catch me if you can. (deandre) // intrigue 7

@deandre parker

Alors c’est la Black Mafia qui a repris la main sur la ville, hein? T’as cru comprendre ça, quand tu les entendais parler. À jouer la princesse sur les genoux d’un d’entre eux aux gros bras. Les visionnages sur ta chaine ne pleuvent pas en ce moment — t’avais besoin d’argent, sinon t’aurais pas pu payer la totalité de ton loyer ce mois-ci. C’est la vie. Parfois t’as suffisamment de revenus pour subvenir à tes besoins ; parfois, t’en as même en trop et tu peux aller t’acheter une nouvelle robe ou de nouveaux accessoires pour pimenter tes shows. Parfois, c’est la dèche. Et quand les comptes sont à sec, tu e sacrifies, tu marches au front, tu vas droit dans la gueule du grand méchant loup telle une généreuse offrande. Idiote que t’es — mais c’est pas comme si t’avais le choix, y’a un appart à payer.

C’est comme ça que tu t’es retrouvée tard le soir dans la rue, une petite liasse de billets dans les mains. Dieu merci le couvre feu a été levé — à cause de lui, tu t’es retrouvée à te faire poursuivre par un alligator affamé dans les égouts dégueulasses de Detroit et à te faire pourchasser par un psychopathe serial killer dans le manoir de Delray. Rien que ça, ouais. Alors, même si le couvre-feu a été levé, tu vas vite rentrer chez toi pour éviter les ennuis. Tu restes une nana gâtée par la nature dans les rues morbides et dangereuses de la ville, seule en pleine nuit, habillée d’une robe un peu trop courte et de bottines à talons. T’oses espérer que tu saurais te défendre — t’as pas une bombe lacrymo ni un couteau suisse pour rien dans ton petit sac — mais ne tentons pas trop la chance non plus. Inutile de traîner dans le coin, tu prends la route vers Mexicantown.

Sauf qu’t’as à peine fait cent mètres que t’as un mauvais pressentiment. Un truc qui te passe dans le dos, une présence qui te chatouille, et c’est clairement pas rassurant. Tu presses le pas, tu vas pour serrer les billets dans la paume de ta main mais… ils manquent à l’appel. Attends, comment ça ils sont plus là? Ils se sont pas envolés. Tu te retournes pour voir si par le plus grand des hasards, tu ne les aurais pas laissés tomber sur le trottoir tel un généreux Petit Poucet. Et c’est un cri qui s’échappe de ta gorge. Nez à nez face à… un singe? Un gorille? Qu’est-ce que t’en sais? C’est une putain de bête sauvage, ça, tu l’sais. C’est une blague? D’abord le crocodile, maintenant le singe? T’habites à Detroit ou en Australie là? Et en plus, tu le vois qui essaye de manger ton argent tant mérité. "Ehhh! Pssst! Arrête! Dégage! Rends-moi ça!" Mais à peine tu fais un pas en avant pour essayer de chopper ton dû que le singe se barre en courant. Bordel ! Tu vas pas laisser filer cet argent, t’en as besoin pour vivre ce mois-ci, puis merde quoi, tu l’as gagné, t’as travaillé pour l’avoir.

Tu commences à perdre espoir de revoir le reste de ta paye du mois après avoir erré pendant un bon vingt minutes dans les environs à la recherche du voleur. Quand tout à coup, tu le vois — lui, là-bas, un grand black baraqué. Avec des billets dans les mains, en train de les compter. "Eh!" Que tu hèles pour l’interpeler, en parcourant les derniers mètres qui te séparent de lui. Tellement obnubilée par ton argent que tu penses même pas au potentiel danger. Tu le connais pas après tout, ça pourrait être un taré. "T’as retrouvé mes billets! Merci! Tu risquerais de pas me croire mais c’est nu singe qui me les a piqués et ça fait vingt minutes que j’essaye de le retrouver, il s’est enfui dès que j’ai essayé de l’approcher… Un enfer. Mais merci, tu me sauves!" Et tu lui offres ton plus beau sourire — sincère, qui plus est. Parce que tu penses vraiment qu’il va te les rendre sans broncher. Tu te crois sauvée. Naïve que t’es.

Dépecer un porc est une activité reposante, lorsqu’on a pris l’habitude.

Fatigante, aussi. Le sang qui tourbillonne dans le siphon du lavabo va presque trop vite pour les yeux qu’il rive dessus. Il gratte la peau, la débarrasse de toute trace de violence incrustée. Les gestes sont méthodiques, lorsqu'on fait ce genre de chose souvent, mais il y a toujours un moment où on s’énerve un peu contre la carcasse, parce qu’un os résiste, parce qu’un muscle mort se bande. Alors on force. On fait craquer, on fait céder, jusqu'à ce que le cadavre ait été découpé en parts nettes, jusqu'à ce qu’il ne reste plus rien de l’être de base.

Son être n’est pas vraiment identifiable non plus lorsqu'il jette un coup d’œil à son reflet. Les lumières de la boucherie sont aveuglantes mais la nuit s’engouffre aussi à l’intérieur, crée un clair obscur qui pèse sur sa bouche. Il a cet air un peu agacé qu’il porte lorsque la nuit tombe, lorsque le boulot devrait être fini depuis quelques temps. Ça ne change pas grand chose à d’habitude, en soi. Juste un peu plus de mauvaise volonté pliée entre ses sourcils, ainsi qu’un air perpétuellement railleur, comme si l’obscurité lui racontait une blague qu’il a déjà entendu.

Il sort, rabat la grille de la boucherie devant la devanture. Le métal chante, un claquement bien connu. Le verrou est tiré soigneusement. La ruelle est déserte, faussement calme. Il n’y a plus de couvre-feu pour justifier le silence nocturne, mais les promesses de violence le font à la place. Elle est toujours précédée d’une sorte de bourdonnement, un mouvement d’air infime et infini.

Pas de fanfare pour les débordements sanglants.

Du bruit, il y en a lorsqu'il se relève. Discret, comme les pas d’un enfant. Deandre tourne la tête, cherche le gosse. Il tombe sur une sorte d’ombre qui disparaît au coin de la rue, bancale, clopinante. De loin, ça ressemble un peu à un nain grotesque, un petit monstre de foire. Ses yeux se plissent, suspicieux. Un gosse difforme ? Un animal ? Un véritable monstre qui ne sort que la nuit, fruit des incestes répétés dont ne sait quels tarés ?

Une liasse d’argents brandie, jetée.

Les billets se répandent sur le trottoir, bientôt emportés par le vent. Ils glissent dans sa direction. La créature disparaît au coin de la rue, toujours aussi tordue. Si elle réalise qu’elle vient de perdre le pactole du siècle, elle n’en a rien à carrer. Le butin souffle toujours dans sa direction comme un miracle, un cadeau inespéré.

Deandre se penche et ramasse le premier billet. Puis le second. Et puis la liasse toute entière, diligemment, comme on cueillerait des fleurs. Lorsqu'il se redresse sous un lampadaire il recompte, un semblant de sifflement entre les dents. Sa nuit est complètement refaite. C’est une véritable manne divine qui lui tombe dessus - s’il y croyait, il remercierait Dieu avec une prière. Il se contente d’applaudir l’absurdité de Detroit. Tout ce fric va partir dans les dernières réparations de son appart’.

Il méritait bien qu’un truc sympa lui arrive, de toute façon.

« Eh! » Deandre relève la tête, un sourcil haussé. Une fille est en approche, trop légèrement vêtue pour les températures nocturnes. Petite robe qui roule sur ses hanches, talons qui claquent sur le pavé. Lorsqu'il la voit de plus près il réalise qu’elle est belle mais trop jeune, un je-ne-sais quoi d’identifiable dans la rondeur de ses joues.

Jolie fille trop jeune, à la robe trop courte, qui file vers lui au cœur de la nuit alors qu'il compte du pognon.

C’est sûrement une pute.

« T’as retrouvé mes billets! Merci! Tu risquerais de pas me croire mais c’est un singe qui me les a piqués et ça fait vingt minutes que j’essaye de le retrouver, il s’est enfui dès que j’ai essayé de l’approcher… Un enfer. Mais merci, tu me sauves! »

C’est sûrement une pute complètement défoncée.

Ou alors elle le prend pour le pire des cons - les deux sont possibles. Deandre l’observe, les billets toujours en main. Il les plie tranquillement et laisse s’étirer le silence, comme pour lui laisser le temps de deviner à quel point ses propos sont absurdes. Elle sourit. Ce serait presque charmant, dans d’autres circonstances.

« ... Ouais. »

Mouvement du menton incrédule. Un filet de ricanement s’échappe de ses lèvres. Parce que, quand même, le coup du singe, il est pas mal. Complètement ridicule, mais ça a le mérite d’être marrant.

« Sinon moi perso j'suis la reine d'Angleterre… » L’un de ses doigts chute pour désigner ses couilles, vulgaire, sardonique comme l’expression qu’il porte. « ... Et voici les joyaux de la couronne. »

Deandre se penche un peu, cherche à voir si elle a les pupilles dilatées. Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir ingéré pour mieux supporter sa nuit de boulot ?

« T’as pris quoi exactement ? Histoire que je tente jamais ça ? »

Tu vois ce grand mec compter tes billets, et tu te dis que t’es sauvée. Il a réussi à les récupérer du gorille qui te les a volé. Dieu merci, t’as pas travaillé pour rien, ce soir. Dieu merci, tu t’es pas tapé ce gros porc pour rien, ce soir.

Alors tu le hèles en t’approchant de lui au pas de course, pas le moins méfiante pour le coup. Il relève la tête vers toi quand tu attires son attention. Tu lui racontes ta folle histoire avec le macaque et tu le sais, ça a l’air totalement délirant, mais c’est pourtant la vérité.

Tu te manges le silence de ton interlocuteur et tu appuies tes dires par un sourire. Preuve de bonne foi. « ... Ouais. » Tu fronces un peu les sourcils à sa répondre, et tes yeux se plissent davantage quand tu entends un rire s’échapper de ses lèvres. Il hoche la tête mais t’es pas vraiment convaincue par sa réaction. Ça sent les problèmes.

« Sinon moi perso j'suis la reine d'Angleterre… » Ton regard suit sa main qui vient se caler sur son entrejambe. « ... Et voici les joyaux de la couronne. » Et toi, tu roules des yeux. "Mature, vraiment, wow, tellement de classe, je suis bouche bée." Connard, va.

Il se penche vers toi et tu fais un pas en arrière pour reculer, soudainement méfiante et un peu boudeuse. C’est ton argent, tu l’as mérité à la sueur de ton corps — littéralement — et tu ne comptes pas rentrer chez toi sans. « T’as pris quoi exactement ? Histoire que je tente jamais ça ? » Tu le dévisages, mauvaise. "Je suis pas droguée. J’ai rien pris et j’ai rien bu. Je te dis la vérité, et je sais que ça peut paraître totalement loufoque mais j’y peux rien. Si tu regardais les infos, tu saurais qu’il y a eu une faille au zoo de Detroit et que plusieurs espèces se sont échappées." Espèce d’inculte.

"Je rentrais du travail. Cet argent, il est à moi et tu vas gentiment me le donner. Tu crois réellement que les billets tombent du ciel?" Question rhétorique mais il sait très bien que cette liasse ne lui appartient pas le moins du monde. Et tu croises les bras sur ta poitrine, plantée face à lui, résignée. Tu ne comptes pas lui donner raison.

« Mature, vraiment, wow, tellement de classe, je suis bouche bée. » Il est vrai qu’il n’a pas fait dans la dentelle. Ses doigts remontent, s’éloignent des bijoux de famille rutilants. Il la jauge, tiraillé entre l’agacement et l’amusement. La première des deux émotions prend lentement le dessus sur l’autre, tyrannique. De quoi se plaint-elle, au juste ? Elle est celle qui l'approche avec des bobards et des demandes insensées plein la bouche.

« Je sais. » Son rictus s’étire comme si on le lui taillait dans la joue. « Au moins aussi classe qu’une meuf qui aborde un gars dans la rue pour lui piquer son fric. »

Ses yeux retombent sur elle, cherchent des indices. Elle pourrait aussi être une fêtarde - une fille qui a profité de la mort du couvre-feu pour se faufiler au creux des ténèbres et se remplir le nez dont ne sait trop quoi. Si elle est défoncée elle le cache en tout cas bien, fermement plantée sur ses talons et cohérente, l’air de plus en plus frustrée.

C’est qu’elle pourrait presque le convaincre qu’elle est saine d’esprit.

Elle recule d’un pas lorsqu'il se penche, mais il a eu le temps d’attraper deux pupilles rondes qui ne grignotent pas entièrement l’iris. Plus le temps passe et plus la théorie de l’addict tarée s’effrite.

« Je suis pas droguée. J’ai rien pris et j’ai rien bu. Je te dis la vérité, et je sais que ça peut paraître totalement loufoque mais j’y peux rien. Si tu regardais les infos, tu saurais qu’il y a eu une faille au zoo de Detroit et que plusieurs espèces se sont échappées. »

Sa bouche s’entrouvre sur une protestation instinctive. Deandre fronce les sourcils, lâche un soupir. Il sort son téléphone de mauvaise grâce, les gestes lents, persuadé qu’elle lui fait perdre son temps. L’interface du Detroit News est moche et immémoriale, comme la ville qu’il tient informée.

Son histoire de zoo empiète sur la première page du site et condamne les homicides du jour aux oubliettes. Il y en a sûrement eu pourtant, des gens crevés sur le bas-côté - mais une autruche qui s’échappe de sa cage c’est plus loufoque, plus divertissant. Celle qui illustre l’article le dévisage de sous ses longs cils ourlés, comme si elle le mettait au défi de contredire l’inconnue.

Inconnue qu’il observe de sous ses propres cils.
L’ombre de tout à l’heure était petite, disproportionnée.
Ça aurait pu être un singe.
Ça pourrait toujours l’être si cette vérité ne l’emmerdait pas.

« Ouais. Des macaques se sont échappés. T’es en train de me dire que tu t’es fait voler ton fric par l’espèce de singe la moins menaçante de tous les temps. » Un rapide survol de google images lui permet d’illustrer ses propos. Il lui montre l’écran pour lui prouver à quel point la menace semble ridicule. « Regarde ça putain, comment je peux te croire ? Même si c’est vrai je sais pas si tu mérites de le récupérer. »

« Je rentrais du travail. Cet argent, il est à moi et tu vas gentiment me le donner. Tu crois réellement que les billets tombent du ciel? » C’est à son tour de rouler les yeux. Deandre tripote la liasse, triture sa conscience. « Au pire j’te donne un gros billet et tu me fous la paix, ok ? »

Sa proposition tombe dans un grand fracas en provenance de l’autre bout de la rue. Une poubelle vient de se renverser par terre, vomissant au passage tous les détritus qu’elle contenait. Une sorte de grognement suit le vacarme, à peine humain.

Si c’est un putain de macaque qui est en train de s’improviser éboueur…

« Ça prouve rien, » décrète-t-il plus fermement qu’il ne le pense. « Mais on peut aller vérifier. Si c’est juste un clebs tu peux dire adieu à ton fric. »

« Je sais. Au moins aussi classe qu’une meuf qui aborde un gars dans la rue pour lui piquer son fric. » Tes sourcils se froncent davantage à ses mots, une légère ride qui te barre le front. "T’insinues quoi, là? Que j’suis une voleuse? Que j’suis une pute?" T’es vexée. Et pourtant… il serait pas loin de la vérité. C’est pas pour autant que t’en es fière.

En plus tu le vois, te reluquer de la tête aux pieds.
Comme un prédateur.
Putain.

Il te pense en plus de tout ça droguée, mais tu nies. Tu l’es pas. Il a qu’à regarder le Detroit News, il verra que tu mens pas pas, y’a vraiment eu une effraction au zoo, plusieurs espèces qui se sont faites la malle. Il semble vouloir protester, ouvre la bouche mais la referme aussitôt. Il sort son téléphone. Toi, t’attends. "Tu crois que j’ai que ça à faire?" T’as pas son temps, t’aimerais bien terminer la nuit et rentrer chez toi pour aller dormir.

Il relève les yeux sur toi, t’observes encore sans un mot. T’aimes pas ça toi, t’as l’impression d’être sondée, d’être analysée, tu détestes ce sentiment. « Ouais. Des macaques se sont échappés. T’es en train de me dire que tu t’es fait voler ton fric par l’espèce de singe la moins menaçante de tous les temps. » Il te montre l’écran de son téléphone, une image d’un singe au faciès disgracieux et ridicule. « Regarde ça putain, comment je peux te croire ? Même si c’est vrai je sais pas si tu mérites de le récupérer. » Là encore, tu fronces les sourcils. Ce jeu qu’il a lancé ne t’amuse pas. Toi, tu veux juste tes billets et rentrer. Alors que lui, il a l’air vouloir te taquiner. Sauf que tu ne le connais pas ce gars, et vu la vermine qui traine dans les rues sombres de Detroit, il vaudrait mieux que tu ne t’attardes pas.

Alors, résignée, bras croisés, immobile, tu emploies un ton un peu plus ferme. Tu fais un peu plus vieille que ton âge, t’espères que ça te donnera un peu plus de crédibilité face à lui. Et le pire? C’est qu’il joue avec les billets sous ton nez. Tes billets, bordel. « Au pire j’te donne un gros billet et tu me fous la paix, ok ? » Tu ricanes un peu. "Au pire j’te laisse me baiser et tu me donnes la totalité, ok?" C’est une vraie proposition. Parce qu’au final, c’est comme ça que tu les as gagné. Bon, t’auras fait de la charité pour une des deux personnes, un acheté un gratuit, mais tu préfères ça que de rentrer sans ce qui t’appartient.

Sauf qu’un bruit sourd retentit dans ton dos et tu te retournes vivement, le coeur un peu battant. T’aimes pas ça, cette atmosphère pesante, son visage sombre à peine éclairé par les reflets du réverbère, sa taille qui te surplombe, la mauvaise réputation des habitants — surtout en ce moment, surtout ici. North End, Los Zetas qui ont repris la main, qui dirigent, tout fier de leur exploit. « Ça prouve rien, mais on peut aller vérifier. Si c’est juste un clebs tu peux dire adieu à ton fric. »

Tu fais à nouveau volte-face vers lui. Un pas de plus pour réduire la distance entre vous, histoire de montrer que tu tiens à tes convictions et que t’as pas peur. "J’irai nulle part avec toi. Rends-moi l’argent. Je te le redemanderai pas une autre fois." Il a plutôt intérêt à coopérer, parce que t’es pas d’humeur à te faire mener en bateau.

« T’insinues quoi, là? Que j’suis une voleuse? Que j’suis une pute?  » En plein dans le mille. Si elle le devine facilement, c’est peut-être qu’elle l’est vraiment. Mais il est aussi probable qu’elle refuse de l’admettre. Certaines prostituées préfèrent se voiler la face lorsqu’elles sont confrontées à la réalité de leur emploi. S’il était aussi jeune qu’elle et dans la rue, il hésiterait sûrement aussi à avouer qu’il est tombé si bas.

Mais elle le frustre trop pour qu’il compatisse.

« Pourquoi pas les deux ? »

L’agacement qu’elle provoque ne l’empêche pas d’accorder peut-être un peu trop de temps à ses mensonges. Le site accrédite l’histoire des animaux échappés mais ne confirme en rien celle du macaque pickpocket. Elle a très bien pu l’inventer sur le tas, si elle est une menteuse particulièrement peu douée ou trop habituée à ce qu’on gobe la moindre connerie.

« Tu crois que j’ai que ça à faire? » Regard lourd. « J’peux aussi me casser au lieu d’écouter tes mensonges. On fait comme ça ? »

Même pas de sourire lorsqu'elle tombe sur la photo. Juste ce perpétuel petit air pincé, un peu boudeur, de l’enfance sur un visage fardé. Deandre se rabat sur les billets, refait un peu machinalement le compte.

Un ricanement tombe à ses pieds. « Au pire j’te laisse me baiser et tu me donnes la totalité, ok? » Ses doigts s’immobilisent, surpris. C’est une pute. Il n’y a plus de doute possible. Si ça n’en était pas une il y a deux minutes, ça en devient une maintenant. Ou du moins ça tente désespérément de le devenir.

Sa lèvre inférieure ploie sous le poids de la désapprobation. « Pas question. » Et il n’explicite pas, mais les raisons se bousculent - nul désir de tomber si bas, dans les bras d’une fille trop jeune, dans une ruelle trop sombre, tout ça pour regretter et réaliser la gravité du geste une fois les brumes de l’orgasme dissipées.

Et puis, il n’a vraiment envie de baiser qu’une personne en ce moment.

Son attention est bientôt détournée par la créature qui est en train de faire les poubelles à quelques mètres de là. Il n’en discerne même pas les contours - il pourrait autant s’agir d’un macaque que d’un gremlins. En attendant, la prétendue propriétaire des billets ne fait qu’encore plus se renfrogner.

« J’irai nulle part avec toi. Rends-moi l’argent. Je te le redemanderai pas une autre fois. » La menace est palpable. Si elle n’est pas complètement idiote, elle a de quoi se défendre contre un type qui fait deux fois sa taille et son poids. Deandre s’attarde sur son petit sac, les sourcils légèrement froncés, se tend. Pas question de se faire agresser par une gamine.

« Ah oui ? Et tu vas me faire quoi si je dis non ? » Le rictus est toujours attaché à ses lèvres, moqueur mais figé par un peu de prudence. Sous-estimer les filles ne sert à rien. Elles sont parfaitement capables de faire du mal lorsqu'elles ont décelé le moyen de retourner les choses en leur faveur.

Un pas de côté. Son corps se tourne lentement en direction des poubelles. La curiosité l’anime, mais il ne cesse pas de la regarder pour surveiller ce qu’elle fait.

« Ben écoute, si tu vas nulle part avec moi t’as qu’à rester plantée là. Sans ton pognon. »

Et il la jauge une dernière fois, un sourcil haussé, comme pour lui intimer de saisir sa chance.

« Pourquoi pas les deux ? » Tu hausses un sourcil, clignes des yeux, un peu abasourdie. T’arrives pas à croire qu’un parfait inconnu, qui t’a volé ta paye qui plus est, oses t’insulter de pute pickpocket.

La situation commence sérieusement à te taper sur les nerfs, t’es fatiguée, tu te sens sale après ce rendez-vous passé, t’as envie de prendre une douche, te nettoyer, aller te coucher. Alors tu le presses un peu, t’as pas que ça à faire à cette heure tardive de la nuit. « J’peux aussi me casser au lieu d’écouter tes mensonges. On fait comme ça ? »

Et ta proposition qui tombe, en écho à sa phrase. Et s’il te baise, il te rendra les billets? Donnant-donnant, non? « Pas question. » Tu soupires, râles un peu. "T’es sûr?" Et sa mine confirme la chose. Dommage. En général, les hommes ne disent pas non quand tu t’offres à eux.

Interlude cocasse avec la poubelle qui se reverse, c’est probablement ton singe voleur mais tu refuses d’aller à sa recherche avec ton interlocuteur. Tu le connais pas, tu sais pas où il pourrait t’entraîner. Et faut croire que ta petite menace et ton ton déterminé fait mouche, tu le vois se redresser un peu, se tendre légèrement. « Ah oui ? Et tu vas me faire quoi si je dis non ? » Tu lâches un petit rire moqueur. "Tu as tort de sous-estimer une fille qui se promène seule en pleine nuit dans les rues de Detroit. Tu penses vraiment qu’elle sortirait sans être préparée?" Les filles naïves et stupides, peut-être bien — mais toi, tu ne fais pas parti de cette catégorie de nanas. T’as déjà eu ton lot de mauvaises aventures et tu ne laisseras pas le schéma se reproduire.

Mais son attention est toujours plantée dans ton dos, vers le fouteur de trouble. « Ben écoute, si tu vas nulle part avec moi t’as qu’à rester plantée là. Sans ton pognon. » Tu lui lances un regard assassin. "T’as vraiment aucune morale en fait? Tu sais tout aussi bien que moi que cet argent ne t’appartient pas. Ça s’est vu à la tête que tu faisais quand tu comptais les billets, comme un cadeau du ciel. Je t’ai déjà dit que j’avais besoin de cet argent pour payer mon loyer, je suis déjà en retard d’une échéance." Mais il a l’air de s’en foutre complètement. Pas franchement convaincu.

Alors tu souffles, gamine capricieuse et agacée.
Et tu finis par te résigner. "Bon ok! On va voir. Mais si on tombe nez à nez avec un singe, tu promets de rendre mon argent. Et de t’excuser, aussi. Et par contre, tu passes devant. Tu quittes pas ma vue, on sait jamais." Parce que s’il marche derrière toi, c’est plus facile pour t’embarquer. Et certains diraient que t’es parano, mais toi, t’es juste réaliste. Qui plus est en ces temps foireux, dans une ville comme la vôtre.

« T’es sûr? » Il arbore un air consterné pour seule réponse. Les poubelles renversées servent quant à elles à les détourner de toute tentative de levrette sur le trottoir. Les yeux de Deandre s’attardent sur la vomissure de déchets. Il se trouve indulgent lorsqu’il propose d’aller vérifier s’il s’agit du singe, mais sa compagne du soir rechigne, trépigne, comme si elle craignait que tout son mensonge s’effondre.

Elle rit encore, ce même petit grelot moqueur. « Tu as tort de sous-estimer une fille qui se promène seule en pleine nuit dans les rues de Detroit. Tu penses vraiment qu’elle sortirait sans être préparée? » Le regard qu’il lui lance est chargé d’un peu d’agacement. Bien sûr qu’il ne sous-estime pas les filles. Il a grandi dans un univers suffisamment féminin pour savoir qu’elles peuvent vous martyriser, qu’il s’agisse de vous embaucher comme mannequin lors des expériences de maquillage foireuses ou de répandre une sale rumeur sur vous dans les couloirs du lycée. Il n’a encore jamais goûté à la revanche d’une fille dans la rue, cependant. Parce qu’il n’est pas un salaud.

Généralement.

« Redescend un peu, Catwoman. J’vais bientôt pisser dans mon froc. »

Il n’a pas le temps de s’attarder sur le personnage féminin de comics qui lui irait le mieux. Catwoman, ça ira très bien. Et Catwoman elle sera, puisqu’elle n’a pas de nom jusqu’à présent.

Deandre se détourne en direction des poubelles, bien déterminé à aller voir ce qui s’y trame. Son interlocutrice proteste, comme à son habitude, mais il la sent prête à abdiquer. « T’as vraiment aucune morale en fait? Tu sais tout aussi bien que moi que cet argent ne t’appartient pas. Ça s’est vu à la tête que tu faisais quand tu comptais les billets, comme un cadeau du ciel. Je t’ai déjà dit que j’avais besoin de cet argent pour payer mon loyer, je suis déjà en retard d’une échéance. » Quelle grande dépense d’oxygène. Lui ne déverse qu’un soupir avant de mordre, un regard noir jeté par dessus son épaule : « J’commence à sérieusement regretter de pas avoir accepté l’offre de tout à l’heure. Avec une bite dans la bouche tu t’la fermerais au moins un peu. »

Et elle continue…

« Bon ok! On va voir. Mais si on tombe nez à nez avec un singe, tu promets de rendre mon argent. Et de t’excuser, aussi. Et par contre, tu passes devant. Tu quittes pas ma vue, on sait jamais. »

Deandre se contente de hausser les épaules. Il approche des poubelles, la fille derrière lui, contourne le tas de déchets qui s’est déversé par terre. Une autre poubelle a été renversée juste à côté. Un doigt sur la bouche, il attend un bruit qui indiquerait que quelque chose se trouve encore dedans.

Quelques instants de silence s’écoulent avant que quelque chose ne remue dans la poubelle. Une petite créature en émerge, quadrupède, sombre, agile…

C’est un putain de macaque.

Deandre grogne. Il passe une main sur sa figure, masse lentement ses traits tirés. Cette nuit est complètement pourrie. Il pense tomber sur de l’argent, mais il ne découvre qu’une fille chiante et un singe qui lui gâche l’existence.

« Bon, ok. » Le macaque les observe avec intérêt, les babines retroussées sur une grimace. Deandre se tourne vers l’inconnue, lui tend la liasse de billets. Il prend un ton grave pour appuyer sa sincérité. « J’suis désolé, j’ai déconné. Prend ton fric… »

Sa phrase est interrompue par le jaillissement du primate, qui tend le bras et s’empare d’une bonne partie des billets en un éclair. Ses yeux ont à peine le temps de s’écarquiller que ses doigts sont presque vides.

« ESPÈCE DE GROS FILS DE PU- »

« Redescend un peu, Catwoman. J’vais bientôt pisser dans mon froc. » Tu seras ravie d’être aux premières loges de sa perte de virilité quand tu lui auras planté un couteau dans les couilles, y’a pas de doutes. En attendant, Catwoman, c’est plutôt un compliment alors tu vas pas t’en plaindre. Mais il a sûrement autant de pop culture qu’il a de valeurs, donc bon, t’es pas surprise.

Tu batailles encore un peu avec les mots — t’essayes toujours ça en premier lieu, la violence, ça viendra si ça s’avère nécessaire en cas de non-coopération de sa part. Tu te justifies, encore une fois, auprès de cet inconnu qui a de moins en moins l’air commode. « J’commence à sérieusement regretter de pas avoir accepté l’offre de tout à l’heure. Avec une bite dans la bouche tu t’la fermerais au moins un peu. » Tu lâches un petit rire moqueur et roules des yeux. Belle répartie digne d’un pauvre mec. Le genre de remarques que les filles doivent supporter au quotidien. Alors bon, à force d’entendre toujours les mêmes choses, ça devient risible assez rapidement.  

Soit, au final, t’acceptes sa proposition d’aller vérifier l’origine du vacarme près des poubelles avoisinantes. Après l’antre du créateur de Frankenstein au manoir et les égouts, tu vas te taper les poubelles. Super, vraiment, le karma a l’art et la manière de se foutre de ta gueule dernièrement.

Sauf que tu le suis. C’est lui qui passe devant, certainement pas toi.

Tu crois l’apercevoir poser son index sur ses lèvres pour faire "chut", mais tu hausses un sourcil. Tu n’as pas d’indications à recevoir de sa part et puis, quand bien même, tu comptais pas parler.

Après quelques secondes, le monstre sort de sa cachette. La même créature que t’as vu plus tôt dans la nuit. Celle qui t’a volé tes billets. Et tu l’entends râler, alors que tes lèvres pulpeuses s’étirent en un sourire fier et satisfait. T’as toujours su que t’avais raison — mais il n’a pas voulu te croire et maintenant il en a la preuve. La victoire a toujours un goût merveilleux.

« Bon, ok. » Il se tourne vers toi, l’air complètement dépité qui contraste avec ton air jovial et soulagé de pouvoir enfin clôturer cette interaction et aller te coucher. Et il tend la main vers toi, ta liasse prête à retrouver son propriétaire — aka, toi.

« J’suis désolé, j’ai déconné. Prend ton fric… » À peine le temps de tendre à ton tour le bras qu’une troisième personne le fait avant toi. Ce foutu singe. Il a encore volé l’argent. Et il détale déjà en courant. "Putain mais je rêve, c’est une blague!" Tu t’indignes, et t’es pas la seule. « ESPÈCE DE GROS FILS DE PU- »

T’entends pas la fin parce que t’es déjà partie à sa poursuite. Tes talons qui claquent, tu cours le long de la rue, le suit à un angle et… rien. Tu l’as perdu. T’as perdu sa trace. T’as perdu ton salaire. Et tu grognes, un râle mêlé à un petit hurlement de frustration et de rage.

Tu rebrousses chemin, replaçant tes cheveux derrière tes oreilles, pour te planter à nouveau face au grand gaillard. "Il est parti. Je pense qu’on lui a fait peur." Rationnellement, ça reste un animal sauvage. Ils sont pas habitués à la vie humaine en étant enfermés dans un zoo. D’un côté, tant mieux qu’il se soit échappé de sa cage. De l’autre… il risque de pas survivre longtemps à Detroit. Mort à cause d’un environnement peu propice à a survie, victime de braconnage, peu importe. Et ton fric, il est évaporé dans la nature. Offert au prochain chanceux qui réussira à mettre la main dessus, comme ton interlocuteur. Alors tu soupires, baisses la tête, passes tes mains sur ton visage.

Et puis tu hausses les épaules en relevant les yeux sur lui. "C’est pas grave. C’est que trois cent dollars. Hein? C’pas grave. C’est pas la fin du monde." T’auras qu’à refaire un rendez-vous avec un gros bras de la Black Mafia. Ou deux rendez-vous avec un homme lambda. Tu trouveras. Tu t’en sors toujours, Vega. "Bref… désolée pour ce soir. Bonne nuit." Plus franchement la force d’aller au combat — tu t’avoues vaincue. Alors tu t’éloignes pour entamer la route de retour vers chez toi. Enfin.

« Putain mais je rêve, c’est une blague! »

La plupart des créatures qui arpentent Detroit ont un humour douteux.
Le macaque ne fait pas exception.

Mais c’est peut-être le destin qui aime se foutre le plus de la gueule des gens, dans cette ville.

Il y a quelque chose de familier dans l’élan que prend l’inconnue sur ses talons. Ce n’est pas la première fille haut perchée qu’il voit en train de courser un criminel. Sauf que Zaza poursuivait un meurtrier, tandis que celle-ci s’élance aux trousses d’un singe voleur.

Ce qui est, somme toute, un peu plus ridicule et divertissant.

La course ne mène à rien. La brune s’arrête à l’angle de rue, son singe perdu dans la nuit. Deandre croise ses bras contre sa poitrine, sent qu’un soupir pèse dessus plus fort que le nœud qu’il vient de nouer. Elle revient vers lui, sûrement motivée par la déception - si elle avait eu son argent en main, elle serait probablement partie avec il y a bien longtemps.

« Il est parti. Je pense qu’on lui a fait peur. » Demoiselle en détresse qui se passe les mains sur la figure. Il commence à la sentir, la culpabilité. Elle est là, quelque part. Aucune personne normale n’aime mettre une fille en détresse - la faire chier, oui. La faire chialer, non.

« C’est pas grave. C’est que trois cent dollars. Hein? C’pas grave. C’est pas la fin du monde. » Si, un peu. Ce serait certainement la sienne, s’il avait gagné cet argent en ouvrant les cuisses. « Bref… désolée pour ce soir. Bonne nuit. »

Elle fait deux pas sur le trottoir avant qu’il ne soupire, un doigt contre la tempe.

C’est con. C’est con et c’est inutile. Elle s’en allait déjà - il s’en serait bien sorti.
Mais elle aurait emporté un peu de sa honte avec elle.

« Reviens là. Y a un distributeur de banque à l’angle de rue. » Le sourcil qu’il arque ne souffre pas vraiment ses protestations habituelles. De toute façon, il s’éloigne déjà en espérant à moitié qu’elle soit appâtée par le gain. « Par contre, j’te donne pas trois-cent balles mais cent. J’suis pas riche, juste con. »

Il est presque miraculeux que le distributeur n’ait pas été défoncé ou placé sous la surveillance de quelqu’un prêt à voler une carte bleue. Deandre s’affaire rapidement, palpe le billet qui sort et le tend finalement à la fille avec un regard lourd. Un signe de main lui sert d’adieu et d’excuses lorsqu’elle s’en est emparée, disparaissant à l’angle de rue.