chasse à l'homme (mj)

C'est jour de récolte. Ça me met toujours de bonne humeur, parce que j'vais avoir les mains qui sentent la weed et les poches prêtes à recevoir les billets. Je m'annonce tranquillement en passant la porte de chez mon père, m'avançant dans le salon pour le chercher. Comme d'habitude, il est là, à somnoler sur le canapé, à côté d'une bouteille d'alcool vidée. Comme d'habitude, ça me noue le bide. J'évite soigneusement de poser les yeux sur les photos de Tyrone qui décorent le meuble d'en face à l'image d'un putain d'autel funèbre. – Hey, p'pa, c'est Dom. Je m'approche à petits pas, découvrant qu'il s'est endormi avec une clope à la main. Mes sourcils se froncent alors que je lui remue l'épaule en douceur. Ses paupières finissent par s'ouvrir difficilement – j'vois qu'il a du mal à faire le point sur moi. – J't'ai déjà dit de faire gaffe avec ça. Je lui enlève la clope à demi consumée pour la poser sur la table basse, ne récoltant qu'un grognement en guise de réponse. – Et tu d'vrais vraiment fermer la porte d'entrée. Chaque fois que je viens, je lui dis et j'amène mes clés quand je reviens ensuite, au cas où. Chaque fois c'est ouvert. Parfois j'me demande s'il attend qu'un type vienne le cambrioler, que ça tourne mal et qu'il se fasse buter. Son apathie générale a tendance à me conforter dans cette idée. Il balaie vaguement l'air de la main comme s'il cherchait à chasser une mouche, me regardant à peine, déjà prêt à sombrer de nouveau dans son coma alcoolisé. J'ai pas envie de lutter.

Mon sourire s'est fané quand je pars chercher un petit sac à dos dans le placard du couloir, avant de descendre m'enfermer à la cave. J'y reste les deux heures qui suivent.

Quand je remonte, le sac est rempli mais j'me sens plus léger. J'ai les yeux rouges.

Je ne repasse pas par le salon, jetant simplement un coup d'œil rapide pour vérifier qu'il est toujours là. Il n'a même pas bougé. – Salut p'pa. Pas de réponse – j'sais pas s'il dort ou s'il m'ignore. Je préfère pas savoir.

Dehors il fait froid et je rabats la capuche de mon sweat sur ma tête, réalisant que j'ai oublié ma veste dans la cave. Tant pis. J'ai pas envie d'y retourner. Je préfère encore me geler, et puis de toute façon, j'vais devoir marcher jusqu'à mon foodtruck, garé en dehors du quartier. Ça va peut-être me réchauffer. C'est ce dont j'essaie de me convaincre à chaque pas que je fais, et j'suis tellement focalisé sur ça que je remarque même pas qui arrive droit sur moi. – TU ! J'AI DEUX MOTS À TE DIRE CABRÓN ! Il me faut une seconde pour comprendre que c'est à moi qu'on parle, une autre pour reconnaître l'une des tantes de Zaza, une dernière pour réaliser le danger imminent.

J'ai l'impression de faire face à un taureau.

Je vois le rouge qui lui monte au visage et ses narines qui se dilatent, je l'imagine déjà frotter son pied par terre avant de me foncer dessus pour m'embrocher. Elle a pas de cornes, mais je crois que sa rage est telle qu'elle pourrait le faire avec ses ongles. J'ai aucune envie de rester là et de le découvrir.

– P'tain... Merde... Le cerveau un peu ralenti, je perds une seconde de plus à regarder autour de moi, et encore une à me demander à quelle vitesse je peux monter au lampadaire pour lui échapper. Elle est déjà lancée. J'évite de justesse une main qui tente de m'attraper et on se lance dans un ballet ridicule. Moi qui tente de la raisonner tout en l'esquivant, et elle qui gueule des trucs en espagnol, avec la ferme intention de m'étriper vivant. Je finis par me résoudre à faire ce que je fais de mieux : fuir. Le problème, c'est qu'elle a l'air tellement déterminée que j'crois qu'elle pourrait me suivre jusqu'au bout du monde. Alors je change de plan rapidement, et sans trop réfléchir, je m'engouffre dans le Majestic. Dans le noir, elle aura plus de mal à me trouver.

J'entre dans la première salle au hasard, avec un tel fracas que toutes les têtes se tournent vers moi. J'y prête pas vraiment attention, me mettant à parcourir les allées à la recherche d'une place. J'en aperçois une, là-bas, tout au bout. Je fonce. – Pardon, pardon, paaardon. Le passage est trop étroit, je pousse les gens, obligés de se décaler comme ils peuvent pour me laisser passer. Ça râle mais j'écoute rien, pris d'un soudain vent de panique en entendant la porte de la salle s'ouvrir à la volée. J'me baisse immédiatement, finissant à quatre pattes en plein milieu de la rangée, mon sac toujours en main. – Poussez-vous. Je chuchote d'un ton autoritaire, mais c'est moyennement efficace. Les jambes me barrent la route et je m'appuie sur trop de pieds, récoltant des plaintes véhémentes auxquelles je réponds par des chut affolés. Heureusement pour moi, toute la salle s'est mise à rouspéter, et ça se perd un peu dans la masse et le son du film. J'arrive à atteindre mon but tant bien que mal, me redressant en vue de m'asseoir à la place libre, mais j'me prends les pieds dans un truc qui traîne par terre et je m'étale à moitié sur la personne installée à côté, renversant tout son pop-corn au passage. – Ouch, merde, désolé. Je parviens enfin à me poser et j'me ratatine immédiatement dans mon siège, posant les yeux sur ma victime pour m'excuser une nouvelle fois, histoire qu'elle me tape pas un esclandre signalant ma position. Mais quand nos regards se croisent enfin, je la reconnais. – Yooo, MJ, ça va ? J'suis pas sûr que ça soit la meilleure personne sur qui j'aurais pu tomber là tout de suite. Pourtant va falloir faire avec. Je me fais encore plus petit, n'osant même pas me retourner pour voir où est la Molina meurtrière. Je l'entends qui me traque, les gens râlent encore, elle s'énerve de plus en plus. – Il est cool le film, hein ? Au même moment, Godzilla sonne l'alarme : – DOMINIC RIGGS ! REVIENS ICI ! J'affiche un grand sourire coupable face à MJ, alors que l'autre perd définitivement patience et se met à beugler en espagnol. Je comprends qu'un mot sur trois, mais c'est assez pour piger que c'est négatif, qu'elle parle de Carla, et j'suis à peu près sûr de me faire traiter de pervers ou quelque chose comme ça. J'suis foutu. – Si tu m'aides à m'planquer, j'te file un sachet de beuh gratos. Pas sûr que les négociations soient de mise avec MJ, mais qui ne tente rien n'a rien. Je tapote doucement mon sac pour appuyer ma promesse, mon sourire qui s'agrandit un peu plus. Je crois qu'elle peut voir toutes mes dents. – Deal ? J'veux pas mourir au Majestic, putain.

Semaine compliquée. Mois compliqué. Année peut-être ? MJ a l’impression de courir depuis trop longtemps. Comme si elle tentait d’échapper à quelque chose, sans trop savoir quoi. Les emmerdes ne tardent jamais trop à lui tomber dessus, à la colombienne. Elle attire les foudres, cherche les ennuis. Comme au bordel, quelques semaines plus tôt. Elle porte encore les marques de son passage à tabac. Les blessures rouvertes par des manifestations musclées dans tout Detroit. MJ est fille de ce vent de révolte qui souffle sur toute la ville, elle est de toutes les manifestations, de tous les casses, de tous les meetings de Maricruz. Et cette énergie nouvelle fait bouillir dans ses veines un genre d’excitation. MJ est toujours branchée sur un voltage plus fort que les autres, et là c’est pire. Mais faut bien écouter ce corps peinturluré d'ecchymoses. Faut se reposer, même si elle ne supporte pas l’inaction. Willy, son parfait opposé, tente de prendre sur lui et de s’arracher de l’appartement. Il propose un ciné, paraît qu’ils ont changé la programmation au Majestic. Il croit bien que y a Pulp Fiction l’après midi. MJ renonce à se pointer à une énième manifestation, un peu à contre-cœur. Elle veut passer du temps avec Willy. Parce que même si elle est toujours entourée des manifestantes, elle ne s’est jamais sentie aussi seule depuis un moment.

Elles ne se parlent plus trop, avec Zaza. Et elle s’empêche d’y penser parce qu’à chaque fois ça lui retourne le cœur. Elle n’a plus personne chez qui débouler quand elle s’ennuie, quand elle veut échapper à son frère ou ses colocataires. MJ se sent abandonnée une fois de trop, sans savoir si c’est elle qui ne donne pas de nouvelles ou l’inverse. Un peu des deux. Alors elle accepte cette tranquille sortie ciné. Elle est là dans son sweatshirt trop grand et son jean trop large, sa tignasse qui dégouline dans son dos et le chignon de travers qui trône au-dessus de son crâne. Son œil au beurre noir et ses lèvres fendues frappent à la chambre de Willy. Cinq minutes qu’elle attend qu’il sorte de là. Eh, bouge-toi ! Elle frappe à nouveau. Et puisqu’elle n’a pas de réponse, elle décide quand même d’entrer. Mais Willy a manifestement oublié leur sortie ciné. Il a tout oublié. Il est en travers de son lit, les yeux qui partent dans le vague, à deux doigts de l’OD. Cette vision, même si elle n’est pas exceptionnelle, lui serre le cœur. Et surtout, la vexe. Putain, c’est lui qui a proposé en plus ! Elle soupire et ferme la porte derrière elle de mauvaise humeur. Si c’est comme ça, elle ira toute seule au ciné.

Elle a enfoui sa déception sous une montagne de pop-corn, pour elle toute seule. Arrivée un peu tard, les places disponibles sont un peu trop devant. Tant pis, elle s’y laisse tomber lourdement, et grimace car ça lui fait mal aux côtes. Elle met ses deux pieds sur le siège avant, l’énorme carton de pop-corn au creux de son ventre et attend simplement que le film ne commence. Euh, désolé, tu peux retirer tes pieds ? MJ regarde le type par en dessous qui veut BIEN SÛR, se mettre pile devant elle. Elle ne retire pas ses pieds et se contente d’un : Non, ça va. Le gars insiste, et elle aussi. Finalement, ne voulant pas provoquer d’engueulade il s’assoit trois sièges plus loin sous le regard furieux d’MJ - et un peu satisfait. Elle lui envoie deux ou trois pop-corn quand il s’installe, juste pour l’emmerder. Il secoue ses cheveux d’une main et scanne la salle avant de se rendre compte que c’est bien elle qui lui a envoyé. MJ lui lance un grand sourire.

Le film se lance et elle essaye de se détendre, c’est pas simple pour elle. Elle gigote avant de trouver la bonne position et lance des pop-corn dans sa bouche et essaye de profiter du Tarantino. Ça dure à peine quinze minutes. Un grand fracas qui provient de l’entrée de la salle. MJ ignore ce bruit, sachant d’avance qu’elle va faire un scandale dans le cas contraire. Elle serre les dents et reprend un peu de pop-corn, les yeux rivés sur l’écran. Mais les bruits continuent, et les exclamations des spectateurs aussi. Pardon, pardon, paaardon. Gémit une voix par-dessus les plaintes des spectateurs bousculés. MJ soupire très fort. Merde, on en est à la scène du club, Mia et Vincent vont bientôt se mettre à danser. Ce con gâche tout. Ne tenant plus, elle tourne enfin la tête sur le côté, un gars est en train de bousculer tout le monde dans SON allée. Ce gars, c’est Dom. La mâchoire d’MJ se décroche et elle plisse les yeux. Prête à bondir pour lui passer l’envie de lui gâcher son seul moment de répis depuis des semaines. Mais pile à ce moment-là, il plonge littéralement sur le sol et commence à ramper en continuant à geindre sur tout le monde. Por Dios… échappe MJ d’un air mauvais, et elle pousse à nouveau un soupir. Elle voudrait bien regarder en arrière voir ce qu’il fuit de la sorte, mais au moment où elle allait se retourner, il s’écrase de tout son poid sur elle. Elle pousse un cri tandis qu’une pluie de pop-corn s’abat sur eux. Puis elle le pousse des deux bras pour le dégager au plus vite d’elle. COÑO ! Qu’elle s’exclame. Yooo, MJ, ça va ? Qu’il sort en posant son cul dans le siège à côté. MJ repose ses jambes sur le sol et les pop corn craquent sous ses Doc. Ses yeux envoient des éclairs. Un [color]Non.[/color] tranchant s’échappe de ses lèvres. En plus, elle a mal ! Ses côtes cassées crient dans sa cage thoracique. Il est cool le film, hein ? Elle va lui foutre une. SON SEUL MOMENT CALME DE LA SEMAINE. La seule fois où elle tente une activité calme. Elle aurait été plus tranquille à défiler dans les rues de Krainz Woods, c’est sûr. Elle répond pas, même si elle lui aurait bien dit qu’il vient de lui faire manquer sa scène préférée. De toute façon, elle n’a pas le temps de répondre. Dans leurs dos, un cri s’élève. DOMINIC RIGGS ! REVIENS ICI ! Les yeux d’MJ s’arrondissent devant le sourire fautif de cet idiot. Elle la reconnait sa voix, à la tante de Zaza qu’elle a fréquenté toute son enfance. Elle entend des bribes d’insultes en espagnol qui retentissent dans le cinéma. Pervers, vaux-rien, viens me voir en face, abruti, débauché vicieux. OK. MJ se retourne dans un sursaut, faisant juste dépasser sa tignasse et deux yeux de panthère qui scanne les couloirs sombre. La tia est entrain de surgir dans toutes les rangées en beuglant, folle de rage. MJ se remet face à l’écran et glisse doucement pour disparaître complètement. Si tu m'aides à m'planquer, j'te file un sachet de beuh gratos. Elle tourne la tête vers lui, outrée de sa proposition. Mais qu’est-ce que t’as fait ? Elle chuchote, ne voulant pas se faire repérer. Ouais, elle est pas au courant Zaza et elle ne parlent plus. En tout cas, plus des choses qui fâchent. L’affaire Ali a occupé toutes leurs conversations, et ce baiser volé leur a mis fin. Mais MJ ne veut pas réfléchir à ça, même si ne pas être au courant d’un truc pareil la renvoie forcément à tout ce qui s’est effrité entre elle, la met d’encore plus mauvais poil.

Deal ? MJ le regarde à nouveau en s’enfonçant davantage dans son siège. Elle en profite pour lui envoyer quelques pop corns qui s’étaient coincés dans ses cheveux. Dans son malheur, il a de la chance : croiser une Molina est la dernière chose dont MJ a envie. Elle ne sait pas ce que Zaza a pu raconter, et elle a une technique bien à elle pour éviter les conversations gênantes : éviter les gens tout court. T’es vraiment un cas Dom. Qu’elle commente, surtout par méchanceté. Elle le pense un peu, et quand elle le regarde, elle peut pas s’empêcher de se dire que le orange, ça lui allait bien. Ouais, elle le préférait en prison. Pas tellement qu’elle le prenne pour un dangereux psychopathe, c’est juste qu’ils s’entendaient beaucoup mieux à l’époque où il ne pouvait pas débouler dans sa vie et celle de Zaza, en gâchant un super film et une tonne de pop corn. Muy bien, on s’tire. Elle se laisse glisser jusqu’au sol, à genoux elle se redresse, le dos courbé (ça fait super mal !) et commence à longer la rangée pour rejoindre l’allée principale au plus vite. Mais voilà tout le monde commence à râler, ça attire l’attention de la tante. Quand MJ arrive au bout de la rangée, elle tombe quasiment la tête dans le ventre de la tante, se redresse d’un coup sec, droite comme un i, donne un coup de pied discret dans le pif de Dom pour le faire se planquer sous les sièges. TIA ! Oh, comme je suis contente ! Qu’elle commence en espagnol en se jetant dans les bras de la Molina. Mais elle se recule aussitôt, tenant la tante par les épaules. Bah qu’est-ce qui t’arrive ? - Dominic ! Tu sais ce qu’il a fait hein ? Tu sais ce qu’il a fait à Carla ? MJ entrouvre la bouche, fais non de la tête. Eh, l’club des commères, dehors vous faites chier ! Lance un mec dans la salle. Il est ici, je l’ai vu entrer ! DOMINIC, SORS DE LÀ ! MJ attrape la tante par le bras et la tire légèrement dans l’allée. Je l’ai pas vu ? Mais attends, faut que tu me racontes là. J’allais aux toilettes, viens avec moi ! La tante expire comme un taureau lancée dans une corrida mortelle. Finalement, et parce qu’MJ la tire par le bras elles finissent par rejoindre la sortie en bas de la salle. Juste avant de passer la porte, laissant Molina se lancer la première, MJ tressaille : Mierda ! Mon sac, attends, j’arrive ! Les portes battantes se referment, et MJ trottine jusqu’à sa rangée où Dom est toujours à plat ventre sur le sol. Elle s’accroupit, penche la tête, capte son regard : Vale, vale, on s’casse ! Ouais, MJ n’a vraiment, mais alors vraiment pas envie de prendre un thé avec une Molina, de parler de Dom, de Carla, de Zaza, non, plutôt mourir. Alors MJ repart aussi sec en espérant que Dom la suive vers l’entrée de la salle, en haut.

MJ s'énerve et je lui offre mon plus beau sourire, complètement imperméable à ses remontrances et son air renfrogné. J'ai l'habitude. Elle est jamais vraiment contente de me voir, de toute façon. Et je dois avouer que là, tout de suite, je suis un peu déçu aussi. Manquerait plus qu'elle s'allie à la tante enragée – y en aurait une qui me tient pendant que l'autre se défoule sur ma carcasse sans défense, puis elles échangeraient leurs places pour en remettre une couche.

Je m'imagine déjà transformé en piñata.

– Mais qu’est-ce que t’as fait ? Je suis un peu surpris de la voir s'écraser sur son siège, exactement comme moi. Peut-être que c'est mon jour de chance ? L'espoir grimpe en flèche, mes lèvres toujours étirées en coin quand je hausse les épaules. – Longue histoire. Et ce n'est ni la bonne personne, ni le bon moment pour la raconter. Je suis pas sûr qu'elle ferait l'effort de comprendre mes motivations, si je lui expliquais que j'ai couché avec la sœur de Zaza, majoritairement pour faire du mal à Zaza, et que ça a plutôt bien marché. Mon espérance de vie a déjà sacrément diminué en croisant la route d'une Molina ; pas la peine de la faire retomber à zéro. Je sais ce que vaut une MJ en colère. Je la préfère quand elle est juste agacée, à me jeter du pop-corn dessus en me jugeant. On dirait bien que c'est l'activité favorite d'une bonne partie des latinas qui me connaissent. – T’es vraiment un cas Dom. Il paraît. Mais elle n'est pas beaucoup mieux, avec son œil au beurre noir et ses lèvres éclatées. – Merci, toi aussi. Je m'abstiens quand même de faire un commentaire sur sa sale gueule – ça attendra que je sois sorti d'affaire.

Mes prières ont été entendues. – Muy bien, on s’tire. Sourcils haussés, je la regarde s'extirper de son siège, baissée pour ne pas être vue. Ça me paraît bien trop simple. Je suis pas sûr de comprendre pourquoi elle m'aide, surtout qu'elle n'a pas cherché à discuter ou à savoir pourquoi j'ai une Molina en furie à mes trousses. C'est louche. Mais je suis trop pressé de me sortir de ce merdier pour m'en soucier maintenant. Je la suis, revenant à quatre pattes sur le sol, tirant mon sac avec moi. Les gens se remettent à râler, m'arrachant de nouveaux chut qui n'ont absolument aucun effet. Ils se coupent net quand la semelle de MJ se lève dans ma direction et atteint mon visage. J'ouvre la bouche, prêt à me plaindre, mais elle parle la première. – TIA ! Oh, comme je suis contente ! Putain. De. Merde.

On annule la mission.

Instantanément, je m'étale à plat ventre, lâchant mon sac pour rabattre mes bras le long de mon corps. C'est ma seule chance de m'en sortir – à moins d'escalader les sièges pour passer par la rangée de devant, ou celle de derrière, mais je risquerais de piétiner du monde et d'avoir encore plus de problèmes. Non, vraiment, la technique du mort est préférable. – Dominic ! Tu sais ce qu’il a fait hein ? Tu sais ce qu’il a fait à Carla ? Je suis foutu, ça y est. Elle va tout lâcher et MJ va changer d'avis, j'vais me faire piétiner. Je me prépare déjà mentalement à bondir par-dessus les sièges, quand une voix interrompt ma condamnation imminente. – Eh, l’club des commères, dehors vous faites chier ! Aucune idée de qui est ce type, mais qu'il soit béni. MJ en profite pour tenter une diversion, entraînant la tante vers les toilettes alors que je suis toujours parfaitement immobile, face contre terre. J'attends un petit moment avant de lever doucement la tête, pour m'assurer que la voie est libre. MJ vient me le confirmer. – Vale, vale, on s’casse ! Pas besoin de me le dire deux fois. Je me lève précipitamment et je pousse les gens pour quitter la rangée, avant de réaliser que j'ai laissé mon sac par terre. Il a trop de valeur pour être abandonné. Je fais demi-tour pour venir le récupérer, mais cette fois, les gens sont excédés. – PUTAIN MAIS CASSEZ-VOUS ! Y en a marre ! J'écoute pas, trop heureux de remettre la main sur mon bien, prêt à reprendre la fuite. Mais faut croire que le gars a gueulé trop fort. La tante est revenue, et elle est déjà en train de me foncer dessus.

Je panique. Sans réfléchir, j'attrape le gobelet de la fille installée en bord de rangée, et j'en balance le contenu en direction de la tante. Puis je me mets à courir vers la sortie, rattrapant MJ alors que ça se remet déjà à hurler en espagnol derrière nous. – TRACE, TRACE ! On se précipite dans le hall du cinéma, puis dans la rue, l'autre folle toujours sur les talons. Je crois que j'ai définitivement réveillé le Kraken qui sommeillait en elle. Mais mon geste m'a fait gagner les quelques secondes nécessaires pour lui échapper, c'est tout ce qui compte. Il faut savoir improviser face au danger, et surtout : courir vite. Mes années d'entraînement me donnent un sacré avantage. Peu à peu, on commence à distancer notre poursuivante, s'enfonçant un peu plus dans North End. Mais elle est trop furieuse pour lâcher l'affaire, je le sais. On ne s'en débarrassera pas comme ça.

Au détour d'une rue, je repère la devanture d'une boutique fermée depuis longtemps, vandalisée, la vitrine explosée. – Par là ! Je fais signe à MJ de me suivre, me contorsionnant pour éviter le verre en entrant. Une fois à l'intérieur, je pars me planquer derrière les étagères, loin des vitrages. Je m'assois par terre avec un petit rire essoufflé, posant mon précieux sac près de moi. – Toutes des tarées, hein ? Cette famille va vraiment finir par avoir ma peau. Ça me fait marrer en silence, alors que je fouille mes poches et mon sac pour sortir de quoi rouler un joint. Tranquillement, je me mets au travail. – Merci pour le coup d'main. Ma voix est basse, histoire que la tante ne puisse pas l'entendre si jamais elle passe devant la boutique. Parce qu'elle est encore en train de nous chercher, j'en suis convaincu. – J'peux savoir pourquoi tu l'as fait, d'ailleurs ? C'est pas tellement son genre, de m'aider. Pas quand ça touche à Zaza, de près ou de loin. Je me souviens encore de ces fois en prison, où je la suppliais de lui faire passer des messages, où je m'énervais parce qu'elle voulait pas répondre à mes questions. Maintenant que je sais enfin pourquoi Zaza n'était pas là pour moi, tout ça me paraît ridicule. – J'me plains pas hein, mais c'est chelou de te voir fuir une Molina. Je hausse les épaules, roulant le papier entre mes doigts avant de passer ma langue dessus pour sceller le joint. – D'habitude, t'as plutôt tendance à leur courir après. Je recommence à rire doucement, assez fier de ma vanne. Puis j'allume le joint et tire ma première taffe, mes yeux qui la jaugent, un sourire en coin de lèvres. La curiosité est sincère ; j'ai envie de savoir ce qui a pu pousser MJ à se rallier à moi plutôt qu'à une Molina. Peut-être que celui qui lui a cassé la gueule a cogné trop fort, et qu'elle a perdu la tête. Ça semble plus plausible qu'un acte de pure bonté envers moi.

Fallait bien sûr que Dom oublie son précieux sac au passage, leur faisant perdre leur avance, et surtout, agaçant les autres spectateurs du film. L’attendant en haut des escaliers, MJ jette un dernier regard sur l’écran, c’est dommage elle l’aurait bien revu, ce film. Elle ira un autre jour, peut-être que Willy sera là cette fois. PUTAIN MAIS CASSEZ-VOUS ! Y en a marre ! Gueule à nouveau le type. MJ scanne la salle et trépigne. Merde, elle voit déjà la Tia qui rapplique, folle de rage et du coup qu’MJ a pu lui faire. Mierda ! MJ fait des grands gestes pour presser Dom qui arrive enfin en courant maladroitement vers elle, se prenant quelques pieds au passage. MJ l’attend sur le pas de la porte comme s’il s’agissait d’une course de relai, jusqu’à ce que Dom ne s’arrête dans sa course, subitement. MAIS MAGNE-TOI ! Qu’elle gueule. Mais non ! Mais non il a pas fait ça ? N’écoutant que sa panique, il a attrapé un gobelet de soda pour l’envoyer sur la tante. La mâchoire d’MJ se décroche et elle ne peut pas retenir le petit rire qui la secoue, les yeux écarquillés. Oh le con ! Là il reprend sa course pour rejoindre la colombienne et s’écrase contre elle avec son sac à dos. TRACE, TRACE ! Qu’il hurle par-dessus l’hystérie de la Tia Molina déstabilisée en bas des escaliers. MJ s’éxécute non sans quelques regards en arrière, toujours ahurie par ce qui vient de se passer. Elle aime bien la famille de Zaza, vraiment. Mais elle à ce côté petite insolente que ça fait marrer. Et puis, envoyer un verre à la tronche d’une Molina, ça la démange depuis quelques temps aussi. Dommage que ça soit tombé sur elle et non sur Zaza.

MJ suit Dom dans sa course folle, s’écrase contre les portes battantes de l’entrée pour déguerpir le plus vite possible dans les rues. Elle avait pas prévu une course-poursuite dans son programme de la journée mais maintenant qu’elle y est, ses vieux réflexes reviennent. Elle a passé trop de temps à courir pour ne pas savoir comment échapper à quelqu’un. Un vrai petit singe, elle arrive toujours à crapahuter pour éviter les arrestations ou les représailles (ou une fille qu’elle a largué). Mais ils ont beau se perdre dans le ventre de North End, toutes trente secondes le courroux Molina surgit derrière eux. Essoufflée, alors qu’ils prennent un virage serré et qu’MJ rattrape Dom qui dérive comme une moto lancée trop vite elle s’énerve : Non mais t’as fait quoi pour la mettre dans cet état ? Il n’a pas le temps de répondre, trop occupé à sauver sa peau. Enfin il trouve une porte de sortie qui pourrait bien les mettre tous les deux à l’abris. Par là ! Ils s’engouffrent tous les deux par la vitre brisée dans ce magasin abandonné comme il y en a des centaines en ville. Le rythme cardiaque d’MJ redescend quand ils sont à l’intérieur et elle suit d’un pas plus calme Dom derrière les rayonnages éventrés. Elle reste debout devant lui, qui s’assoit en tailleur. Sa petite taille la protège presque entièrement de la vue des passant. Elle pose ses deux mains sur ses cuisses pour reprendre son souffle. N’empêche que le footing, ça détend. Toutes des tarées, hein ? Elle esquisse un petit rire même si ce genre de langage ne lui plait pas toujours. Elle va lui accorder ça, au moins concernant les Molina. Elle retire son sweatshirt sous lequel elle ne porte d’un débardeur près du corps. Mais elle est en surchauffe de cette course. Elle noue le sweat à sa taille et se laisse lourdement tomber auprès de Riggs, déjà en train de rouler un pétard qu’ils ont bien mérité. Merci pour le coup d'main ! J'peux savoir pourquoi tu l'as fait, d'ailleurs ? MJ, lui lance un petit regard. C’est vrai qu’elle ne se serait pas gênée pour le dénoncer d’habitude. Rien que pour le plaisir de voir Tia Molina lui donner la fessée cul-nu. Hmm, parce que tu t’es écrasé sur moi, par exemple ? Ça n’explique pas pourquoi elle ne l’a pas dénoncé, mais tant pis ça lui laisse un court sursis. Juste le temps pour Dom de finir de rouler le joint. J'me plains pas hein, mais c'est chelou de te voir fuir une Molina. MJ envoie valser un détritus qui traînait près de sa jambe quand elle l’étend. C’est paradoxal, mais Dom est sans doute l’une des personnes qui en sait le plus sur son compte. Comme si, dans le fond, elle ne pouvait rien lui cacher. Ils sont branchés sur le même réseau : celui de Zaza. Il a tout compris, très vite. Il a compris les sentiments qu’MJ avait pour elle, il a su quand Ali a disparu de la circulation. Ils savent, l’un et l’autre, ce qu’ils ressentent, et il n’hésite pas à le rappeler juste après, pour la vanne. D'habitude, t'as plutôt tendance à leur courir après. MJ le foudroie du regard une seconde, avec un sourire mauvais sur les lèvres. Ha, ha, ha. Qu’elle réplique lentement. Pas drôle ta vanne, Riggs. Même si lui, il a l’air de la trouver vraiment bien placée. C’est ce qui agace le plus MJ. Ça te va bien de dire ça, toi. Hein monsieur je pleurniche pendant dix ans parce que Zaza ne vient pas me voir ou ne répond pas à mes lettres. Leurs histoires sont étroitement liées, à Dom et MJ. Elles s’enroulent autour de leur amour commun, depuis tellement longtemps déjà que ce n’est pas comme s’il y avait encore de la gêne. Ça ne l’a jamais vraiment dérangé que Dom se rende compte que des sentiments qu’elle avait pour Zaza. En fait, elle craignait surtout qu’il balance tout pour la torpiller une bonne fois pour toute. Puis qu’il a toujours gardé le silence - passé ses blagues vaseuses que Zaza ne semblait jamais comprendre - y a un genre de confiance qui s’est instauré entre eux. Confiance à sens unique peut-être. MJ avait beau aller le voir en prison, jamais elle n’était vraiment sincère sur où en était leur amoureuse commune. Mais ça, c’est une autre histoire.

Histoire de lui passer définitivement l’envie de rire, MJ arrache des doigts le joint qu’il fume. En plus de ça il se permet de fumer en premier. C’est elle qui lui a sauvé les miches ! Alors elle place le joint entre ses lèvres et tire longuement dessus. MJ n’est pas grande amatrice de drogues, sauf l’ecsta que distribue Pip en rave, et les joints qu’elle partage parfois avec Willy. Mais là, ça devient nécessaire. La fumée descend dans sa gorge. Le temps pour elle de faire le point sur les informations dont elle dispose. Et toi, c’est quoi cette histoire avec Carla ? Elle voit bien que Dom est surpris qu’elle ne soit pas déjà au courant. Mais de toute façon, ce n’est pas comme si c’était très dur à deviner : T’as couché avec elle, hein ? Bien joué, Carla est jolie elle aussi. Mais MJ n’aurait jamais pris le risque de perdre à jamais toute ses chances avec Zaza pour ça. Elle émet un petit rire, le joint fumant entre ses doigts. Elle a ramené une jambe contre elle, sur laquelle elle fait retomber son bras tout aussi parsemé d’ecchymoses que le reste de son corps. T’es grave putain. Et MJ se demandera toujours comment il fait pour choper autant. J’veux dire, elle peut objectivement se rendre compte qu’il doit plaire aux hétéros mais… pour le fait qu’il soit un idiot, comment elles ne peuvent pas s’en rendre compte ? Elle tire à nouveau sur le cône, et le rend à Dom, le regard dans le vide. Il sait qu’un truc ne va pas. Elle l’a aidé à fuir la Tia, elle n’était même pas au courant de l’affaire Carla… Alors elle révèle le secret la première : Zaza et moi on se parle plus. Le joint qu’elle tend reste suspendu entre eux. MJ glisse son regard jusqu’à Dom. Eh bah, la tronche qu’il tire. Elle roule des yeux d’un air indifférente. Ça va me r’garde pas comme ça. Ça arrive, c’pas grave. Elle expédie ça comme si ce n’était rien, comme si Zaza n’était pas sa meilleure amie, plus que ça même, depuis ses dix ans. MJ a construit toute sa vie ici, aux Etats Unis, autour de Zaza. Sa boussole, son repère. L’amour frustré, l’amour corrosif à vite suivi. Mais MJ a adopté sa stratégie préférée, celle de la fille à qui ça ne fait rien. Le cœur dans un bunker, bien à l’abris du reste.

– Non mais t’as fait quoi pour la mettre dans cet état ? J'ai pas tellement envie de lui répondre. Pas le temps, non plus. Même s'il y a déjà une cible dans mon dos à cause de l'histoire avec Carla, je crois que le coup du gobelet a définitivement scellé mon destin. Si elle me met la main dessus, j'suis mort. Elle va me maudire sur trois générations, me défroquer pour me botter le cul, et me forcer à une marche de la honte dans tout le quartier en me balançant des cailloux dessus. Hors de question que je la laisse m'attraper.

Heureusement pour moi – pour nous – un magasin abandonné se présente comme la solution divine. On s'engouffre à l'intérieur rapidement, avant de disparaître derrière les étalages vidés, bien loin du champ de vision de She-Hulk.

Cette fois, on est sauvés.

Pour fêter ça, et surtout pour me récompenser de cette fuite brillante, je m'attelle à la préparation d'un joint. Du coin de l'œil, je vois MJ se détendre aussi, retirant son sweat avant de s'installer près de moi. Peut-être que notre course effrénée l'a suffisamment fatiguée pour la rendre plus calme que d'habitude. Tant qu'elle essaie pas de me bouffer, tout me va. Avec MJ je sais jamais vraiment à quoi m'attendre : parfois on s'entend bien, parfois j'ai l'impression qu'elle voudrait creuser ma tombe elle-même. Ça dépend de beaucoup de choses. Zaza étant la variable principale. – Hmm, parce que tu t’es écrasé sur moi, par exemple ? Je me marre doucement, pas tout à fait convaincu. La vérité c'est que ça lui donnait une raison de plus de me pousser sous le bus. Je m'attendais plutôt à ce qu'elle me tire l'oreille et me traîne jusqu'à la tante, pour observer le lynchage public qui était prêt à s'opérer. – Et j't'ai frappé la tête en tombant sur toi ? Si j'avais su qu'il suffisait d'ça pour te rendre plus sympa, j'l'aurais fait avant. Je lui lance un petit regard taquin, presque complice. Ses mouvements d'humeur à mon sujet ne me font plus grand-chose, j'ai fini par m'y habituer. De toute façon, elle ne devrait même plus me détester maintenant. En théorie, Zaza et moi, ça fait longtemps que c'est terminé. Pas sûr qu'on puisse en dire autant de son côté.

Son regard noir m'indique que ma vanne a fait mouche. – Ha, ha, ha. Je hausse les sourcils d'un air faussement innocent, le visage fendu d'un large sourire pendant que je tire ma première latte. – Ça te va bien de dire ça, toi. Ouch. Venant plaquer une main sur ma poitrine, je fais mine d'avoir été touché, petite grimace à l'appui. Et puis je lâche un nouveau rire. – Ah t'inquiètes, moi j'ai lâché l'affaire. J'ai plus aucune raison de la harceler de questions, maintenant qu'elle m'a tout avoué. J'ai même plus envie de la voir ou de lui parler. Ça a beau être fini depuis des années, ça fait toujours mal. Je garde cet arrière-goût d'inachevé, qui me brûle la langue et descend jusque dans mon bide. Peut-être que ça ne partira jamais. – Elle est toute à toi. Dans un geste un peu théâtral, j'écarte les bras. Qu'elle se fasse plaisir et qu'elle aille tabasser ses potentiels concurrents si ça lui chante. Moi, je ne veux plus en faire partie.

Elle m'arrache brusquement le joint et je lâche un petit hoquet mi-surpris, mi-indigné, mais je la laisse faire. Ça lui fera pas de mal. Probablement qu'elle devrait même fumer plus souvent, histoire de limiter ses pulsions rageuses. – Et toi, c’est quoi cette histoire avec Carla ? Merde. La question piège. Je la sonde un instant, assez perplexe qu'elle n'en sache rien – ça m'étonne qu'elle ne l'ait pas entendu de la bouche de Carla elle-même puisqu'elle le raconte à tout le monde, ou que Zaza ne se soit pas empressée de lui dire. Peut-être qu'elle voulait éviter que MJ me casse la gueule, pour que les Molina puissent garder ce plaisir. Ou peut-être que tout ça est un stratagème étudié pour me faire avouer avant de me péter le nez. – T’as couché avec elle, hein ? Elle se marre. Je comprends pas trop d'où vient cette légèreté, mais ça suffit à me mettre en confiance et je finis par hausser les épaules, petit sourire satisfait en coin de lèvres. – Elle me kiffe. Difficile à dire si je donne cette information pour me justifier, ou pour frimer. Certainement un peu des deux. – T’es grave putain. C'est tout ? Ça me paraît étrange de ne recevoir qu'une petite remarque de ce genre, au lieu d'une nuée d'insultes et la menace de la voir swinguer sa batte. Elle est plutôt du genre à péter les plombs dès que quelqu'un ose blesser Zaza. Je l'ai fait. Et on dirait que je vais m'en sortir en toute impunité. – Eh, quand on connaît pas toute l'histoire, on critique pas. Après tout, j'avais des bonnes raisons d'agir. Pas tout à fait au moment des faits, mais vu ce qui m'est tombé dessus après, je ne regrette absolument pas. Si c'était à refaire, je n'aurais aucune hésitation. Je l'ai déjà refait d'ailleurs. – Mais du coup, elles veulent toutes me faire la peau. Enfin, sauf Carla. Je soupire, les yeux dans le vague, comme si j'avais un terrible flashback de la guerre. – Zaza a même essayé d'me tabasser avec une spatule. Quand j'y repense, je me dis que c'était franchement ridicule. Ça pourrait devenir un souvenir sympa, s'il n'était pas entaché de toutes les révélations qui sont venues ensuite.

– Zaza et moi on se parle plus. Pause. Je tourne la tête vers elle et je la dévisage, assez confus. Ça explique pourquoi elle ne sait rien, et pourquoi elle m'a aidé. C'était pas sa bonne action de l'année, elle voulait juste fuir la tante, elle aussi. Mais ça me semble insensé. Bien sûr qu'elles se sont déjà engueulées, mais de ce que j'ai pu voir, ça ne dure jamais très longtemps. Pas au point de vouloir esquiver les Molina, et de ne pas être au courant des derniers événements marquants dans sa vie. – Ça va me r’garde pas comme ça. Ça arrive, c’pas grave. Je fronce les sourcils, attrapant finalement le joint qu'elle me tend. – Mais ça fait longtemps ? Un minimum, si ça date d'avant mon engueulade avec Zaza. Ça veut dire que ça dure – et donc que c'est relativement sérieux. Je souffle la fumée vers le plafond, avant de poser un regard curieux sur elle. – Comment vous avez fait pour vous fâcher ? J'ai du mal à imaginer ce qui a pu les brouiller à ce point. Zaza n'a jamais été très douée pour faire la gueule aux gens, et j'ai l'impression que MJ ne tourne vraiment rond que lorsqu'elle est là. Difficile à croire qu'elles sont réellement en froid. – Si c'est d'sa faute, vas-y raconte. On pourra s'plaindre d'elle ensemble. La rancœur dégouline dans ma voix, dans le petit rictus qui tord mes lèvres. Je tire une taffe pour tenter de faire passer l'amertume. – Si c'est d'la tienne... T'as dû sacrément merder. Zaza est plutôt du genre à pardonner, surtout quand on sait s'y prendre avec elle. Si elle ne le fait pas, c'est qu'elle doit être sacrément blessée. À moins qu'elle soit la plus à blâmer des deux. Toutes ces questions me donnent terriblement envie de savoir ce qui s'est passé, et je redonne le joint à MJ, dans l'espoir naïf que ça l'aide à s'ouvrir plus facilement.

Et j't'ai frappé la tête en tombant sur toi ? Si j'avais su qu'il suffisait d'ça pour te rendre plus sympa, j'l'aurais fait avant. Elle le répond rien d'autre qu'un petit rire entendu. Dom pourrait bien essayer, MJ est presque sûre de pouvoir le mettre KO sans le moindre effort. Il ne l'impressionne pas, peu importe cette dégaine qu'il se donne. Dom c'est un gentil, malgré tout. MJ c'est une louve, elle ne ferait qu'une bouchée de lui. Du coup elle ne répond rien d'autre qu'un air évident, même pas besoin de préciser. De toute façon, le sujet revient irrémédiablement à Zaza, qui est au cœur de leur relation à MJ et lui. Parfois, elle se demande quelle relation ils auraient pu avoir, s'il n'avait pas été le grand amour de la cubaine, ou si MJ n'avait pas été désespérément amoureuse d'elle. Il est fun Dom, lourd, mais fun. Sans doute qu'ils seraient des vrais amis. Ça c'est pour une vie parallèle ou Velasco ne ferait pas passer ses intérêts vains en premier. Ah t'inquiètes, moi j'ai lâché l'affaire. Elle est toute à toi. Elle lui arrache le joint qu'il fume, parce que ce qu'il dit lui pince le cœur d'une drôle de manière. Zaza n'a jamais été à elle, même si c'est ce qu'elle aurait aimé croire. Aujourd'hui, que Dom lâche l'affaire ou pas, Zaza n'est plus à elle. Elle ne le sera jamais. Et c'est le plus difficile à digérer, comprendre que ce n'est pas à cause des tocards qu'elle a fréquenté qu'elle n'a jamais ouvert les yeux. C'est simplement que Zaza ne la voit pas. Pas comme elle devrait. Et ça ne sera jamais le cas. MJ tire sur le joint pour s'éviter de réponse. Relance sur le courroux de la Tia qui doit encore envahir les rues alentours. Un bon moyen de se défiler pour le moment. Alors que Dom n’explique pas du tout la situation, mais se contente de geindre sur sa condition, MJ n’accorde que peu d’importance à l’affront qu’il a pu faire à toute la famille en couchant avec Carla qui “le kiffe” apparemment. Ça arrache à MJ un haussement de sourcils. Elles sont bêtes, ces hétéros. – Mais du coup, elles veulent toutes me faire la peau. Enfin, sauf Carla. Zaza a même essayé d'me tabasser avec une spatule. Petit rire. MJ tire une longue taffe et rend enfin le cône à son propriétaire, se disant qu’il a bien mérité d’en fumer un peu. J’aurai bien aimé voir ça. Qu’elle commente en ricanant. Elle imagine parfaitement la scène. Zaza est peut-être sensible, elle peut être une furie quand elle le veut, MJ en a malheureusement fait les frais ces derniers temps. Pour le moment, elle se contente d’être satisfaite que Dom soit victime d’une fatwa Molina. Mais évidemment, elle finit par être obligée d’expliquer comment elle n’est pas au courant de toutes ces histoires. En fait, elle n’est plus au courant de rien. Les seules conversations qu’elle a avec Zaza tournent autour de leurs différends irréconciliables. Alors elle avoue, et Dom semble complètement sous le choc, autant qu’un fumeur de weed comme lui peut l’être en tout cas. Mais ça fait longtemps ? MJ s’est renfrognée aussitôt le secret avoué. Tant que personne n’était au courant, c’était comme si on pouvait encore faire machine arrière. Comme si elles ne s’étaient pas vraiment engueulées. Maintenant, c’est trop tard. Alors elle se contente d’hausser les épaules d’un air indifférent et boudeur. Elle saurait pas dire à quel moment ça a vraiment débloqué. Cette nuit-là, quand elle est allée la tirer des griffes d’amies peu recommandables, quand elles ont croisé Ali. Sans doute que ça a été le début de tout. Parce que c’est à partir de là que c’est devenu trop dur de retenir tous les secrets qu’MJ gardait. La colombienne a l’impression que ça fait mille ans. Mais elle ne l’avouera pas. Elle préfère se concentrer sur les carreaux. Comment vous avez fait pour vous fâcher ? Elle regrette d’avoir balancé ça. Elle regrette car il demandera forcément des explications qu’elle n’est pas encore prête à donner. Alors elle répond du tac au tac, avec la voix teintée de rancoeur : Bah t’sais quoi, tu lui demanderas. J’en sais rien moi. Si ça ne tenait qu’à elle, on aurait oublié toutes ces histoires. Mais faut croire que Zaza n’est pas capable de faire abstraction.

– Si c'est d'sa faute, vas-y raconte. On pourra s'plaindre d'elle ensemble. Si c'est d'la tienne... T'as dû sacrément merder.

Réaction viscérale, instinctive, comme celle d’un animal. MJ se retourne vers Dom et lève un doigt. Eh, j’ai pas merdé ! Qu’elle se défend vivement. Heureusement, Dom lui tend le joint pile au bon moment. Elle le foudroie du regard un instant avant d’arracher le cône de ses doigts en soupirant longuement. Elle tire dessus et se laisse complètement tomber contre le rayonnage, glissant ses fesses sur le sol poussiéreux, comme une enfant boudeuse. C’est elle là, elle fait la tronche pour rien. Elle le sent, le regard interrogateur de Dom. Elle lève les yeux au ciel. C’possible qu’elle ait découvert ce que j’ai fait à Ali pour qu’il lui foute la paix. Elle lance une œillade à Dom. Il sait très bien ce qu’elle a fait, lui aussi. Mais dans le fond, MJ s’est toujours dit qu’il lui était reconnaissant d’avoir fait ce que lui avait envie de faire depuis des années, sans en avoir ni la possibilité, ni les couilles. Il a gardé son secret, et ça lui allait très bien. Elle tire encore sur le joint, de plus en plus angoissée. Parce qu’elle sait parfaitement qu’Ali n’est plus le problème principal de cette histoire. Mais elle fait traîner les choses, doucement. Et elle en a fait tout un sketch, c’est complètement ridicule. MJ a toujours été incapable de se remettre en question, au contraire. Elle préfère maintenir une version erronée pour avoir le dernier mot que de reconnaître ses erreurs. Là elle inspire un grand coup. Et peut-être que j’l’ai embrassée aussi. Là elle se mord les lèvres et ferme les yeux une main devant, complètement déboussolée de se confier de la sorte. Mal à l’aise, soulée, blasée. Elle s’enfonce un peu plus le long du sol et pousse un petit gémissement plaintif. Mais elle se reprend aussitôt. Elle se redresse d’un coup sec et secoue la tête, puis fait un geste de la main comme pour chasser un mauvais souvenir. Enfin bref. Elle tend à nouveau le joint à Dom pour lui arracher cette drôle de tête qu’il tire. Du coup, moi aussi, j’lâche l’affaire, tu vois. Le rejet, elle ne l’a jamais vraiment très bien digéré.

– J’aurai bien aimé voir ça. Mon rire se joint au sien et je hausse les épaules tranquillement, presque résigné. – Ah ça, tu te serais bien foutu d'ma gueule. J'ai dû utiliser une poêle en bouclier et tout, elle était enragée, t'imagines même pas. Le joint coincé entre les lèvres, je m'attelle à lui mimer une partie de la situation pour qu'elle puisse bien visualiser le tout, lâchant des petits salaud, tiens, tiens d'une voix aiguë pour imiter Zaza qui me tapait dessus, avant d'enfiler mon propre rôle d'anguille, qui cherchait à lui échapper. La scène est aussi ridicule à jouer qu'elle était à vivre.

Dommage qu'on ne se soit pas arrêtés là. Y aurait sûrement moins d'amertume dans mon sourire.

Heureusement pour moi, MJ recentre le sujet et avoue qu'elles ne se parlent plus. Du tout. Elle peut faire mine de balayer le sujet autant qu'elle veut, il est évident qu'elle en souffre. Et j'ai un peu de mal à comprendre comment elles ont pu en arriver là, finalement. Elles font partie de ces duos qu'on pense inséparables, prêts à braver toutes les disputes qui viendront se dresser sur leur route, soudés coûte que coûte. Parce que le chien de garde qu'est MJ semble avoir voué sa vie à la protéger ; parce que Zaza semble être la seule capable de réellement amadouer la bête. Un remake foireux de la princesse et son chevalier, ou quelque chose du genre. Je sais pas laquelle a le plus besoin de l'autre, dans le fond. – Bah t’sais quoi, tu lui demanderas. J’en sais rien moi. Elle affiche cet air renfrogné qu'ont les enfants vexés, qui se bornent à bouder au coin plutôt que s'excuser pour lever la punition. Ça me fait sourire. – Relax meuf. Je souffle un petit nuage de fumée dans sa direction. – J'suis de ton côté moi, tu sais. Elle n'est pas la seule à être fâchée avec Zaza. Et même si je ne sais pas encore d'où vient la fracture entre elles, je sais que de mon côté, elle ne pourra jamais se réparer. Les dégâts sont irréversibles.

Je tente de comprendre. Mes mots visent à la faire parler, mais je la vois déjà se vexer pour un détail sans intérêt – ce qu'elle peut être susceptible. – Eh, j’ai pas merdé ! J'ai la bonne idée de lui tendre le joint au moment où elle hausse le ton. Mon sourire récolte un regard assassin, mais elle accepte l'offrande. Je devrais pouvoir survivre. – C’est elle là, elle fait la tronche pour rien. J'arque un sourcil, l'air suspicieux. – Hmm. C'est pas tellement son genre, de se fâcher pour rien. Vu ce qu'elle dit et ses réactions, c'est plutôt d'elle que vient la faute. Rien de très étonnant en soi : MJ n'est pas franchement facile à vivre. Mais je vois pas ce qu'elle a pu faire d'assez terrible pour que Zaza refuse de pardonner. – C’possible qu’elle ait découvert ce que j’ai fait à Ali pour qu’il lui foute la paix. Ah. J'ouvre la bouche et je hausse les sourcils, avant d'agiter un peu la main devant moi, l'air de dire olala la boulette. Je sais ce qu'elle a fait. Enfin, dans l'idée – je me souviens encore du jour où elle m'a dit qu'elle avait réglé le problème Ali, barbouillée de traces de lutte assez douteuses. C'était à se demander si elle l'avait pas buté. – Mais attends, c'est lui qu'a parlé ? Je ne pense pas, ou alors, c'est qu'il n'a vraiment aucun instinct de survie. C'est dans ces moments-là que je suis content de ne pas être l'ennemi de MJ. Pas suffisamment pour qu'elle veuille me réduire en bouillie, en tous cas – sinon je donnerais pas cher de ma peau.

MJ fait flipper, c'est comme ça.

– Et elle en a fait tout un sketch, c’est complètement ridicule. Je ricane doucement, secouant la tête d'un air dépité. Sur ce coup, je pense que les fautes viennent des deux côtés. MJ n'a pas envie de réaliser la portée de ce qu'elle a fait, et Zaza monte trop vite sur ses grands chevaux lorsqu'il s'agit d'Ali. – M'en parle pas. Suffit qu'on dise un truc sur lui pour qu'elle pète les plombs. J'en ai un peu fait les frais, moi aussi. Son histoire de remplacement me reste en travers de la gorge.

– Et peut-être que j’l’ai embrassée aussi. Quoi ?

Pause.

Je la dévisage, interloqué. Elle est très sérieuse.
J'éclate de rire.

La réaction se fait toute seule alors qu'elle s'est redressée et me tend le joint, que je reprends entre deux élans hilares. – Enfin bref. Du coup, moi aussi, j’lâche l’affaire, tu vois. Je tire une latte mais je m'étouffe à moitié, parce que je suis incapable de me calmer, abasourdi par la nouvelle qui me paraît parfaitement absurde. C'est si comique que c'en deviendrait presque tragique. – What the fuck, MJ. La fumée s'échappe de ma bouche et mes narines alors que je me remets à rire bêtement, claquant une main sur ma cuisse en imaginant la scène. – T'as pas fait ça ? Je vois bien que si. Et j'ai du mal à ravaler mon hilarité, mais je crois que si je continue, elle va m'arracher la tête. Alors je m'efforce de reprendre mon souffle, les épaules encore secouées par quelques spasmes, un sourire goguenard placardé sur la face. – Ok, désolé, j'me calme. Mais sérieux... Pourquoi ? Toujours assis par terre, je lève les yeux vers elle, tentant de camoufler mon air moqueur. Sans grand succès. – J'veux dire, tu sais qu'elle est pas lesbienne. Fallait t'y prendre autrement. Si elle tenait tant à faire cette grande révélation, l'embrasser n'était peut-être pas la meilleure option. Je pouffe encore un peu, malgré moi. – J'aurais trop voulu voir sa gueule. J'imagine que Zaza a dû être sous le choc. Elle n'a jamais eu l'air de voir ce que MJ ressentait à son égard, même si j'ai toujours eu du mal à comprendre comment c'était possible.

Je lâche un petit soupir, toujours un sourire en coin de lèvres. – Donc t'as un peu merdé. Mais ça n'est pas impossible à rattraper – pour le baiser en tous cas, pour Ali j'en sais rien. – T'es sûre que c'est elle qui t'parle plus, ou c'est toi qui veux pas assumer ? Parce que telle que je connais Zaza, si MJ insiste un peu, elle devrait pouvoir obtenir une conversation avec elle. Ça ne veut pas forcément dire que ça se passera bien, mais elle peut venir à bout du silence radio si elle fait des efforts. – J'trouve que tu t'ramollis. Elle dit avoir lâché l'affaire, alors que je la pensais plus tenace que ça. – Depuis quand tu baisses les bras aussi vite ? Je vois MJ comme un clébard enragé – le genre qui ne lâche pas son os si facilement. On dirait que la défaite n'est pas dans son ADN. Et pourtant, cette fois, elle agit comme si elle voulait déclarer forfait sans se battre. Elle devrait pas.

C’est marrant un instant, de regarder Dom miner la scène. Il tient la note, quand il imite la petite voix pincée et survoltée de Zaza, si bien que ça arrache un rire à MJ qui tend le bras en hochant la tête pour l’inciter à continuer Mais ouiiii, c’est trop elle ! Et elle repart dans un petit rire, le regardant d’un air amusé. Elle aurait aimé voir ça, c’est clair. Elle aurait surtout aimé le débrief de Zaza après ça. Elle imagine la scène. Elle penchée sur sa planche de BD, pendant que Zaza fait les cent pas, mimant la même scène. MJ lui aurait sans doute lancé ce genre de regards dont Zaza n’a jamais vraiment connu le sens. Elle l’aurait trouvé belle, quand elle s’énerve. Parce que c’est beau, une femme en colère. Finalement, MJ aurait conclu que les hommes sont bêtes, et elles auraient passé la soirée ensemble, seules au monde. Mais ça ne s’est pas passé comme ça, ça ne se passera sans doute plus jamais comme ça. Et Dom, il sait y faire pour la faire parler. Y a qu’à sous entendre qu’MJ a merdé et elle réagit au quart de tour, attaquée en plein dans l’cœur qu’il puisse sous-entendre un truc pareil. Qu’ils puissent, TOUS sous-entendre un truc pareil. Car elle le sait, et ça lui chauffe le crâne et tord les boyaux tellement elle sait qu’elle a fait tout comme il faut. Et elle pourrait se jeter au feu rien que pour le prouver. Pour Ali, elle avait raison. Pas sa faute si elle a crisé, quand elle a su. Dom il est comme devant un bon ciné, avec autant de rebondissement qu’on peut s’attendre d’une bonne comédie. Mais attends, c'est lui qu'a parlé ? Rire sec et froid qui claque dans l’air. MJ se renfrogne chaque fois qu’elle pense à ce type, sa haine envers lui est trop vive, c’est presque caricatural. Et ce n’est pas pas ce qu’il sortait avec Zaza, enfin pas seulement. Dom sortait avec elle, et elle n’a jamais eu envie de le tuer. Le laisser pourrir en prison pour une décennie, ok, mais pas le tuer. La différence, c’est qu’Ali a toujours été un serpent venimeux qui empoisonnait Zaza de l’intérieur. Dom, il se contentait d’être lourdingue. Pff, tu parles, il a pas assez de couilles pour parler ce sale chien. Il n’a aucun courage, et MJ s’est toujours dit qu’au final, ça l’avait bien arrangé de se planquer derrière l’excuse de la meilleure amie sanguinaire pour larguer Zaza. Elle, elle aurait jamais laissé faire un truc pareil. Peu importe qui l’aurait menacé, elle aurait toujours choisi Zaza, qu’elle se dit, renfrognée. Alors elle plante son regard sur le sol et fait la moue, avant d’avouer d’une petite voix. Non, c’est juste, on l’a croisé en soirée, et tu connais Zaza, elle a littéralement sauté de notre vélo pour lui courir après. On s’est engueulées, j’ai fait une gaffe, et elle a plus ou moins compris. Ce souvenir lui pique encore un peu le crâne, elle secoue discrètement la tête pour chasser ces mauvaises pensées. Elle tire sur le joint pour se calmer, continuer son histoire. Après ça elle était là “ouais, c’est pas à cause d’Ali, c’est parce que tu m’as mentie”. C’est ça ouais… Et elle soupire un grand coup. Elle aussi, elle fait la tronche, sans doute. Heureusement, Dom semble plus ou moins d’accord avec la colombienne sur ce coup. M'en parle pas. Suffit qu'on dise un truc sur lui pour qu'elle pète les plombs. Elle hausse les sourcils en signe d’approbation. Claro que si ! Mais l’histoire d’Ali aurait pu être surmontable, peut-être. Le baiser volé, apparemment pas.

Dom, il explose de rire et MJ relève les yeux et fixe devant elle d’un air blasé, comme si elle cherchait à convaincre quelqu’un qu’il avait une réaction totalement disproportionné. Elle essaye de prendre sur elle, elle essaye d’attendre que ça passe. Mais ça passe pas. What the fuck, MJ. Oui, bon ça va hein. Et alors qu’il s’étouffe avec son joint et qu’il repart de plus belle, MJ soupire longuement et finit par donner un coup de coude dans les côtes de Dom pour le faire arrêter, un sourire passé sur son visage autant qu’un petit air vexé. C’est pas drôle en fait. Et son cœur est en fibrillation chaque fois qu’elle y repense. D’un autre côté, la légèreté avec laquelle Dom prend les choses aide un peu à dédramatiser la situation. Ok, désolé, j'me calme. Mais sérieux... Pourquoi ? Elle lève les yeux au ciel et tourne lentement la tête contre lui avant de lui lancer un regard entendu. Bah, à ton avis, ducon ? J'veux dire, tu sais qu'elle est pas lesbienne. Fallait t'y prendre autrement. Nouveau rire froid. Cette fois, MJ se met en tailleur bien droite, se tourne face à lui comme une élève qui boirait les paroles de son maître et sur un ton exagérément passionnée elle demande : Oh, mais j’vous écoute Dominic, comment on fait pour rendre une fille lesbienne ? Elle garde la pose en papillonnant des yeux quelques secondes avant de pousser un soupir agacé. Je l’ai fait parce que, j’sais pas moi, j’en avais envie sur le coup. Après ça j’me suis tiré avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit. Elle pousse un petit gémissement juste après, appréhendant d’avance la réaction de Dom. Et puisqu’il semble reparti dans un petit rire complètement déplacé, MJ en profite pour piquer à nouveau le joint et se penche en arrière, un bras tendu, toujours en tailleurs. Attend que sa petite phase hilarité lubrique des mecs face à ce genre de confidences ne passe. J'aurais trop voulu voir sa gueule. MJ, elle, préfèrerait encore l’oublier.

Donc t'as un peu merdé. La mâchoire d’MJ se décroche. Quoooi ? Qu’elle s’étrangle en expirant la fumée du joint, mais Dom insiste, presque sérieux maintenant, même s’il a toujours ce petit air satisfait qu’il l’énerve, MJ. Et puis, depuis le temps, il sait comment lui parler pour déclencher une réaction chez la colombienne. T'es sûre que c'est elle qui t'parle plus, ou c'est toi qui veux pas assumer ? Nouveau rire subjugué par le culot qu’il peut avoir celui-là. La réaction est épidermique, MJ se relève aussitôt sur ces deux jambes. Pero estoy soñando. qu’elle marmonne. Et elle commence à faire les cent pas en tirant nerveusement sur le joint, pendant qu’il en rajoute une couche. J'trouve que tu t'ramollis. Depuis quand tu baisses les bras aussi vite ? Elle se tourne vers lui en riant, se penche en avant comme si elle avait été frappée de plein fouet par son insolence. Finalement elle se redresse, écarte les bras et rétorque aussitôt : Et moi j’trouve que tu devrais t’occuper de ton cul, Riggs. Mais trop tard, elle est déjà lancée, toujours en tirant sur le joint, si bien qu’elle va presque le finir maintenant. Elle fait des grands gestes quand elle parle, totalement emportée par ses sentiments qu’elle n’a jamais été capable de dompter. Et puis si moi j’en ai marre hein ? Tu l’as dit toi-même, elle est pas lesbienne ! Alors pourquoi j’trouverais me coltiner tous ses abrutis d’mec, alors que ça m’fait du mal. Ouais, ça m’fait du mal de la voir avec des nuls comme Ali. Ou… ou… ou bah toi ! Ça, c’était gratuit. Théâtrale, sanguine, elle finit par conclure : Elle connaît la vérité sur ce que j’ai fait à Ali, elle connait mes sentiments… maintenant si ça lui plait pas, moi j’vais pas lui courir après 107 ans. J’ai b’soin de personne moi. Tu m’entends ? Personne ! Mais elle est attirée par une ombre devant la façade crade du magasin. Le visage d’MJ change du tout au tout et elle plonge jusqu’au sol, accroupie contre Dom. Mierda, la r’voilà. Et elle prie simplement que Tia ne les ai pas vu.

– Pff, tu parles, il a pas assez de couilles pour parler ce sale chien. À vrai dire, je pense que sachant les représailles qui peuvent en découler, je n'aurais pas les couilles non plus. Je crois même qu'on serait nombreux dans ce cas, c'est juste que personne n'a envie de l'admettre. Une histoire de fierté à deux balles. Parce que MJ est une fille, et qu'elle ne paie pas de mine quand on la regarde juste comme ça. Mais suffit de la connaître un peu pour savoir qu'il vaut mieux ne pas l'avoir à ses trousses. Ni elle, ni sa batte. – Non, c’est juste, on l’a croisé en soirée, et tu connais Zaza, elle a littéralement sauté de notre vélo pour lui courir après. On s’est engueulées, j’ai fait une gaffe, et elle a plus ou moins compris. Je visualise la scène. Zaza qui s'envole à la poursuite de l'autre con, MJ qui fulmine derrière elle, les deux qui finissent par beugler des trucs en espagnol. Ça m'arrache un petit rire amusé, pendant que MJ semble se venger sur le joint. – Après ça elle était là “ouais, c’est pas à cause d’Ali, c’est parce que tu m’as menti”. C’est ça ouais… S'il y a bien un sujet sur lequel on est d'accord elle et moi, c'est Ali, et toute sa relation avec Zaza. J'ai pas besoin d'entendre les deux versions pour choisir mon camp. Peu importe les tenants et aboutissants : Zaza aura toujours tort lorsqu'il s'agit de lui.

Et puis elle crache enfin le morceau. Ali n'est que la partie émergée de l'iceberg. Le vrai problème se trouve ailleurs, bien plus profond, bien plus épineux.

Elle a embrassé Zaza.

Je me mets à rire automatiquement, complètement ébahi par la nouvelle. Parce que MJ a beau cracher sur Ali qui n'a pas assez de couilles pour parler, je suis convaincu qu'elle n'est pas beaucoup mieux là-dessus, même si ce n'est pas de la même manière. S'ouvrir sur certains domaines n'a pas l'air d'être son fort. En fait, je pensais même qu'elle n'avouerait jamais ses sentiments à Zaza.

J'ai pas tout à fait tort puisqu'elle n'a rien avoué, elle a juste montré.

– Oui, bon ça va hein. Elle a l'air vexée, mais je peux pas m'empêcher de me marrer encore et encore. C'est même pas méchant ni moqueur, c'est juste que la nouvelle me paraît si absurde qu'elle en devient drôle. J'suis vraiment épaté.

Tant bien que mal, je finis par me calmer, aidé par la grande latte que je viens de tirer. Et maintenant que j'ai dépassé le stade de l'hilarité, une question demeure : pourquoi ? – Oh, mais j’vous écoute Dominic, comment on fait pour rendre une fille lesbienne ? Elle se fout de ma gueule, mais je continue de sourire malgré tout. Je me prends même un peu au jeu. – Si t'es trop nulle pour qu'elle tombe amoureuse de toi, t'as qu'à lui jeter un sort. Fais ta bruja. Parfois, j'me dis que les latinas ont toute une petite part de sorcière, au fond d'elles. C'est ce que j'ai cru voir chez toutes celles avec qui je suis sorti. En tous cas, moi, elles n'ont aucun mal à m'ensorceler. – Je l’ai fait parce que, j’sais pas moi, j’en avais envie sur le coup. Après ça j’me suis tirée avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit. Je me marre de plus belle, une paume qui vient taper mon front en signe de désespoir pendant qu'elle me vole le joint. – Et tu vois pas l'problème là ? Franchement, j'me demande comment t'arrives à pécho. Si elle pécho. Je sais pas grand-chose sur sa vie amoureuse en dehors de ce qu'elle ressent pour Zaza, mais je m'en fiche un peu. – Fuyarde. Et je ris encore une fois alors que je la regarde en coin, secouant doucement la tête. On dirait bien que MJ est une handicapée sentimentale.

Le verdict est donc sans appel : elle a merdé.

Son air indigné n'y change rien. La grande fautive dans cette histoire, c'est elle. Et même si j'ai retrouvé un peu mon sérieux, la situation me paraît toujours aussi comique. Surtout que je me retrouve propulsé dans le rôle du sensei, plus ou moins malgré moi, puisqu'elle n'a pas l'air capable d'admettre ses conneries toute seule. – Pero estoy soñando. Pas compris. Je hausse les épaules, elle tire sur le joint comme une forcenée en se mettant à tourner en rond. C'est plutôt drôle à voir. Alors j'en rajoute une couche, et la réaction est aussi théâtrale que tout le reste, avec ses gestes et ses mimiques. Une vraie dramaqueen. – Et moi j’trouve que tu devrais t’occuper de ton cul, Riggs. Nouveau haussement d'épaules. Ma voix se baisse mais reste parfaitement audible, quand je rétorque avec un petit sourire : – Si tu l'dis. En attendant, moi j'ai réussi à m'la taper. Faut dire que je partais avec un avantage non-négligeable, puisque je suis un mec. Cette remarque est aussi creuse que puérile – c'est juste pour l'emmerder.

La scène continue, presque digne d'une telenovela. – Et puis si moi j’en ai marre hein ? Tu l’as dit toi-même, elle est pas lesbienne ! Alors pourquoi j’devrais me coltiner tous ses abrutis d’mecs, alors que ça m’fait du mal. Ouais, ça m’fait du mal de la voir avec des nuls comme Ali. Ou… ou… ou bah toi ! La remarque me fait froncer les sourcils et très vite je réagis, tendant un index vers elle. – Eh, calmos ! J'suis l'meilleur mec qu'elle ait eu j'te signale. Ce serait bien de ne pas l'oublier. La nulle dans notre histoire, c'est elle, pas moi. Mais MJ reprend de plus belle, lancée dans son discours d'amoureuse bafouée. – Elle connaît la vérité sur ce que j’ai fait à Ali, elle connait mes sentiments… maintenant si ça lui plait pas, moi j’vais pas lui courir après 107 ans. J’ai b’soin de personne moi. Tu m’entends ? Personne ! J'affiche une moue dubitative, parce que ce qu'elle raconte ne me paraît pas vraiment crédible. – T'essaies de convaincre qui en fait ? Elle-même, probablement. – Tu t'cherches juste des excuses parce que tu flippes, avoue. Je suis encore en train de parler quand je vois son visage qui se métamorphose, sans que je comprenne vraiment ce qui se passe. Elle se baisse subitement, près de moi. – Mais qu'est-c'tu fous ? Je la regarde, un peu perdu par ce changement d'attitude. – Mierda, la r’voilà. Mes sourcils se froncent. – Hein ? Avec un train de retard, les connexions finissent par se faire.

Le kraken a retrouvé notre trace.

– Oh putaaain... Je me fige en l'entendant passer la vitrine explosée, ses chaussures qui craquent sur les éclats de verre. – Dominic ? MJ ? J'ose même plus respirer, mes yeux écarquillés qui fixent MJ d'un air paniqué. C'est comme si tout mon visage clignotait, alerte alerte, je sais pas quoi faire. – Revenez ici ! On est foutus, ça y est. Je me mets à quatre pattes et je fais signe à MJ de me suivre, avançant vers le fond pour changer de rayon, histoire de mettre plus de distance entre elle et nous. – J'ai entendu des voix ! Un petit rire étouffé m'échappe alors que je me tourne vers mon acolyte, chuchotant. – Ça explique un tas d'trucs. C'est pas le moment de faire des blagues, mais c'est plus fort que moi. – JE SAIS QUE VOUS ÊTES LÀ ! Merde. Merde merde merde – j'aurais dû la fermer.

Elle s'agite. Ses pas résonnent plus fort et elle continue de parler, se rapprochant dangereusement de nous. Le stress affole mon myocarde. Je me remets debout, l'échine courbée pour ne pas dépasser les étalages, et je me tourne vers MJ, la voix réduite au stade de murmure pour ne pas qu'on se fasse repérer une seconde fois. – Bouge pas, j'vais regarder où elle est. Je m'éloigne d'elle à pas feutrés et je sors une tête, repérant vite la tante, penchée dans un rayon en train d'observer je ne sais quoi. J'en profite pour changer de cachette, passer en face sans être vu. Je ne vois plus MJ. La tante se remet en mouvement, approche de là où on était. Je suis hors de son champ de vision, et je n'ai vraiment pas envie que ça change, alors j'abandonne l'idée de prévenir ma comparse. J'attends que la tante me tourne complètement le dos pour foncer vers la sortie, alors que je l'entends scander le nom de MJ – elle a dû l'apercevoir entre temps.

Tant pis pour elle.

Moi, je cours.

C'est en arrivant deux rues plus loin que je réalise que je n'ai pas seulement laissé MJ, dans la boutique. Mon sac rempli de weed. Je l'ai oublié à cause de la panique, il est resté posé là où l'on s'était assis pour fumer. – Nooon, putain fait chier ! Je me prends le crâne entre les mains, désespéré. Ça vaut un paquet de fric. Mais si j'y retourne, je risque de retomber sur la tante Molina qui veut me botter le cul, ou MJ qui doit être passablement énervée elle aussi. J'peux pas faire demi-tour, je risque de me retrouver avec deux brujas sur mon dos. Me reste plus qu'à attendre un bon moment, histoire d'être sûr que la voie est libre. Et prier pour que le sac y soit toujours quand j'y retournerai ; même si quelque chose me dit que je peux toujours rêver.

[ rp terminé ]