bénédiction (jake)

01_ (ma'riée à la lune) Tu l'appelais ma'. Tu te souviens de ses longs cheveux, rayons de soleil ardents, cascades sur sa poitrine pleine, ondulant comme les lianes d'une forêt vierge sur son cou maternel. Tu te souviens, elle souriait toujours à tes babillements, à tes cris, à tes rires, à tes sourires qui n'avaient jamais que pour but ultime de faire rayonner le volcan de ses pupilles. Peut-être que les souvenirs se sont mêlés au fantasme, peut-être que le manque délirant de sa douceur a fusionné avec l'épanouissement malade de ta violence. Mais c'était ma', c'était la tienne, c'était ton monde, ton paradis et la catabase fut violente, cruelle, injuste. C'est ton père qui te parlait souvent d'elle ; la gorge pleine d'alcool, les veines imprégnées des poisons qu'il vendait, le regard vide, le coeur transi par les souvenirs de son amour assassiné. elle était si belle, joséphine. Tu ne le reprenais jamais, quand il était question d'elle. Tu ne le reprenais jamais, quand votre tanière s'emplissait de son aura, de son souvenir, de sa beauté. elle était si belle... il répétait, inlassablement. Et toi, ça te suffisait. Entendre les sanglots muets, les reproches calcinés, l'existence de ton petit frère effleuré. Ils étaient devenus des fantômes comme le soleil s'était transformé en image pathétique en comparaison de ton passé, en mémoire de son existence sacrée.

02_ (paria du soleil) Alors, tu t'en es cachée. Il n'était plus question de vivre dans le berceau doré de ton enfance mais de grandir sous les rayons diaphanes de la mère Lune et du père brutal. T'as absorbée, comme une plante abandonnée, tous les sentiments morbides qui éclaboussaient les murs de ton éducation taillée à la serpe. T'as respiré les effluves de malheur, les leçons sauvages, les discours animaux, les tactiques miséreuses pour ériger le palais des Black, le royaume de l'illégalité, les terres de l'addiction. Tu t'es fait princesse de la misère, guerrière de la finance, séductrice aux griffes salies par ton ascendance. T'as rejeté les rayons passés, oublié les anges effacés pour te consacrer à l'aura de tout ce qu'on a pu te promettre, tout ce qu'on a pu te léguer et qui, aujourd'hui, maquille de rouge sang ton sourire carnassier.

03_ (magicienne des bas-fonds) tu es différente, ma chérie t'a toujours répété ta grand-mère, en caressant ta tête lourde. Incantation familière, maux doux sans réelle conséquence, tu acquiesçais d'un air entendu comme s'il s'agissait d'une vérité absolue. il est temps d'apprendre, elle t'a un jour prévenu, lorsque enfin, le temps était venu. Tu avais toujours observé de près ses pratiques de voyante, ses communications secrètes avec un monde qui te fascinait, qui t'appelait, qui ensorcelait de tout son mystère les passions d'une gamine perdue, à la dérive de toute réalité. Les soirs tu récitais les ingrédients des potions magiques observées plus tôt, sous les rayons printaniers illuminant la peau tannée de tâches de rousseur de ta grand-mère. Tu écoutais les non-dits qu'elle échangeait avec ses amies, ses pauvres amies qui inondaient le couloir de larmes et s'enfuyaient avec l'espoir réconciliateur. comment tu fais, mamie ? tu criais. je veux savoir tu hurlais à la lune, au soleil, à la terre et au monde entier. Alors un soir, ton initiation a commencé. Esprit mystique, tu as appris à irradier. Cette plaie béante dans ta poitrine, ce désir incandescent de réponses, cette fusion intense des sens et de la nature se sont succédés en un rite initiatique désiré et douloureux, chemin d'épines et de roses à travers les travers de ton inconscient. Aujourd'hui, tu as passé toutes les frontières, appris tous les sorts, chanté tous les enchantements. Sorcière des temps modernes, descendante des amazones de Salem, le bout de tes doigts sont sources sacrées de guérison, fleuves maudits de souffrance, réceptacle d'une magie ancienne et profonde, de générations africaines passées, d'hommes et de femmes d'un autre temps. Ton appartement devient temple quand tes amies, tes bonnes amies viennent à leur tour, désireuse de haine ou d'amour, de vengeance ou de réussite ; t'es l'avatar de leur crainte, l'emblème de leurs croyances, la vipère sacrée de Détroit.

04_ (violence de la rue) Pa' n'aurait jamais voulu que sa fille aînée puisse avoir la peau tâchée d'ecchymoses, les yeux cerclés de douleur, le coeur engorgé de faiblesse. Alors Pa', il t'a appris que la meilleure défense c'est l'attaque, à poings nus ou avec une arme. Au fond d'une salle de boxe, dégoulinante de sueur et de douleur, t'as craché ton enfance et ton adolescence, monstre de muscles et de finesse, de fierté et d'arrogance. T'as pris goût aux coups et au goût ferreux du sang de tes adversaires, triomphe ultime de tes luttes bestiales. Alors, t'as continué à danser ailleurs, dans le repère des déséquilibrés, dans le foyer des fous-à-lier. T'as rythmé tes soirées solitaires en bal sacré de tes émotions suicidaires, à valser autour des corps abîmés, à te heurter contre les chairs contaminées. Tu gagnes ton argent en martelant tes poings, en aiguisant tes griffes, en vomissant ta rage contre tes semblables, ces loups sauvages, ces lions en cage qui rêvent de briser autant que toi le thorax de tes peines, la colonne de tes douleurs, la nuque de tes souffrances.

05_ (fuite dynastique) Il est parti, un beau matin. Tu te souviens encore des chants des oiseaux, de l'hymne naturel des vents et des fleurs que respirait la brise, ce jour-là. La maison était silencieuse et ton âme en paix. Il est parti, un beau matin, et il n'est jamais revenu. Criblé de dettes, noyé sous les menaces de mort, il n'a pas laissé pas de mots, il n'a pas trouvé d'excuses ; il t'a simplement abandonné, comme ta mère avant toi, comme son fils, comme sa vie entière et toutes les versions de lui-même qu'il a laissé derrière lui. Il est parti un beau matin et il fut temps que tu te trouves. Ce jour-là, Joséphine est morte, enterrée par la fuite du seul qui la nommait, du seul qui lui a jamais donné vie. Ce matin-là, Jake est née, plus forte et plus seule que jamais.

06_(maman assassinée) T'as pas vraiment compris, t'as pas vraiment saisi les mots de l'infirmière, le sourire mielleux, le rire entendu. vous en êtes à quatre semaines, mademoiselle un mois, un mois, un mois de vie dans ton ventre cancéreux, un mois d'oubli, un mois secret, un mois cachotterie que t'aurais jamais été capable de deviner. félicitations ! L'ironie te donne envie de vomir, toi maman, toi qui n'en a jamais eu, toi qui maudis les gens, toi la Médée moderne d'un cartoon de mauvais goût. T'as eu envie de hurler, t'as eu envie de rire, t'as eu envie de mourir face à cette vie pure, nouvelle, espoir, qui t'es tombée dessus comme une balle dans la lumière du soir. Et vite, une évidence, un cri de rage, une promesse je ne peux pas l'abandonner, pas comme ils sont tous partis, pas comme on m'a laissé. Jake bébé, Jake gamine, Jake adolescente rejetée t'a supplié de prendre soin du fruit minuscule de ton amour passionnel, de protéger la création parfaite de tes amours passés. Alors, tu n'as rien dit, alors tu as imaginé. Lentement, tu t'y es fait ; tendrement t'as accepté.
Jusqu'au jour bâtard de la malédiction de trop
Jusqu'à la nuit blanche, à la mort sentence, à l'expédition punitive

vous avez fait une fausse couche mademoiselle

Tu as échoué, Jake. Tu as invoqué les mauvaises âmes, puni le mauvais criminel, provoqué les mauvaises forces. Tu l'as perdu, Black. T'as assassiné de tes pouvoirs malades le fruit de tes entrailles, la beauté parfaite, l'amour pur qui t'étais destiné. T'es toute seule désormais, petite fille des sombres rues, maman poignardée, ventre à l'abandon, coeur saigné à blanc par tes convictions les plus profondes, par la noirceur de tes racines, par l'avalanche de tes pouvoirs. Sorcière déchue, louve à l'agonie, femme brisée par la folie de son nom, de ses dons, de ses désirs pathologiques, de son échappée ratée, de son exil avorté.

07_ (éros envolé) t'es plus amoureuse, t'es plus séductrice, t'es plus érotique. T'as arrêté d'y croire, t'y as peut-être bien même jamais cru mais depuis la perte inéluctable de la seule chose qui aurait pu être belle, qui aurait pu être toi, qui aurait pu être vous, tu t'es enfermée dans ta carcasse de haine, dans ta prison d'acier. T'as plus envie, t'es toute cassée et peut-être bien que la seule personne qui arrivera à te toucher sera la seule capable d'un peu plus te briser.