freefall ; tyler

Comme toute pratique artistique, l’escalade d’un mur requiert de l’entraînement et du talent. Deux ingrédients que Miran se persuade de posséder alors qu’elle jette sa boîte de dunkin’ donuts de l’autre côté et hisse une première jambe prudente. Parkour time souffle-t-elle entre ses dents, comme si évoquer cette discipline allait lui faciliter la tâche.

Deux bras prennent appui sur la bordure, une jambe pend du bon côté…

Et elle s’écrase dans le terrain vague, un genou enfoncé dans les graviers et l’autre dans son carton de pâtisseries. Miran reste immobile quelques instants, le temps de réaliser qu’elle a mal et que ses donuts sont probablement écrasés. Une main se débarrasse des cailloux qui se sont enfoncés dans son genou - il saigne - tandis qu’une autre ouvre la boîte de donuts, découvrant qu’ils se sont, pour la plupart, transformés en purée pâtissière plus ou moins appétissante.

Le soleil avait déjà fait fondre le glaçage en chocolat de deux d’entre eux.

Tout ça pour trouver Tyler.

Elle avait commencé la journée avec un semblant de détermination. Son sac de cours avait été rempli, son petit-déjeuner ingéré. Quelques pas avaient même été faits en direction du bus qui la mènerait vers la fac. Et puis, elle avait progressivement ralentit, un soleil insistant sur le haut du front. Elle avait songé aux enseignements d’aujourd’hui - ou plutôt, à l’ennui qu’ils susciteraient chez elle et à son incapacité à se concentrer.

Pourquoi y aller si elle n’allait rien écouter, de toute façon ?

Alors elle avait fait demi-tour, lentement.
Avec de la culpabilité au fond de la gorge. Parce qu’elle ne disparaissait jamais, celle-là.
Elle aurait au moins pu essayer.

Pour oublier la culpabilité, il fallait s’occuper avec autre chose. Se donner la sensation d’être productive, de ne pas seulement fuir ses responsabilités parce qu’elles sont trop effrayantes. Alors elle avait réfléchi, lu certains articles sur son téléphone. Cette histoire d’exhibitionniste fou semblait passionner Detroit - et elle l’intriguait aussi.

Elle n’était même pas sûre d’avoir les forces d’enregistrer un épisode de podcast.
Mais elle pouvait prétendre.
Et pour avoir plus d’informations, il fallait trouver quelqu’un en particulier.
Tyler.

Repérer une voiture de police dans North End n’est pas très difficile. Elles sont garées à des endroits stratégiques, le museau à l’embouchure d’une rue, une véritable truffe prête à s’élancer à la suite d’une piste. Trouver les flics, ce n’est donc pas une tâche ardue. Elle a croisé au moins deux patrouilles en l’espace de vingt minutes. C’est trouver Tyler en particulier qui est moins facile. Parce que s’il est souvent là, il peut aussi être ailleurs. Et qu’elle n’a pas envie de le déranger, de s’imposer en lui réclamant son numéro.

Il peut être une distraction agréable, parfois.
Quand il ne se perd pas dans un de ses sempiternels sermons.

Elle a fait le mur pour mieux couper dans une des rues les plus agitées - pas mal de fidèles de la Black Mafia planqués derrière les façades. Elle ne sait jamais à quoi s’en tenir, avec eux. Si elle est protégée par le fait qu’elle vit dans le quartier ou exclue parce qu’elle ne partage pas leur couleur de peau. North End est un paradoxe dans lequel elle a grandi. Les gens s’entraident et se déchirent, se comprennent et se méprennent.

Miran sort du terrain vague. Son genou la pique et ses os grincent pour lui rappeler le mauvais traitement qu’elle leur a fait subir. Elle sourit pourtant en voyant deux voitures de police garées devant une maison. Les gyrophares peignent la façade de leurs couleurs duellistes, éphémères. Probablement une arrestation.

La prudence est de mise. Elle s’arrête à deux maisons de la bâtisse concernée, s’appuie contre un mur. Tout le quartier se tient derrière ses fenêtres, caché derrière les rideaux. Il y a cette tension dans les airs - une condamnation muette de l’intervention policière.

Un agent sort de la maison, frappé par le rayon de soleil braqué sur le trottoir.
La silhouette est familière, même de profil.
Bingo.

Miran lève une main, lui adresse un signe.

« Tyler ! Eh, Tyler ! Tu te souviens de moi ? T’es occupé ? »

Elle esquisse un pas dans sa direction, désigne sa boîte de donuts amochée :

« J’ai même de quoi payer. »

C'était un véritable dépotoir, comment on pouvait vivre là-dedans et encore plus, y éduquer un enfant ? Tyler déambulait au milieu des déchets, des cartons de Domino's qui jonchaient le sol, les assiettes de bouffes moisie qui traînait dans la cuisine, l'odeur de fermentation de fin de cannette de bière qui s'accumulaient ici et là...
La mâchoire de Tyler était crispé, ses poings serrés sous la colère, alors qu'il regardait la table basse du salon, encombré de choses diverses et variés mais où traînait des seringues, des cuillères noircies et une sucette de bébé. Il voulait envoyer un coup de pied là-dedans mais ils devaient encore prendre des photos, pour le juge.

Le policier regardait le gosse au bras d'une femme, elle travaillait pour la protection de l'enfance. Il la connaissait un peu parce que malheureusement, ce n'était pas un cas isolé. L'enfant de trois ans était maigre, rachitique, sale, les cheveux hirsutes et il parlait très mal pour un enfant de son âge. À trois ans, on n'avait pas une capacité de mémoire très développé, il ne se souviendrait sûrement pas de tout ça. C'était à la fois horrible et une bonne chose.

« Ca va agent Mercer ? »
« … Je m'y habituerai jamais, c'est tout. »
« Je comprends et il vaut mieux pas s'y habituer. »

Dans la chambre un peu plus loin, il y avait une autre femme de la protection de l'enfance qui discutait avec les parents du pauvre gosse ainsi que ses deux collègues. Il y en avait pour un moment, c'était long et les parents étaient trop abrutis par l'héroïne pour être vivace, du coup, il fallait expliquer, longtemps et répéter souvent.

« Il va allé en famille d'accueil c'est ça ? Rentrer dans le système ? »
Sans le vouloir, il avait prit un ton un peu froid et cassant, son interlocutrice lui rendit son regard.
« Vous préférez qu'il reste ici, avec eux ? »

Elle avait pas tort et il se sentait stupide de sa remarque. Il avait grandit en famille d'accueil, il savait que ce n'était pas la solution idéal mais en même temps, il y en avait pas. Sans répondre il sortit sur le palier de la maison, il avait besoin d'une clope.
Le soleil lui fit du bien et il ne perdit pas une minute pour sortir sa cigarette. Dans le même temps quelqu'un l'appela. Il fronça les sourcils et mit une main en visière car le soleil l'éblouissait et enfin, il reconnut la jeune femme. Il s'avança jusqu'au trottoir de la maison et alluma sa cigarette. Il observa Miran qui s'avançait vers lui, il jeta un coup d’œil à sa montre, au sac que portait la demoiselle. Il retint une remarque, après tout, là il avait pas envie de se prendre la tête pour ça.

« Si je me souviens ? Une jeune femme curieuse, qui ne cesse de m'harceler de questions aux lieux d'être à ses cours ? Miran, c'est ça... Tu parles si je me souviens. »

Bon, bah il avait pas pu s'empêcher... Il jeta aussi un regard à la boîte de donuts qu'elle portait. À un autre moment cela l'aurait peut-être fait sourire, mais là, moyen.

« Appétissant... Je bosse comme tu vois, après j'ai quelques minutes devant moi. »

Il tira une bouffée sur sa cigarette et au même moment il entendit quelques sanglots qui venaient de la maison, visiblement le petit c'était mit à pleurer. Il tira une nouvelle taf.

« Vivement que cette journée finisse... Enfin ! Comment tu vas ? Et qu'est-ce que je peux faire pour toi ? »

Il fume. Ça tourbillonne, s’évapore en volutes éphémères dans le ciel céruléen. L’agent Mercer n’a pas l’air rieur ou particulièrement amusé, derrière ses nuages de tabac - les traits presque tirés par une contrariété qui doit se terrer dans la maison dont il vient de sortir. Les yeux de Miran s’attardent sur la porte d’entrée entrouverte mais ne tombent que sur un rayon de soleil qui tente de transpercer la pénombre et les murmures indistincts. Quoi qu’il y ait là-dedans, elle ne le verra pas d’où elle se tient. Et c’est peut-être mieux comme ça.

« Si je me souviens ? Une jeune femme curieuse, qui ne cesse de m'harceler de questions aux lieux d'être à ses cours ? Miran, c'est ça... Tu parles si je me souviens. »

Il a cette façon de faire naître la culpabilité, Tyler - naturellement, comme s’il était né pour être paternaliste. Les mains de Miran se crispent brièvement et son sourire s’effondre l’espace d’un instant, accablé par toutes les responsabilités qu’elle a fuit aujourd’hui. Son trouble est finalement masqué derrière un plissement des yeux et une grimace un peu déconfite. Elle range une mèche de cheveux derrière son oreille et reconstruit patiemment son sourire.

« Je vous trouve bien revêche, monsieur l’officier. C’est si terrible, ce qui se cache là-dedans ? » Un doigt désigne la maison.

Il en voit sûrement beaucoup, des scènes de crime. Tout comme elle voit des blessures en tout genre au dispensaire.

Rencontrer l'horreur au quotidien ne rend pas vraiment sa compagnie plus agréable.

Elle regarde la bâtisse des horreurs, il observe la boîte des donuts écrasés.

« Appétissant... Je bosse comme tu vois, après j'ai quelques minutes devant moi. »

Elle se sent un peu bête, tout à coup. Mais il n’est pas question de le montrer. Alors elle ouvre le carton, s’empare d’un des donuts déformés. Le glaçage lui coule sur les doigts lorsqu'elle mord dedans et se frotte le ventre, exagérant le plaisir que la pâtisserie lui procure.

« Ils sont excellents, Tyler. Parfum chocolat fondu, sucre collant ou fraise écrasée… »

Fraise qu’elle lèche de ses doigts en lui adressant un battement de cils, prête à tout pour le dérider un peu.

Nouvelle volute de fumée. Les murs de la maison ne parviennent pas à étouffer un sanglot qui tombe sur le trottoir. Miran se raidit, tend l’oreille. Mais il n’y a que ça. Des petits hoquets humides d’enfant confus.

« Vivement que cette journée finisse... Enfin ! Comment tu vas ? Et qu'est-ce que je peux faire pour toi ? »

Miran repose sa boîte de donuts par terre, ouvre son sac pour prendre la pochette qui contient les informations qu’elle veut avoir.

« Je vais bien et toi ? »

La réponse polie et un peu fausse à une question qui est, de toute façon, toujours un peu rhétorique.

« J’aurais besoin d’informations sur l’exhibitionniste dont tout le monde parle... » Elle plisse les yeux, ouvre sa pochette et déchiffre le nom qu’elle a imprimé sur sa feuille. « Tu sais là… Donald Graham. Tu l’as déjà croisé ? Il paraît qu’il est bien connu des autorités. »