(over)achiever.

01_ La chaleur. C’est ce dont elle se souvient le mieux. Cette enveloppe constante, moite. Les perles de sueur dans le cou en fin d’après-midi, lorsqu'elle rentrait du parc. Les cheveux humides qui ourlent des boucles dans sa nuque. Épines de cactus enfoncées dans les doigts - elle a défié trop de cholla sans jamais remporter la victoire - et pétales d’oiseaux du paradis glissés dans les poches.

Miran est seule dans le brasier.

Sa mère est un tablier suspendu dans la cuisine. Elle est un parfum de pâtisserie en fin d’après-midi. Elle est une vaisselle empilée tard le soir, des doigts mousseux et des yeux lourds. Mère au foyer docile, presque trop. Il faut bien qu’elle s’échappe, parfois, dans le monde inaccessible qui se cache sous ses cils. Miran n’a jamais su ce qui poussait dans ce jardin intérieur, n’a jamais batifolé dedans. Omma a déjà éduqué une petite fille. Elle n’avait pas prévu d’en avoir une seconde. Elle fait pousser la cadette en plein soleil, prie pour que cette plante ne s’abreuve pas de trop d’affection.

La première petite fille, c’est Debbie, Deborah, Bora. Debbie, c’est un chemin de fer sur les dents et des seins en plein bourgeonnement. Elle emmène Miran au parc et elle la laisse courir, rouler dans le bac à sable avec les autres enfants. C’est qu’elle rit fort, Miran, et qu’elle s’entoure facilement. Lorsqu’on lui demande combien d’amis elle a, elle n’a pas assez de doigts sur les mains pour les compter. Alors, ce n’est pas la peine que Debbie devienne sa copine. De toute façon, c’est une grande fille. Elle n’a pas le temps.

Son père est une bouche pincée et des yeux plissés. C’est un American Dream éveillé, un chirurgien aux dents trop blanches, avec du succès qui colle aux poignées de mains qu’il échange. Il règne d’une poigne de fer sur son univers, incapable d’en imposer autant dans le monde extérieur. Complexe d’infériorité envahissant qui le pousse à se surpasser, à repousser la limite de l’horizon. Dans la maison Hwang, le soleil se lève avec lui et se couche lorsqu’il dort. Dans les rues de Los Angeles il n’est pourtant qu’un petit satellite qui gravite, un asiatique de plus dans Koreatown.

Lorsque Miran apprend à compter, il lui prend les mains pour qu’elle ne puisse pas utiliser ses doigts.

02_ Les désastres arrivent toujours brusquement, sans qu’on ne les attende. Personne n’a invité celui-là à boire le thé dans le salon. Il est entré et il a retourné la pièce, détruit la paix, fissuré chaque mur de la maison. Monsieur Hwang a protesté, clamé son innocence. Plus les années ont passé et plus il s’est enfoncé dans le déni, la mauvaise foi. Personne n’est mort sur ma table d’opération.

Le comité d'évaluation lui répondrait que ce n'était pas votre première faute grave et que le décès de cette jeune femme était facilement évitable.

Interdit de pratique médicale. L’affront a été si sévère qu’il a transformé l’homme en monstre, exacerbé l’ego et tué l’empathie. Monsieur Hwang refuse de se reconvertir, de supporter les regards accusateurs de ses voisins,  d’entendre les rumeurs qui rampent jusqu’au pas de sa porte. Il traîne sa famille jusqu’à Detroit, lèche ses plaies et se recroqueville sur un trésor de rouille. Dans le Mall, on connaît bien les médecins asiatiques et leurs remèdes miraculeux. Il s’installe au milieu de ses nouveaux collègues, écrase la concurrence à force de patience.

Il n’y a plus de parc, plus de chaleur, plus d’oiseaux du paradis. Les épines sont restées enfoncées. Miran les sent qui percent la peau de sa nuque, des regards pointus dans son dos. Detroit n’a pas la large communauté asiatique de Los Angeles. Il lui faut du temps pour s’habituer, pour purifier sa langue du coréen qu’elle se permettait autrefois en public.

Quand elle s’est enfin acclimatée son père se penche sur elle, la couvre de son ombre. Il ouvre les cahiers, les livres, sort la règle et le compas. Lui a peut-être été la victime d’une injustice, mais voici sa revanche.

Tu seras chirurgienne.
Maintenant, récite.

03_ Le fait est qu’elle a toujours été une élève somno(lente). Du mal à assimiler vite, besoin de répétitions et d’exemples. Facilement distraite par autre chose et prompte à abandonner lorsque les choses se complexifient. Le problème de Miran, c’est qu’elle n’est pas intéressée par ce qu’elle devrait. Elle griffonne des croquis dans un coin de page, gribouille des poèmes à l’envers d’une copie. Tout ça ne sert à rien, en contre-sens avec son destin. Ses centres d’intérêt ne sont que des tentatives de s’évader, de se faufiler entre les barreaux que forment les lignes de ses cahiers. Elle recrache ce qu’elle a gobé par cœur et arrache des bonnes notes, mais elle ne comprend rien, jamais, encore plus tabassée par cet amas de connaissances que par le soleil de la Californie. Et lorsqu'elle met trop de temps, c’est le courroux de son père qui frappe, matraque. On a pas idée d’être aussi bête et inutile. Un enfant de cinq ans aurait résolu ce calcul en cinq minutes seulement.

Debbie, elle a eu de la chance. Elle s’est mariée jeune. Mère au foyer, c’est acceptable pour monsieur Hwang. Mais la deuxième fille, elle doit lui servir. Il n’y aura pas de fuite pour Miran.

Le pire est peut-être qu'elle a peur du sang.
Sous la table, Miran compte sur ses doigts.

04_ Elle n’a jamais appris le nom de la fille qui l’a condamnée en mourant sur une table d'opération.

Mais elle apprend le nom de cette fille là. Sa première. Dans un vestiaire désert, entre les nuages d’orchidée chimique.

Monsieur Hwang n’acceptera jamais qu’elle embrasse des boutons de rose.
Ses fleurs se fanent dans le placard du fond de sa chambre, parfois abreuvées par ses rares élans de défi.

Elle en ramène pourtant beaucoup à la maison, des gens. Des garçons qui bravent les yeux courroucés du père, les regards inquiets de la mère. Ils se faufilent dans sa chambre, balayent les cahiers par terre. Miran est bien entourée d’amis qui l’aiment sans vraiment la connaître, qui l’aident à faire le mur tard pour sortir. Son entourage, c’est sa petite rébellion. Il est trop divers, trop inculte, trop dissipé pour monsieur Hwang.

Mais même s’ils l’entourent, ils ne peuvent pas comprendre. Ils ont le droit de vivre.
Elle a l’impression de mourir lorsqu'on lui rend une mauvaise note.

05_ Elle a quatorze ans lorsqu'il l’emmène derrière le rideau de plastique pour qu’elle assiste à sa première opération. Il a dégoté un cadavre pour l’occasion, on ne sait trop comment. Regarde, Miran, ça te donnera de l’avance pour l’université. Voici comment on fait une incision…

Il n’a pas encore montré le cœur qu’elle vomit sur les boyaux.

La seule chose qu’elle dérive de ces séances d’instruction quotidiennes, c’est un intérêt de plus en plus accru pour la criminalité de cette ville. Ce sont des voyous qui s'affalent le plus souvent sur la table d’opération. La seule façon de supporter la vision des plaies suintantes est d’imaginer leurs vies, leurs crimes.

Le podcast naît comme ça, un soir où elle rentre et cherche des informations sur l’homme qu’elle vient de recoudre.
Les cent premiers épisodes sont passionnément racontés, fidèlement suivis par une petite audience.

Et puis, elle se lasse.
De ça comme de tout.

06_ L’université lui tombe dessus comme la foudre. C’est plus de liberté que le lycée, mais plus de complexité aussi. Elle est dépassée, noyée, assommée - se sait incapable de retenir ce qu’on lui inculque, trop bête pour devenir médecin et encore moins chirurgien.

Miran s’éteint.
Il n’y a pas d’issue.
Sauf celle de la fille allongée sur la table d’opération, il y a longtemps.

Les mauvaises décisions arrivent sans prévenir, comme les désastres. Elle n’a pas compté les pilules sur ses doigts - seulement ingéré la poignée tout rond pendant que ses parents s'absentent.
Une demi-heure s’écoule. Elle appelle la personne qui lui est la plus chère, voix tremblante, pouls emballé. J’ai fait une bêtise, tu peux rien dire à personne…

Secret gardé, comme celui qui pousse dans le placard de sa chambre.
Leur relation ne survit pas à l’accident. Miran s’éloigne, prétend que rien n’est jamais arrivé.

Et pourtant, parfois, elle a encore envie de se donner au gouffre.

07_ Il y a un gros chat roux. Dans le quartier, on l’appelle Monsieur Moustache depuis qu'une petite fille a décrété que c'était son nom. Il a appartenu à chaque famille de la rue, mais il n’est jamais resté indéfiniment dans un foyer. Il s’échappe dès qu’une porte s’entrouvre et trottine jusqu’au jardin participatif de Delray, comme s’il était irrésistiblement attiré par une réminiscence d’enfance. Peut-être est-il né entre les plants de fraises - ou encore a-t-il appartenu à un jardinier.

Depuis deux ans, Monsieur Moustache s’est installé dans la maison des Hwang. Monsieur Hwang a beau tonner, le chat ne descend pas de la table. Madame lui offre du thon sous cette dernière. Il dort sur le lit de Miran, déchire ses cahiers lorsqu’elle a besoin d’une excuse opportune.

Miran suit Monsieur Moustache lorsqu’il se perd dans les herbes folles, à toute heure de la journée.

C’est sa nouvelle passion, son hobby temporaire. Mille et uns livres empilés sur la croissance des fleurs. Cette fois, c’est la bonne.

Le printemps arrive bientôt. La chaleur va tremper son cou. Les épines vont s’enfoncer dans ses doigts. Les pétales vont se glisser dans ses poches.

À l’université, un rayon de soleil tombe sur sa chaise vide.