they call me hopeless, heartless. (shae)

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T’as pas vraiment de souvenir de ta vie là-bas. Tu devais avoir… cinq ans, peut-être même six. Soledad, tu connais que de nom, finalement. Les vrais premiers souvenirs t’ont percuté à ton arrivée ici. Tu parlais pas très bien leur langue, tu comprenais pas ce qu’ils s’amusaient à te balancer, avec leur sourire à la con. Alors c’était ça, la vie à Canaryville...

C’est ta mère qui t’a balancé là-dedans, sans aucune pitié d’ailleurs. Elle était juste la foutue femme de ménage payée au lance-pierre, le cliché des Hispaniques. Elle t’a entraîné comme on traînerait un chien à la SPA. Avec une gueule de trois mètres, mais un sourire bien caché. Le sourire qui veut tout dire. C’est ça, vends ta fille comme s’il s’agissait d’un sac de riz…
Visiblement, ta petite gueule d’ange a bien plu au patron. Toi, t’attendais bêtement sur une chaise, avec ton regard d’agneau égaré. T’as rien entendu de leur échange, mais t’as vite compris qu’elle venait de te trouver un boulot. Et si seulement ça s’était arrêté à une simple poignée de main. T’avais bien le droit d’espérer qu’ils te prennent en tant que barmaid ou serveuse. Mais non, t’as dû montrer la totale, juste pour qu’il “soit sûr de la marchandise”. T’es pas stupide, t’as vite compris ce qu’il attendrait de toi. T’as vite compris aussi que ta mère s’était foutu d'ta gueule, qu’elle était pas femme de ménage... T’aurais pu dire non, mais pourquoi une gamine de 16 ans aurait droit de l’ouvrir…

- On gagnera plus d’argent, qu’elle disait. T’as l’âge de bosser, fais le pour ton frère et ta sœur. Moi, seule, je m’en sors pas.
Foutre sa vie en l’air pour ta famille, pourquoi pas, à condition que t’aies le choix. Mais tu l’as pas eu. Et tu l’as jamais eu. T’étais juste une carcasse balancée de droite à gauche depuis ton enfance, la bonne à tout faire. Parce que t’étais l’aînée, parce que ton paternel a foutu le camp du jour au lendemain en laissant sa femme et ses trois mômes.
Alors tu t’y faisais, à ce job. Tu pouvais pas faire autrement.
Tu voyais ta mère craquer tous les soirs. Tu pouvais pas lui en vouloir, tout le monde rêve de quitter cette vie… Toi, tu pleurais en silence. Tu restais solide. Pour eux.

T’avais plus vraiment de respect pour toi, de toute façon.
T’espérais juste, au fond, que ta sœur n'aurait jamais à suivre le même chemin…

Finalement, elle a baissé les bras. Vingts années à survivre, à pondre et élever des mômes de géniteurs différents. Le petit dernier avait tout juste un an. Elle a perdu la force de se battre. L'aiguille encore pendante, à demi plantée dans le bras. Tu la regardais, tu crevais d’envie de hurler ta haine. De lui balancer qu’elle était lâche, qu’elle valait pas mieux que ton père, qu'elle avait pas le droit de t'abandonner, elle aussi. Mais c’était la peine qui parlait. C’était ta mère… tu vivais ce qu'elle avait traversé toute sa vie.
- C’est lui qui m’a forcé. J’ai pas eu le choix… Maintenant tu lui appartient aussi.
T’as jamais vraiment compris ces mots, jusqu’à ce jour…
Ce jour où il t’as regardé d’une autre manière. Au départ de ta mère, quand la seringue a fini par empoisonner ce qui lui restait encore d’humain. Lui. Le Patron. Ce sourire qu'on penserait volé au diable en personne. Ses mains baladeuses. Son parfum Connard n°2 de Viol en Vue. Ce jour-là, il t’as laissé seulement une main au cul, et quelques mots;
- Prends bien soin de tes frères et sœurs.
Et seulement là, t’as compris.

T’as compris qu’il pouvait faire ce qu’il voulait de toi. Que même si t'avais le courage de te barrer, il te retrouverais, et qu'il ne s'en prendrait pas à toi, mais à Eux...

Alors tu reste. Silencieuse. Honteuse. Avec ce masque de femme insensible collé au visage. Parce que tu l'es, pour les autres.
Invincible.