aussi petit que léger, elle peut tenir dessus toute seule. Pendant que Tonio lui réexplique les commandes, je roule un joint et l'allume, avant de me pencher vers la p'tite. – Tu vas gérer, t'inquiètes. J'te filme, comme ça tu pourras frimer quand tu retourneras à l'école. P't'être pas demain. Si j'ai envie de la garder, elle ira pas. J'dirai à Netty qu'elle était malade et aussi certain que la Terre est ronde, elle me croira pas. Elle me croit jamais de toute façon.

Iman démarre, je lance l'enregistrement sur mon portable tout en continuant de fumer. Je l'acclame un peu, avant d'entendre un Yo, D ! résonner derrière moi. Quand j'me retourne, Tonio pointe le doigt vers une silhouette qui approche à grands pas.

Quand on parle du loup.

J'ai même pas besoin d'analyser ses traits pour savoir qu'elle est pas contente, ça se sent dans sa façon de se tenir et chaque enjambée qu'elle fait. Pourtant je joue celui qui a rien vu, grand sourire placardé sur la tronche, joint dans une main, téléphone dans l'autre. – Ah ben ça tombe bien que tu sois là, regarde Iman ! La fierté dans ma voix est sincère alors que je fais un mouvement de menton vers la p'tite, qui roule toujours. – T'as vu comme elle gère ? Peut-être que si j'arrive à lui transmettre mon enthousiasme, elle oubliera que la dernière fois, y a eu d'la casse. Manque de bol, c'est précisément le moment qu'Iman choisit pour tomber. Je grimace. – Gérait. Heureusement elle se relève vite et à en juger par son sourire, elle est toujours entière. Elle essaie même de remonter sur la mob avec l'aide d'un des gars, et j'peux pas m'empêcher de lancer un regard victorieux à Netty. Je souffle ma fumée dans sa direction, un peu trop arrogant peut-être. Ça tranche avec mon sourire innocent. – Notre fille est quand même vachement cool. Alors toi aussi, s'te plaît, sois cool.