sugarcoat ; mike

Il y a la traversée du désert.
La traversée de l’enfer.
Et puis il y a la traversée de Krainz Woods.

En voiture, c’est toujours faisable. Il suffit de filer rapidement sans trop regarder ce qui se passe alentour et de ne jamais croiser le regard d’un flic. À pied, ça devient un véritable cauchemar éveillé. Les bâtiments sont crades. Les gens sont moches. Et l’agression se cache à l’affût au détour de n’importe quelle rue.

Deandre vit plutôt mal le fait que sa voiture soit tombée en rade au beau milieu du pire quartier de Detroit. Il l’a abandonnée dans une rue en se demandant s’il allait la revoir un jour, surveillé par quelques loups blancs railleurs sous un porche. Il les a fixé comme pour les mettre au défi d’agir, avant de finalement se résoudre à abandonner la machine aux prédateurs, s’embarquant dans la rue la plus déserte qu’il ait pu trouver.

Le fait qu’il crève la dalle n’arrange rien. Ses yeux papillonnent d’une enseigne à l’autre. Il tombe sur une boucherie et adresse un reniflement dédaigneux à l’intention de la devanture, pressant le pas jusqu’à un autre magasin. Il scrute les pâtisseries étalées derrière la vitrine, réalise qu’il les reconnaît. La boulangerie doit être tenue par des polonais, qu’il a eu l’occasion de croiser à Baltimore.

Elle est vide. Parfait.

Deandre rentre. L’ado qui manquait de s’endormir derrière le comptoir se redresse tout à coup et le fixe avec de grands yeux effarés alors qu’il avance, glisse une main sous sa veste pour récupérer son portefeuille. Il capte un peu tardivement que le mouvement brusque s’apparente à celui d’un braqueur et hausse les sourcils, brandit ce qu’il cherchait réellement. « Arrête de flipper, j’vais pas te voler tes napoleonka. Mets moi trois paczki. »

La gamine le scrute, nez froncé - elle parle peut-être pas l’anglais, ou alors sa gueule lui revient pas. Les deux, sûrement.

Deandre lève trois doigts et pointe de l'autre main ce qu’il veut. Elle s’agite brusquement, pressée de le voir disparaître, tandis qu’il trie parmi ses billets. L’affaire est conclue sans que leurs mains ne s’effleurent et il ressort en emportant avec lui un sachet dans lequel il fouille déjà, les yeux plissés, en quête du chemin le plus rapide pour retrouver MexicanTown ou North End.

Il mord dans la pâtisserie en s’éloignant.

Pas mal.

Son itinéraire commence à devenir clair. Il accélère pour se casser au plus vite et manque de rentrer dans la petite silhouette qui se dresse sur son chemin tout à coup, un pouce dans la bouche.

C’est une gamine de six ans à peine, blanche comme un cul, qui le dévisage au beau milieu du trottoir. Elle sort son doigt couvert de bave de sa bouche et le tend en direction de sa pâtisserie, le ton presque autoritaire : « J’peux en avoir ? »

Deandre se fige. Il fixe la gosse, puis les environs. Y a rien. Pas de mère. Pas de père. Juste elle.

Il mord dans sa pâtisserie, sourcils froncés, et esquisse déjà le geste qui lui permettra de la contourner. « Nan. »

Sauf que la gamine s’active aussi, éberluée par son refus, et s’accroche à un pan de sa veste en poussant un petit cri frustré.

Un pas. Deux pas. Elle le suit. « S’il te plaît, je veux ! »

« Mais j’en ai rien à foutre moi, de c’que tu veux ! Elle est où ta mère ? »

Deandre relève les yeux et cherche encore dans la rue. Au même moment un type débarque - il a les cheveux bouclés comme la gosse, ce qui établit aussitôt leur lien de parenté. Il empoigne le bras de la gamine et le soulève comme si elle répondait présent, la traînant jusqu’au type pendant qu’elle proteste en piaillant : « EH ! C’est à toi, ça ? »

L’automne qui frappe la végétation de plein fouet, le froid qui s’installe, le mois de novembre qui arrive, le meilleur cocktail pour me donner l’envie de plonger tête la première dans une bétonnière et de m’y laisser mourir. C'est donc ma joie habituelle qui est gâchée par le temps maussade et l’arrivée de cette période de l’année que je hais plus que tout au monde. Et pourtant, aujourd’hui, tout me semble si joyeux. Je ne sais pas si c’est le joint d’avant de dormir ou si je suis juste pas encore réveillé, mais aujourd’hui, je me sens bien. Alors ni une, ni deux, je me dis que c’est la journée idéale pour sortir, prendre l’air avant de me remettre sous ma couette et de rentabiliser l’équivalent de quatorze abonnement Netflix à moi tout seul.

Je regarde ma montre, elle affiche 10:30. Il est tard, mais je ne travaille pas avant 16:00, ayant aujourd’hui la garde du soir. Je finirai pas de sitôt alors je me dit qu’il faut que je profite des quelques heures qui me reste pour faire un peu de sport. J’ai quelques combats qui approchent à grand pas et je ne peux pas uniquement m’incruster dans les combats clandestins. Je prends un café serré quasi cul-sec et je me dirige vers mon armoire. J’y trouve un leggings et un short, ainsi qu’un T-shirt de sport. J’enfile le tout, prends mon brassard et mes écouteurs et me rends à l’entrée. Après avoir enfilé mes chaussures de courses et branché mis de la musique, je pars de Mexicantown et commence ma course.

Je cours quasiment tous les jours ces derniers temps, donc j’améliore de plus en plus ma distance parcourue. Je ne prépare ni course, ni marathon, mais courir est devenue une sorte de drogue pour moi. Alors je me fais au minimum 14km de course par jour, mais généralement, cela va bien au-delà, jusqu’à 20 km parfois. Aujourd’hui, je me dis que je vais aller un peu au hasard, et voir ou je vais, quitte à prendre un Uber pour rentrer.

Après environ une bonne heure et demie de course, je me rends compte que je suis presque dans Krainz Wood, le quartier que je redoute toujours. Non pas que je sois le mec qu’on aurait tendance à interpeler et à tabasser, notamment grâce à ma couleur de peau, mais c’est surtout le quartier où vivait la plupart des mes clients et clientes, et même si j’ai plus de contact avec eux depuis quelques temps, c’est toujours assez désagréable de me souvenir de chaque chose que j’ai faite avec eux. Je rentre donc dans ce quartier tête baissée espérant ne croiser personne.

Je me rappelle l’existence d’une petite boulangerie polonaise qui se situe à deux coin de rues, je décide donc d’aller m’acheter mon repas du midi là-bas. En m’y rendant, je me retrouve face à une scène étonnante, une petite fille, blanche, colle un homme noir, qui est en plein milieu du quartier plein de raciste blanc. Je vais pour continuer, quand le gars m’interpelle.

« EH, C’est à toi ça ? »

Désemparé, je me rapproche de lui, il a l’air énervé, pressé et à pas envie de faire copain copine avec la gamine. Malheureusement, je ne connais pas la petite fille non plus et je ne peux rien faire, alors je lui rétorque :

« Ah non, désolé, j’allais juste m’acheter à manger et rentrer en Uber chez moi. Je ne peux pas t’aider… »

Je me tourne alors vers la petite fille et lui demande, sans grande conviction quant à sa réponse, vu son âge et sa faim apparente :

« Mais toi, tu viens d’où ? »

Il voudrait bien s’imaginer qu’il est tombé sur un problème qui se résout facilement, pour une fois, mais la réalité refuse de céder à ses désirs. Le mec qui s’est pointé n’a pas l’air de provoquer de réaction rassurée de la part de la gamine, qui triture toujours sa veste entre ses doigts. Elle a de nouveau fourré son pouce dans sa bouche et suçote avec ferveur.

« Ah non, désolé, j’allais juste m’acheter à manger et rentrer en Uber chez moi. Je ne peux pas t’aider… »

Le niveau de détails le surprend. Deandre mord instinctivement dans la pâtisserie, à défaut de pouvoir planter ses crocs dans la solution à son emmerde. Il jette un regard alentour, avale. La rue est toujours désespérément vide. Une voiture passe trop vite pour que l’espoir monte.

« T’es sûr ? Vous vous ressemblez vachement. »

Il exagère complètement dans l’espoir de réveiller quelque chose chez l’autre - un instinct paternel enfoui, qui sait - et le fixe avant d’ajouter : « Tu peux pas au moins lui acheter à manger en passant ? Regarde-la, elle crève de faim. » La gamine lève de grands yeux lorsqu’il mentionne de la nourriture. Il en profite pour s’attaquer à la main qu’elle a refermé autour de sa veste, détachant patiemment chaque doigt réticent du tissu.

« Mais toi, tu viens d’où ? »

Parfait. L’autre a l’air de se soucier du bien-être de la gamine. Il va pouvoir la lui refiler.

La chiarde regarde l’inconnu, détache son pouce de sa bouche. Pendant un instant, il croit qu’elle va répondre directement à ce qui lui a été demandé, mais c’est vers lui qu’elle se tourne finalement, l’air buté, le doigt brandi en direction de sa pâtisserie.

« J’veux un gâteau. »

Deandre grogne. Il s’humecte les lèvres, engouffre la dernière bouchée du premier paczki, et en sort un autre du sachet. Une portion congrue de la pâtisserie est tendue à la gosse, qui l’avale aussitôt sans vraiment mâcher.

Il surveille du coin de l’oeil l’autre type pour vérifier qu’il n’en profite pas pour se casser.

La petite se lèche les doigts. Elle a l’air très sûre d’elle.

« Je viens de ma maison. »

Deandre entrouvre la bouche. La referme. Passe une main sur son front. Et puis, finalement, il saisit son bras et il le tend à l’autre adulte.

« Allez, prends-la. J’en ai marre. »

« Allez, prends-la. J’en ai marre. »

La petite fille semblait perdue, et affamée mais surtout, elle était une enfant et elle ne savait pas répondre à une simple question, une putain de simple question. Ma journée avait bien commencé, mais cette rencontre sera peut-être l’évènement déclencheur d’une mauvaise journée. Mais depuis le début, je me demande ou sont ses parents, à la p’tite, parce que clairement, il n’y a personne à trois blocs à la ronde, et elle est là, toute seule, avec des vêtements propres, de marques, à nous regarder et à nous demander de la nourriture. Et puis y’a l’autre gars, qui n’a absolument rien à faire dans ce quartier, et qui a juste l’air de vouloir se casser. Alors moi, je veux bien, mais il est midi, j’ai une énorme envie de manger, et je dois rentrer avant daller au boulot, donc j’ai pas un temps extensible non plus. Puis en plus, il me tend le bras de la petite en pensant que je vais la prendre avec moi. Plutôt mourir. Donc je lui lance :

« Étant donné que t’es clairement pas d’ici, je veux bien te ramener où tu veux, même je te paye le taxi, à seule condition que tu m’aide à me débarrasser de la gamine.»

J’attends sa réponse, et je regarde la petite qui a toujours le bras tendu et qui à l’air totalement sereine face à son destin que nous allons décider. Mais j’ai clairement pas envie de tomber sur ses parents, d’être tout seul avec elle et de passer pour un pédophile. Alors non, je ne lâcherais pas le morceau et je ne le laisserai pas partir. Puis en plus la fille à pas forcément l’air des plus drôle, alors raison de moins pour abandonner.

Spoiler:

« Étant donné que t’es clairement pas d’ici, je veux bien te ramener où tu veux, même je te paye le taxi, à seule condition que tu m’aide à me débarrasser de la gamine. »

Il est manifestement tombé sur les deux créatures les plus obstinées de Detroit. Deandre arque un sourcil et lâche le bras qu’il tendait. Ses mains viennent se poser sur ses hanches tandis qu’un rictus le défigure brièvement. Sa voix est voilée de gravité, plus rocailleuse encore qu’à l’ordinaire. Il exagère la particularité régionale, roule ses a et ses e, pique les syllabes d’un peu de moquerie, entre la Jamaïque et Baltimore, tout ce qui n’est pas et ne sera jamais Detroit.

« Nan vraiment, je viens pas d'ici ? Qu’est-c’qui t’as mis sur la piste ? C’est l’accent c’est ça ? »

La gamine observe. Ses yeux volettent d’un adulte à l’autre, comme si elle tentait de déterminer lequel des deux est le plus responsable. Deandre se baisse pour être à sa hauteur et pousse un soupir dramatique - puisqu’ils vont devoir se supporter plus longtemps que prévu, autant se la mettre dans la poche.

« T’as entendu ça ? Il veut se débarrasser de toi. »

Elle fronce les sourcils et, élève perspicace, mimique sa posture. Mains sur les hanches, lèvres plissées, future matrone désapprobatrice, chiarde déjà sûre d’elle.

« T’es pas très gentil, le monsieur bouclé. »

Deandre hoche la tête pour appuyer ses propos et jette un regard moqueur à leur interlocuteur, l’air de dire t’as vu, t’es devenu le vilain de l'histoire. Il se frotte les mains pour les débarrasser du sucre collant et s’humecte les lèvres. Autant revenir aux choses sérieuses avant qu’il ne se vexe. « C’est mieux que rien, mais rend-toi un peu utile et aide-moi à poser des questions. » Il capte le regard de la gamine. « Bon, ok, tu viens de ta maison. Elle est loin, ta maison ? Elle ressemble à quoi ? Y a qui qui vit avec toi ? »

La mioche réfléchit, la lèvre inférieure protubérante.

« Non c’est pas loin de l’épicerie où j’achète les cigarettes de maman, mais j’ai perdu la monnaie et j’avais faim du coup je suis pas rentrée parce qu’elle sera pas contente. La maison elle est grise et je vis avec ma maman, son nouveau copain et le chat. »

Deandre relève la tête, fixe l’inconnu avec un semblant d’espoir.

« Ça t’dit quelque chose ? Y a une épicerie dans le coin ? »

Alors là, il les a enchaînées, entre son vieil accent forcé et le retournement de veste de la petite, j’ai pris tarif, et en bien trop peu de temps. Et puis la petite qui nous apprends qu’elle est pas rentrée parce qu’elle a perdu la monnaie, on est pas rendu… On a plus qu’a trouver l’épicerie, lui donner de la monnaie et la renvoyer chez elle, mais bon, j’vais déjà perdre bien assez d’argent avec l’autre, j’ai plus qu’une solution, soit retrouver l’argent, soit la renvoyer chez elle sans rien, au risque qu’elle se prenne une sale rouste par sa mère, ou pire, par le « nouveau copain ». Je l’imagine, et j’ai pas trop envie de ça, même si en soit, c’est pas mes affaires. Mais une épicerie dans le coin ? Je suis pas d’ici je connais pas les rues par cœur… La seule chose dont je me souviens, c’est de l’endroit où j’achetai mes clopes dans le temps. Mais son emplacement ? J’en ai aucune foutue idée. Je reconnaîtrai sûrement la rue, mais encore faut il que ce soit celle-là. Enfin bref, il attend toujours ma réponse, et moi je le regarde dans le blanc des yeux comme un con aphone.

« Une épicerie proche ? Non je connais pas. Mais au pire elle peut pas nous y emmener, et après on lui paye son truc et on la ramène ? Comme ça pas de problème avec ses parents, et on peut se casser. C’est pas comme si je taffais bientôt, mais un peu quand même… »

Je balance ça comme ça, histoire de pas foutre un blanc, et au moins de donner des idées, histoire de partir plus vite, de se bouger quoi. C’est pas le tout, mais on est actuellement un renoi, un ancien escort gay et une petite fille inconnue en plein milieu du quartier le plus raciste et homophobe de la ville. J’ai pas super envie de voir les Juggalos débarquer et nous casser la gueule. Alors un départ imminent ferais vraiment plaisir à ma conscience. Puis un retour à la maison aussi, parce qu’à la base moi j’avais juste envie de courir, pas de gérer une petite fille errante. Après, j’ai été dans la même situation, je sais ce que c’est de se retrouver seul et de pas pouvoir rentrer à la maison. M’enfin bref, il faut qu’on bouge, et vite !

Son estomac grogne, au moins aussi excédé que lui. Deandre tâte à l’aveuglette dans son sachet pour récupérer une pâtisserie, dans laquelle il mord sans grâce, les yeux rivés dans ceux de son interlocuteur. Ces derniers ne sont voilés d’aucune réalisation miraculeuse, ce qui ne présage rien de bon pour la suite de leurs épiques aventures.

Il sent plus qu’il ne voit que la gamine l’observe avec convoitise. Il avale goulûment avant de lui offrir un petit morceau, qu’elle accepte avec un semblant de sourire. Autant lui faire plaisir, puisqu’ils dépendent de son bon vouloir pour le reste de la journée.

Il aurait pu la laisser toute seule et disparaître au coin d’une rue. Il ne sait pas quand la culpabilité l’aurait rattrapé. Si elle l’aurait matraqué au prochain carrefour, ou si elle aurait attendu qu’il soit chez lui, lové dans son intimité, un rappel qu’il l’a laissée dans le froid.

L’autre s’anime enfin. « Une épicerie proche ? Non je connais pas. Mais au pire elle peut pas nous y emmener, et après on lui paye son truc et on la ramène ? Comme ça pas de problème avec ses parents, et on peut se casser. C’est pas comme si je taffais bientôt, mais un peu quand même… » Deandre n’avait que peu considéré les parents jusque là. Il engloutit un peu plus de sa pâtisserie et laisse la gosse picorer des miettes au creux de sa paume. Son ton est toujours un peu acerbe : « Ah, parce qu’en plus de lui donner ma bouffe je dois contribuer à son tabagisme passif ? »

Ses yeux tombent sur elle. Quel genre de parent envoie une mioche de cet âge lui payer des clopes ?

Elle se pourlèche les babines, dans l’expectative. Puisque l’inconnu refuse de lui adresser directement la parole, Deandre se redresse et reprend le service com’.

« Elle est par où l’épicerie ? »

L’enfant examine les quatre coins cardinaux, les yeux plissés. Elle jette finalement son dévolu sur le nord, bien que le doigt qu’elle dresse n’ait pas l’air très catégorique. Deandre la jauge.

« Tu nous emmènes pas en balade juste parce que tu veux pas rentrer chez toi, hein ? »

Elle nie. Il soupire, s’adresse à l’autre adulte.

« On y va. »

Le bouclé n’a que très peu interagi directement avec leur charge jusque là. Deandre lui laisse ostensiblement le devoir de prendre la main de la gosse et fait quelques pas en direction de la rue qu’elle désigne, son sachet au bout des doigts.

Plus qu’à compter sur le sens de l’orientation d’une gamine qui suce son pouce.

On a faim, on ne sait pas où on va et on est obligé de suivre une gamine qui n’a surement pas envie de rentrer chez elle. Moi qui pensais simplement aller courir et passer une petite journée tranquille, c’est mal parti. Je prends la main de la petite, puisque l’autre s’est barré sans elle, et je le suis en écoutant de prêt les indications de celle-ci. Après dix à quinze minutes de marche, on arrive prêt d’une épicerie qui semble être celle dont elle parlait plus tôt. Là vient le dilemme : Qui va payer ses courses et qui va la ramener auprès de sa mère ? Avant ça, je préfère m’assurer que nous sommes bien au bon endroit en parlant à la petite :

- C’est ici que ta maman t’as dit de venir ? Ta maison est pas loin ?

J’avais pris la voix de celui qui parle aux gosses, bien ridicule. L’autre doit d’ailleurs bien se foutre de ma gueule vu comment je perds toute crédibilité quand je suis dans cette situation. Peut-être que ça explique pourquoi je ne lui ai pas trop parlé depuis le début. M’enfin elle acquiesce sans parole de manière peu convaincue. J’espère juste que c’est pas un non dissimulé. Bref, je vais parler des choses qui fâchent : l’argent. Je m’adresse au gars en lui demandant :

- Du coup, on fait comment pour ses courses ? Qui paye ? Et surtout qui lui laisse la monnaie ?

J’espère secrètement qu’il va payer, mais en même temps ça m’étonnerait. Tout en attendant sa réponse, je commences à me diriger vers l’entrée de la boutique, quand j’aperçois le patron qui est en fait un ancien de mes clients. Je me tourne et me prépare à lui demander d’y aller tandis que je garderais la petite dehors.

Krainz Woods est bizarrement calme. C’est peut-être l’effet banquise : tout est blanc et tout est froid, susceptible de s’écrouler au moindre faux pas. Deandre observe les bâtiments, les rares visages qu’ils croisent. Cet univers urbain est familier sans l’être, un monde à part au sein de son cosmos. Detroit est amochée partout, mais ici elle tente de paraître un peu plus propre, un peu plus avenante, comme une ménagère qui sauve son mariage en maquillant l’hématome.

La fillette suce son pouce et son compagnon garde le silence. Il leur en est reconnaissant. Se contente de jeter des coups d’oeil pour voir quelle direction la gamine veut emprunter.

Une épicerie empoussiérée se dresse finalement au coin d’une rue.

« C’est ici que ta maman t’as dit de venir ? Ta maison est pas loin ? »

Petite voix haut perchée que l’on réserve aux gosses. Deandre retient un rictus un peu moqueur. Elle, elle se fout peut-être ouvertement de leur gueule. Son acquiescement est mou, un petit signe de tête un peu réfractaire. Un claquement de lèvres agacé lui échappe instinctivement. Il prend le dernier paczki de son sachet et l’engloutit en quelques bouchées. Sucrer la situation la rendra peut-être plus digeste.

« Du coup, on fait comment pour ses courses ? Qui paye ? Et surtout qui lui laisse la monnaie ? »

Il hausse les épaules.

« J’paye que la moitié. Grand max. »

L’autre doit avoir les moyens d’enrichir la fillette, puisqu’il peut se payer un uber.

Le bouclé se dirige vers l’entrée avant de faire brutalement volte-face. La gamine lui échappe et lui tend son bras, qu’il prend plus par automatisme que par envie.

« Qu’est-ce que tu fous ? C’est toi le blanc. Vas-y. »

Et qui sait, les propriétaires sont peut-être adorables et complètement mordus de culture afro-américaine - mais il préfère franchement ne pas savoir, juste par principe.

La gamine sort le pouce de sa bouche.

« Je peux y aller toute seule, il me connaît le monsieur. »

« Ouais. » Deandre sort son portefeuille, en extirpe quelques pièces qu’il lui tend. L’autre devra fournir le reste. « Faisons comme ça. »

Je me sens con d’un coup, de pas savoir faire face à mon passé, à mes démons. J’ai l’impression d’être faible et pourtant c’est surement légitime, après tant d’année à servir simplement d’objet à certains clients juste pour un peu d’argent, c’est d’une tristesse infinie, et pourtant en sortir est si compliqué. Bref, je donne l’argent à la gamine, l’autre m’a laissé payer plus, comme je pouvais m’y attendre, mais j’ai qu’une envie c’est de rentrer chez moi là, il est presque 13h, j’ai faim et je travaille surtout dans 3h, donc je suis plus à ça près. Elle rentre donc dans l’épicerie toute seule, nous laissant tous les deux devant la boutique. On est clairement pas parti pour parler donc j’observe autour de moi. Le quartier est bien plus beau que la plupart de ceux de Detroit, sûrement parce qu’il n’a pas été détruit par les gangs et les combats. Enfin bref, tout est bien rangé, à l’américaine, et tout était d’un blanc polaire, exacerbé par la fraîcheur de l’hiver. C’était agréable d’un côté et pourtant si dérangeant car trop parfait, trop « blanc », dans tous les sens du terme. Et puis mon regard se pose sur l’autre gars. Un noir au visage dur, tiré par la fatigue sûrement, ou au naturel peut-être. Je me rends donc compte que je ne connais pas son nom, et encore moins d’où il est. Probablement pas du quartier j’ai envie de dire, mais ça c’est obvious. Bref, je le guette de haut en bas, sans dire mot, il doit se dire que je suis un raciste de plus. Du coup j’entame la conversation, en espérant pas passer pour intrusif :

- Du coup tu t’appelles comment ?

Il réalise l’absurdité de la situation lorsqu’elle s’immisce seule à l’intérieure, abandonnant sur le trottoir deux adultes paralysés par des craintes infondées. Deandre hésite presque à la poursuivre pour rattraper le courage qui s’éloigne, se contente finalement de perdre ses yeux sur la route. Des voitures passent et trépassent sur le bas-côté, vomissent des corps lassés et parfois enlacés. Il songe à la sienne, de voiture, encore échouée quelque part, peut-être déjà endommagée, emportée.

Les regards piquent et pèsent toujours au bout d’un moment, même lorsqu’on se carapace dans son for intérieur. Ses prunelles se posent sur la figure de l’inconnu, qui l’examine comme s’il cherchait des secrets sur sa peau. Deandre cille. Ses paupières s’alourdissent et il lui rend la pareille - un lent et long coup d’oeil pesant qui ne décèle rien, si ce n’est qu’il est un inconnu dans sa vie, différent de lui.

« Du coup tu t’appelles comment ? »

« Deandre. »

Comme beaucoup d’autres avant, pendant, après lui.

Tintinnabulement de clochette d’épicerie. La fillette est comme le grelot, légère et passagère, les cheveux ébouriffés par une bourrasque de vent hivernal. Elle tient au creux de ses bras un paquet rempli de ce qu’elle était censé acheter.

« T’as tout trouvé ? »

« Oui et j’ai même acheté des bonbons ! »

Elle avait faim, après tout.

« Faut qu’on t’ramène à la maison, maintenant. »

Lippe boudeuse et sourcils froncés - la perspective ne l’enchante guère. La maison ne doit pas être de tout repos, si elle préfère la compagnie de deux inconnus sans instinct paternel.

Manquerait plus qu’il la rende à des tortionnaires.

« On y va. Montre le chemin. »

Ce n’est pas son problème, si elle préfère l’errance à la chaleur de son foyer. Pas son fardeau. Il ne peut pas s’apitoyer sur le sort de tout le monde. Pas se noyer dans la culpabilité de chaque larme provoquée.

La gamine tend son sachet de courses au bouclé pour qu’il les portent, avant de traîner des pieds dans un virage. Deandre la file comme une ombre disproportionnée. Il tourne la tête, regarde l’autre adulte. Songe. Retourne une question déjà vieille de plusieurs minutes - ce qui n’est pas si grave, lorsque certaines interrogations ont plusieurs siècles.

« Et toi ? »

Et puis, plus pragmatique :

« T'as pas l'air de vivre ici mais tu connais pas un mécano dans l'coin ? Ma bagnole est en rade. »

Il me jette son prénom, sans aucune forme, sans aucun autre mot, juste comme ça. Deandre. Et au même moment, la petite sort de la boutique, détournant notre attention immédiatement. Elle a acheté tout ce dont elle avait besoin, et même des bonbons, et il ne nous restait qu’à la ramener chez elle. Il lui parle rapidement et la somme de nous montrer le chemin. Je me retrouve donc comme porteur de courses.

À l’annonce de notre départ, elle semble morose, comme si elle cherchait simplement à fuir sa demeure.

Nous avançons rapidement dans les rues. C’est compréhensible au vu de sa situation comme de la mienne, mais sa maison semble si loin et le trajet interminable. Alors je guette l’autre, essayant de déceler une quelconque once de sa personnalité, de ses origines, de lui au fond. Mais c’est comme si rien ne transparaissait à part une sorte de sentiment d’irritation, ses traits tirés accentuant ce sentiment.

Je sens qu’il me jette des regards, mais personne n’ose briser le silence qui s’est installé entre nous. J’allais parler, au moment où j’entends deux petits mots, que je mets du temps à comprendre, un simple « Et toi ? ».

« Mike »

Je lui jette comme lui me l’a jeté, simplement, sans émotion, juste un mot comme s’il était quelconque.

« T'as pas l'air de vivre ici mais tu connais pas un mécano dans l'coin ? Ma bagnole est en rade. »

Alors là, un garagiste proche j’en ai bien aucune idée. Je prends du temps pour réfléchir, mais rien ne me vient en tête. Je me dis que mon téléphone peut peut-être m’éclairer, donc je vais dans mes plans. Mais pas de nom familier. Je lui propose un garage en le pointant du doigt sur les plans. Puis je continue à suivre la petite.

Mike. Ce bon vieux Mike. Qui porte les courses pendant que lui traîne des relents de réticence, son air perpétuellement désapprobateur fiché sur le front. La gamine avance avec autant d’enthousiasme que ses deux suiveurs et jette parfois des regards inquisiteurs, comme pour leur demander de changer d’avis. Mais Deandre insiste, pointe l’horizon couturé de fils électriques du menton. Il n’est pas question de passer ses caprices à une gosse de Krainz. S’il avait été dans North End, il aurait peut-être fait une exception.

Une gamine noire qui a soif de liberté, ça lui rappelle des choses.

Celle-là est nivéenne.
Elle n’a rien des fillettes dont il a tiré les couettes il y a quelques éternités de cela. Rien de Tianna non plus.

Mike a sorti son téléphone, déplié une carte virtuelle. Il indique un point dessus, que Deandre observe de sous ses sourcils haussés, dubitatifs. Il grommèle un remerciement plus instinctif que poli, allonge le pas, oublie déjà ce qu’on lui a mis sous les yeux. La débrouillardise, ça le connaît. Il n’aura qu’à se démerder avec cette bagnole. Son beau-père a espéré quelques temps qu’il passerait aussi le reste de ses jours les mains dans le cambouis - alors il va tenter de réparer tout seul, déjà, si les loups blancs de tout à l’heure ne le guettent pas encore à l’orée de la rue.

A l’orée de cette rue là il y a une maison effritée, avec un perron sur lequel la gamine sautille, force de l’habitude, un pas, deux pas, une main qui s’abat contre la porte.

Elle insiste.
Un coup, deux coups.

Deandre se tient à distance, anticipe. Le loup montre finalement patte blanche - c’est une jeune femme usée, les cheveux relevés en meule de foin éparse, les pommettes envahies par des cernes. Elle observe sa progéniture avec un air absent, un peu hagard. La surprise est finalement remplacée par une sorte de méfiance - le nez froncé, la bouche pincée.

Elle se gratte frénétiquement l'omoplate gauche.
Ça pue le manque d'héroïne.

« M’dis pas que t’as encore oublié les courses ? »

« Non regarde, le monsieur les a ! »

Deux prunelles soudainement vives s’attardent sur le monsieur et son acolyte. La femme fait deux pas dehors, tend une main rapace pour s’emparer du sachet de courses.

« Et qu’est-c’qu’il fait avec toi, le monsieur ? Donne-moi ça, toi. »

Parfait. La mégère se focalise sur l'autre adulte, Mike.
Deandre esquisse un pas de recul, prêt à faire faux-bond au moment opportun.

On approche petit à petit de la maison, la boule au ventre de laisser la petite dans un foyer pas sain. Et pourtant, on continue d'avancer, parce qu'on sait qu'on a pas le choix, que c'est pas à nous de jouer les justicier, surtout pas dans une ville comme Detroit.

Arrivée devant sa porte, après quelques coup dessus, elle voit sa mère lui ouvrir, une mère rongée par la force de l'âge, mais surtout par la force de l'addiction. Le fléau de cette ville, la pire d'entre toutes, la H comme ils l'appellent. Elle lui lance un regard si dur, comme si la petite était à l'origine de son manque, presque, et lui lance :

« M’dis pas que t’as encore oublié les courses ? »

Puisque c'est moi qui suit en possession de son bien, elle s'approche de moi, et me les arrache des mains, presque à m'en faire mal, pour ensuite me jeter un regard si noir que j'en ai mal à mon âme. Derrière, Deandre est aux aguets, prêt à partir à tout moment, avec ou sans moi, et plutôt sans d'ailleurs.

Puis moi, je dois justifier ma présence au côté de la petite, face à une mère qui me paraît pas super heureuse que j'aie aidé sa progéniture. Manquerait plus que son mec sorte de la maison. J'attends que la petite rétorque, mais elle regarde la scène, toute seul, presque apeurée par la situation. Alors je lance une phrase, éspérant ne pas m'attirer, ou de lui attirer, les foudres de sa mère :

« On l'a trouvée perdue dans la rue et on a voulu la ramener, voilà tout. On allait pas laisser une petite de cette âge perdue dans ces rues vous savez.»

J'attends simplement sa réaction, quand j'aperçois la tête d'un homme à la fenêtre de la maison, son visage dur et son style de junkie ne me disent rien qui vaille. Donc j'attends de voir l'évolution de la situation, et de voir ce que va faire Deandre face à une famille de junkie blanc de Krainz.

Il a du mal avec les camés.

C’est plus fort que lui, quelque chose que sa mère lui a distillé dans l’esprit. Son oncle maternel est addict au crack. Il va et vient dans la vie de sa famille, promet de se guérir pour mieux se tuer le lendemain. Il chérissait ses rares visites lorsqu’il était jeune, parce qu’il était drôle, du genre à avoir mille aventures incroyables à raconter. Mais sa mère le foutait toujours à la porte au bout de quelques heures, lui donnait parfois quelques billets pour le convaincre de déguerpir. En grandissant, il a réalisé qu’elle faisait ça parce qu’elle ne supportait pas la déchéance de quelqu'un d’aimé en orbite autour de ses enfants. L’addiction semble parfois contagieuse. On a peur qu’elle soit transmise lorsque le contact est trop prolongé.

Alors il a pris le parti de sa mère. Il s’est montré plus dur, l’a foutu à la porte plusieurs fois, l’a conduit dans des centres de réhabilitation pendant qu’il gueulait à l’arrière de la voiture, tentait d’ouvrir la portière. Tout son charme gouailleur disparaissait lorsque ce genre de choses arrivait. Il n'était plus défini que par son addiction et sa crainte qu'on le sépare de sa prochaine dose.

Tianna appelait à la clémence, à la compassion - elle voulait aider, comme souvent, parce que c’est ce qu’elle voulait toujours faire. Changer les choses pour les autres, même lorsque c'est une perte de temps.

Ces camés là ont une gamine affamée. Le mec qui surgit à la fenêtre a peut-être des reliefs de musculature sur les os, mais il a aussi les yeux creusés dans leurs orbites et des traces de peau arrachée dans le cou. L’héro les gratte furieusement, comme deux chiens couverts de puces.

Il recule d’un pas avant qu’elles ne lui sautent dessus.

« On l'a trouvée perdue dans la rue et on a voulu la ramener, voilà tout. On allait pas laisser une petite de cette âge perdue dans ces rues vous savez. »

« T’insinues quoi toi là, hein ? Que j’suis une mauvaise mère ? Elle connaît le chemin, elle a pas besoin d’vous ! Hein, Libby ? Hein que tu connais le chemin ? Tu vois ? Alors tu l’approches plus, ma gosse. T’as compris ? »

Libby acquiesce lentement, appuie les propos de sa mère. Faut pas lui en vouloir. C’est une morveuse. À cet âge, maman a toujours raison.

« T’es une mauvaise mère, sale pute. C’est vrai. »

Deux grands yeux stupéfaits batifolent jusqu'à lui.

« Quoi, t’es surprise ? Tu devrais même pas avoir d’enfant. Tu mérites pas d’en avoir un. Ce serait sûrement mieux pour elle si tu crevais. »

Un autre pas en arrière. Un dernier regard jeté sur la gamine.

« Mais ça, elle le réalisera un jour ou l’autre. Elle te détestera lorsqu’elle sera capable de comprendre à quel point t’es conne. Mieux vaut tôt que tard, d'ailleurs. »

Ses iris sont bleus. Il lui reste du sucre sur la commissure des lèvres.

« Moi en attendant, j’ai fait c’que je devais pour aujourd'hui. J’me casse. Ciao. »

Et il adresse un geste qui englobe tous les acteurs tragicomiques - la mère, le beau-père planqué derrière sa fenêtre, Mike et son uber, Libby et ses bonbons - avant de partir d’un bon pas, ignorant totalement les cris hystériques de la femme dans son dos.

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