Mindblow (Samay)

Tu avais vécu avec le secret plusieurs jours sans savoir que dire ou que faire. Cal était à Détroit. Cal était revenu.
Tu n’avais pas su être heureuse de le revoir, en fait, tu avais même ressentie une haine profonde pour celui qui t’avait trahie et laissée sans le moindre retour en arrière. Tu avais tant espéré son retour, tant attendu le moindre signe et pourtant, rien n’était venu. Ni appel ni texto, encore moins de carte postale. Il avait dit avoir eu un accident, mais bizarrement, tu avais du mal à le croire. On t’aurait appelée, on aurait tenté de joindre Samih, peut-être même JJ ? Il avait suffi de regarder dans son téléphone pour comprendre qu’il n’était pas seul, qu’il avait des gens pour l’attendre et l’aimer. S’inquiéter aussi.
Tu prenais souvent tes décisions seules, mais cette fois, tu avais besoin d’un avis, celui de Samih. C’était lui le chef de famille, lui qui savait ce qui était bien pour vous et puis, tu n’avais pas non plus envie d’être responsable de la décision finale. Au fond, ça te convenait bien de revenir à ta place de fillette, celle qui n’était responsable de rien. Le mauvais rôle, tu préférais le donner à Samih, il était taillé pour. Ses épaules à lui étaient assez larges pour supporter vos ennuis et puis au pire, il n’avait qu’à puiser de l’aide chez son amie héroïne. Tu l’avais vu faire. Il ne pouvait plus s’y soustraire.
Tu ne le jugeais pas pour cela. Tu savais tout ce qu’il avait traversé et sans doute que la trahison de Daire avait achevé de le briser. A présent, il ne pouvait plus que se relever, il n’avait pas le choix, tu comptais trop sur lui pour le lâcher ! D’ailleurs, après milles hésitations, tu finis par quitter ton donjon et le rejoindre au salon. Sans crier gare, tu vins te jeter à côté de lui, tant pis si tu le dérangeais maintenant que tu étais motivée à parler.
Ce qui était drôle c’est qu’avec Samih, vous ne vous étiez jamais vraiment compris, pourtant c’était auprès de lui que tu préférais te confier. Peut-être par défi ? Tu ne savais pas bien, mais tout en essayant de l’épater, tu voulais surtout lui faire comprendre que tu avais changé.
« Cal est à Détroit »
Tu lui poses la bombe sans retardement. Tu ne le prépares pas, tu ne lui facilites pas non plus la tâche. Tu lui annonces juste comme si tu lui lisais son horoscope. Attention à vos finances, l’amour c’est peine perdu et Cal est revenu. Le ton est égal. Tu ne réalisais pas la réaction chimique dans son esprit, ni l’arrêt cardio-respiratoire dont tu étais responsable.
« On fait quoi ? »

Jouer à la console semble dérisoire. Et pourtant cela fait partie des rares obsessions que Samih n’a jamais laissé tomber. Les jeux vidéos tiennent son esprit concentré, font taire les voix, et cela depuis qu’il est tout jeune, depuis qu’on lui a filé sa première NES. Il a ce côté monomaniaque quand il commence une partie. Ça peut le tenir des heures et des heures, jusqu’à ce qu’il arrive à passer ce boss final ou réussir sa mission. Il se souvient des parties de Call of Duty avec Cal, et ça lui semble tellement loin maintenant. Dans l’appart aménagé dans cette vieille usine de Savannah, les garçons pouvaient rester toute la nuit à jouer ensemble et fumer des joints. Jusqu’à ce que Trixia, saoulée du bruit, ne vienne débrancher elle-même la console, ou qu’ils ne s’écroulent endormie par le cannabis, l’écran de télé allumé et les manettes dans les mains. C’était un peu leur truc à eux.

Aujourd’hui Sam n’a plus autant de temps à consacrer à la console, et il n’a plus personne avec qui jouer la plupart du temps. Il se contente donc d’exploser les têtes des bots cette après-midi là, les yeux tombants de fatigue à cause de ces précédentes insomnies, un joint fumant dans un coin de sa bouche. La fumée picote ses narines anesthésiées. Il ne fait pas attention à ce qui se passe autour de lui depuis plus de trois heures, mais la baraque semble étrangement calme. Il est avachi là, les jambes écartées, l’une sur la table basse, sa hoodie dézippée. Les headshots s’enchaînent avec facilité dans le petit écran. Et au moment d’une cinématique il en profite pour attraper la bière à gauche, prendre une gorgée, puis une taffe du joint. Dans un sens, tout n’a pas changé depuis ses quatorze ans. Certaines choses ne changeront probablement jamais.

La partie reprend, il laisse le joint pendre à ses lèvres et reprend la manette, charge ses armes. Il ne fait pas trop attention au bruit de l’escalier, ne jette même pas un regard jusqu’à ce que la silhouette ne se poste devant lui, puis se laisse tomber mollement tout à côté de lui sur le canapé, si bien que sa bière à sa gauche manque de se renverser. Sam envoie un regard furtif, May. Il ne sait pas trop ce qu’elle vient foutre là à le coller. Il continue sa partie en lui lançant des coups d’œil et puisqu’elle ne dit rien au bout de deux secondes, il commence : Quoi tu veux faire une pa- Cal est à Détroit. Qu’elle coupe, là, comme ça.

Sam écarquille les yeux et appuie sur pause, sans pourtant quitter l’écran freezé des yeux. Shit. SHIT. SHIT ! Mais qu’est-ce qu’il fout là ? Les voix, elles, ne sont pas sur pause. Et tout redémarre plus vite, incroyablement vite à l’intérieur de lui. Sa respiration s’accélère et son regard se perd dans le vide. En réalité, il retourne back to Belfast, dans ce studio minable où Cal leur a dit de venir, avec Daire pour leur dire toute la vérité. Comment il a retrouvé Eanna, comment il a voulu la ramener, comment elle est morte et lui, s’est enfuit. Il a juré qu’il reviendrait pas. Ni chez les Kids, ni en Amérique. Qu’il reviendrait jamais. Sam se revoit le supplier après l’impact, alors que Daire le tirait en arrière. Le supplier de les rejoindre à l’aéroport le lendemain. Il se souvient du regard de Cal. Celui qui voulait dire, non, jamais. Celui qui voulait dire qu’il l’avait perdu à tout jamais.

Le souffle de Sam est court. Et il ne sait pas très bien si son coeur s’est arrêté ou pas.

Il revoit ses adieux déchirants à Daire après ça. Et les heures interminables de vol, seul avec ses secrets, son fardeau sur les épaules. Il repense au taxi jusqu’à la maison. À Macha et à May qui l’attendaient dans la maison. Lui qui n’a pas été foutu de dire la vérité. Ni aux filles. Ni à JJ. Surtout pas à JJ. Putain Cal est rentré, Cal, est, rentré. Et avec lui tous les secrets qu’il menace d’exploser comme des grenades dans ce salon. Tout ce que Sam voulait éviter aux autres. Pour maintenir l’équilibre.

On fait quoi ? Elle sort brutalement de ses souvenirs douloureux. On est foutu. Cal va tout balancer, faudra bien qu’il explique son départ. Il va balancer que tu l’as vu à Belfast. Que tu sais tout depuis le début. Sam tourne la tête vers May, prend le temps d’une taffe de joint qui remet en route son corps tétanisé par la peur. Il retire sa jambe de la table basse et se redresse, envoyant dans un geste plus brutal qu’il ne le pensait la manette à l’autre extrémité du canapé. Putain… Qu’il expire en même temps que la fumée du joint. Il se passe une main fébrile contre le front et pose ses coudes contre ses cuisses. Il ne sait même pas quoi lui dire, à May. Il n’arrive pas à mettre ses idées en ordre. C-comment tu sais ça ? Tu-tu l’as vu ? Il semble s’être pris une tonne de brique sur le crâne. Il regarde May une seconde, mais c’est trop difficile. Elle ne semble pourtant pas lui en vouloir. Peut-être bien que Cal n’a rien dit. Pas encore. Il ferme les yeux. Les rouvre, tire une nouvelle fois sur le joint. L’angoisse monte crescendo. Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Pourquoi il là ? Il tente péniblement de mettre les pièces dans l’ordre. Mais tout est en bordel depuis trop longtemps dans cette baraque.

Samih devant ses foutus jeux vidéo, une bière à disposition et le joint au bec, une image qui te semblait éternelle. Tu l’avais toujours connu ainsi et tristement, ça te fit penser à Cal. Plus que jamais. Parce qu’avant, c’était toujours à deux qu’ils jouaient. C’était sans doute ainsi qu’ils s’entendaient le mieux et tu te souvenais de ces moments où ils avaient colonisé ce qui vous servait de salon pour vider leurs chargeurs sur des ennemis virtuels. Trixia finissait toujours par s’énerver, mais toi tu aimais surprendre les moments de complicités, même s’ils t’excluaient. Plus jeune, tu venais parfois t’installer aux pieds de Cal, le coude posé sur sa cuisse pour le regarder jouer. En réalité, tu devais sans doute le gêner, mais il ne t’avait jamais chassée. Il t’avait toujours laissée être près de lui, qu’importe les conséquences. En fait, Cal et toi, vous aviez toujours été un duo et maintenant qu’il était de retour, tu te rendais compte à quel point son absence t’avait blessée. Parce qu’il t’avait prouvé que rien ne perdurait, rien n’était solide. Tout finissait par voler en éclats et si même la famille finissait par exploser en plein vol, qu’en serait-il des Kids ?
Voilà sans doute la raison pour laquelle tu étais venue te coller à Sam. Peut-être même que tu avais envie de t’agripper à son bras et le secouer comme un prunier, jusqu’à ce que la solution tombe à vos pieds comme un fruit mûr. Sam avait toujours sauvé les meubles, pourquoi pas cette fois encore ?
Tu restais quelques secondes silencieuses et au moment où il ouvrit la bouche, tu lui balançais la grenade. Peut-être que tu aurais dû te mettre aux jeux-vidéos toi aussi, parce que c’était un headshot. Tu avais toujours eu le don de mettre les pieds dans le plat, mettre le doigt là où ça faisait mal. Et appuyer. Fort. Aujourd’hui pourtant, tu ne faisais pas ça pour le blesser. A vrai dire, tu ne savais même pas ce que tu venais de provoquer en lui.
Et Sam qui ne bougeait pas. Tu sentais pourtant son cœur battre plus fort, dans son bras, dans le silence. Partout. Tant mieux ! Il semblait au moins aussi choqué que toi et ça te rassurait. Tu n’aurais pas aimé être une fois de plus la dernière au courant. Non, cette fois, ça ne serait pas passé ! C’était trop gros pour qu’on ne te mette pas dans la confidence ! Alors tu lui demandais. C’était quoi le plan ? Pour une fois, tu avais besoin qu’il te guide. Tu ne savais pas que décider. Vraiment pas.
Te redressant un peu, tu t’écartais de lui pour le laisser respirer et tu ne cillais pas quand la manette vola. Ce genre de manifestations de mauvaise humeur ne te perturbaient pas, limite tu préférais parce que les silences de Samih t’effrayaient davantage. « Oui, j’étais à une soirée et il s’est pointé genre Salut ça va depuis l’temps ? J’ai cru que j’allais le cogner ! » racontais-tu en lui prenant le joint des mains et tirer dessus, le visage légèrement tourné vers lui pour ne rien manquer de ses expressions. Tu tirais une seconde fois avant de lui rendre le joint. « Il a dit qu’il a eu un accident » dis-tu avant de remonter le genou contre ta poitrine. « J’suis tellement en colère putain, on a toujours été nous deux et il m’a laissée tomber ! » tu soufflais fort du nez avant de le regarder franchement. « Tu étais en prison, JJ aussi et Cal s’est juste barré. J’étais seule et tout est parti en couilles. Absolument tout. » Tu soupirais en faisant ta tête de ronchon, celle que Samih connaissait si bien. « Alors, on fait quoi Sam ? »

L’info n’imprime pas.
Ou peut-être que si, peut-être qu’elle se grave à coup de canif dans son organisme, et que c’est pour ça que ça fait si mal qu’il ne peut plus bouger. Il hallucine, il est assommé par cette annonce qui sort de nulle part. Mais de toute façon, ça fait longtemps que c’est comme ça. Les emmerdes, elles prennent jamais de vacances apparemment. Au moindre petit carré de ciel bleu, y a cet énorme nuage qui vient vous pomper l’air, le charger d’électricité et ça se termine toujours comme ça : Sam qui se fait foudroyer sur place. May semble avoir déjà passé la phase de choc. Maintenant, elle semble juste en colère. Colère qu’elle veut partager avec Sam. Mais il n’est pas en colère. Il est simplement terrorisé par la suite. Et il réfléchit à tout en même temps. À JJ, à May, à Macha. À Cal. Il est rentré. T’y penses hein ? Tu te demandes si elle est rentrée avec lui, pas vrai ? Non. Elle n’est pas rentrée avec lui. Il le saurait si Daire était à nouveau en ville. Mais ce faux espoir est comme de l’acide dans ses veines. Cal est rentré seul avec ses secrets, ceux que Sam tente minablement de cacher à tous, dans son égoïsme et sa lacheté la plus complète. Où est-ce qu’elle l’a vu ? Qu’est-ce qu’il a dit ? Qu’est-ce qu’il sait ? Faut qu’il établisse un plan de crise là. Faut réfléchir. Oui, j’étais à une soirée et il s’est pointé genre Salut ça va depuis l’temps ? J’ai cru que j’allais le cogner ! Il écoute chaque mot, mais il semble à des milliers de kilomètres d’ici. Il fait lentement glisser les mains le long de son visage, jusqu’à attraper sa mâchoire, ahuri. Il est tellement sous le choc et dans ses pensées qu’il ne fait pas attention au joint qui disparaît de ses lèvres. Il se contente de fixer le vide et de secouer à peine la tête d’un air désabusé. Et la phrase qu’elle prononce après, en lui tendant le joint, est comme un couteau à travers le myocarde. Il a dit qu’il a eu un accident. Les yeux globuleux de Sam se lèvent directement sur ceux de May, comme s’il avait été pris la main dans le sac, et tentant désespérément de comprendre ce qu’elle sait derrière son regard céruléen. U-un accident ? Qu’il bégaie terrorisé. Quel genre d’accident ? Qu’il demande. Bien sûr il sait quel accident il a eu. Il sait même que c’était à Jacksonville, y a un an et demi. Il sait qu’Eanna était en voiture. Il sait qu’elle se débattait, qu’elle voulait descendre, et qu’il n’a pas vu la voiture qui fonçait droit sur eux. Il sait tout ça parce que Cal leur a dit, à Daire et lui. Et il entend à nouveau sa voix sanglotante. Il revoit le chagrin incommensurable sur son visage, et tous les accents désolés de sa voix. Trop traumatisé pour rentrer. Incapable de faire face à ce qu’il avait fait à Eanna. Il devait jamais revenir, putain. Mais Sam doit savoir ce qu’il a dit à May. Il doit être sûr qu’elle ne sait rien. Elle est du genre franche et directe, mais sur un sujet pareil, elle pourrait parfaitement jouer le jeu juste pour savoir ce que sait Sam, et le faire avouer. Plus rien ne l’étonne avec elle, et il l’a sous-estimé trop de fois pour ne pas être sur ses gardes. Alors il monte doucement sa main jusqu’à celle tendue par May, récupère le cône, un peu fébrile.

J’suis tellement en colère putain, on a toujours été nous deux et il m’a laissée tomber ! Discrètement, il pousse un tout petit soupir inaudible de soulagement. Elle n’a pas l’air de savoir quoi que ce soit. Trop concentrée sur la trahison de son frangin. Il regarde à nouveau dans le vide, puis glisse ses yeux jusqu’au cendrier plein sur la table basse. Tape la cendre d’un air absent. Ouais… qu’il commente simplement. Cal n’était peut-être pas son frère de sang, mais c’était tout comme. C’était son frangin depuis tant d’année maintenant. Il se souvient de cette fois en prison, et des horreurs qu’il lui a balancé. Elles lui tordent encore le coeur, tard le soir, quand il y repense. Ça ne veut rien dire de bon, que Cal soit rentré, même si une petite partie de son coeur est soulagé de le savoir auprès d’eux à nouveau - et il sait que c’est pareil pour May - la peur reste maître de tout son corps en slowmotion. Faut qu’il lui parle, faut qu’il le voit, faut qu’il sache qui il a vu, ce qu’il a dit. Il tire sur son joint, et se masse la tempe du bout des doigts qui le tiennent, ensuite. Les voix ne s’arrêtent pas. C’est le bordel. Faut gérer ça, faut gérer ça. Ça va nous exploser à la gueule. Faut que tu fasses quelque chose. Et par-dessus ce chaos, la voix de May qui repasse au premier-plan. Tu étais en prison, JJ aussi et Cal s’est juste barré. J’étais seule et tout est parti en couilles. Absolument tout. Il inspire profondément. Ça va, je sais. Qu’il expédie sèchement. Parce qu’il est paniqué par le retour de Cal, et que May est celle qui lui apporte cette nouvelle. Parce qu’il a une migraine soudaine à cause des voix dans sa tête et qu’il ne compte même plus le nombre de fois où elle lui a répété qu’ils l’avaient tous abandonnée.

Sam se lève subitement et contourne la table basse en se passant une main dans sa nuque courbaturée. Il fait dos à May, quand elle lui demande, une ultime fois, ce qu’ils doivent faire. Il ferme les yeux. Qu’elle lui demande, ça prouve qu’elle est encore de son côté. Ça le rassure un peu. Ça va pas duré. Cal ici, la vérité va forcément finir par éclater. JJ te le pardonnera pas, de toute façon, il en survivra pas. Il se mord la lèvre, tire une nouvelle taffe de son joint. J’en sais rien. C’est pas moi qu’il est venu trouver. Y a comme un air de reproche dans sa voix. Pourquoi Cal ? Pourquoi c’est pas Sam que t’es venu trouvé en premier ? Tout aurait été tellement plus simple s’il était venu, rien que pour savoir c’était quoi le plan. Sam ferme les yeux. Inspire, expire. Il se retourne subitement. Il t’a dit s’il avait vu les autres ? Macha, JJ ? Pitié, non. Pitié, pas JJ. Surtout pas JJ. Il a l’espoir que sa culpabilité le tienne éloigné de JJ pour le moment. Mais faudra bien qu’ils se recroisent. Cal est forcément revenu à Détroit pour retrouver les Kids. Certainement pas pour le beau temps et les superbes paysages de ce trou à rat pluvieux. Faut que j’lui parle. Sous-entendu tout seul. Sam se met à chercher partout dans le salon les clés de bagnole. Il comprend qu’après qu’il ne sait même pas où il est. Tu sais où le trouver ? Il t’a donné une adresse ? Un numéro de téléphone ?

La Meadbh d’avant aurait sauté comme une folle à l’idée d’avoir retrouvé son frère, elle aurait simplement été heureuse, sans conditions et sans vilaines pensées. Mais tu avais grandi et peut-être que la May d’avant n’existait plus, tout simplement. Toi qui avait toujours rêvé de leur ressembler, d’être une Kid à part entière, peut-être qu’enfin, tu l’étais vraiment devenue, sans même t’en apercevoir ? Parce que finalement, tu n’avais plus rien à voir avec la fille qui avait quitté Belfast, la main dans celle de son frère. Tes vêtements sages avaient rétréci au lavage, et ta prudence avait laissé place à l’insouciance la plus totale, ne réfléchissant jamais avant d’agir et assumant encore moins. Oh oui, tu avais changé, mais le vrai changement était plus profond, il ne se voyait pas. Cal en avait eu un bref aperçu quand il avait tenté de revenir comme si de rien n’était, comme si ce qu’il avait fait n’était rien. Tu ne lui avais pas pardonné, tu ne lui avais pas non plus sauté dans les bras. Non, tu attendais sagement l’aval de Samih avant. Parce que si c’était la mauvaise décision, ce serait lui le responsable. Il serait le seul coupable.
Tu ne réalisais pas de la panique qui envahissait peu à peu Samih, tu n’avais jamais été douée pour le comprendre, décrypter ses silences et lire ses mouvements. Non, Samih tu ne l’avais jamais compris et il n’y avait guère que quand il élevait le ton que tu saisissais. Parce qu’à ces moments au moins, il ne laissait plus de place au doute. Alors tu lui racontais non sans l’observer avec intensité, essayant de deviner sa réaction. En vain. Plutôt que de donner une réponse, il se focalisait sur des détails dont personne ne se souciait. Du moins, pas toi. L’accident était vieux, trop vieux pour que l’inquiétude ne te prenne aux tripes. Toi aussi tu avais eu un accident, et pas qu’un d’ailleurs avec Seven, tu t’en étais à chaque fois remise. Pourquoi pas Cal ? « Rien de grave, enfin d’après lui si, il a été plusieurs mois à l’hosto pour un truc à la jambe et comme c’est qu’un crétin, il a pas su nous contacter. T’y crois à ces conneries toi ? » tu soupires en tirant une profonde latte sur le joint, laissant la fumée faire son chemin jusqu’à tes poumons avant de recracher la fumée par le nez, trop fâchée pour desserrer les dents. « Et après il a dit qu’on était partis. » ajoutais-tu histoire de faire passer le reproche entre les lignes. C’était Sam qui avait dit qu’il vous retrouverait s’il le voulait. C’était lui qui avait décidé de vous arracher de Savannah. Peut-être que si vous étiez resté une semaine de plus ?
Machinalement, tu lui rendis son joint avant de remonter ton genou devant ta poitrine et y poser ton menton. Tu ruminais ta peine et ta colère, mais le pardon faisait déjà son bout de chemin dans ta caboche. Tu avais beau prétendre qu’il était mort, que celui qui quittait les Kids n’étaient qu’un salopard bon pour la pendaison, dans les faits tu ne parvenais pas à rayer Cal de ta vie. Il avait merdé, oui. Mais toi aussi tu avais merdé, Sam aussi. Même JJ. Vous faisiez tous des erreurs.
A tes côté, Sam se releva et s’éloigna, la main sur la nuque. Tu te contentais de le suivre du regard avant de redemander. Quel était le plan désormais ? Sa réponse, tranchante comme une lame ne t’impressionna pas pour autant. « Oui, ben d’habitude c’est toi qui sait ce qui est bon pour la famille » Sauf la fois où il avait décidé de quitter Savannah et la fois où il avait décidé de virer JJ. Personne ne l’avait écouté cette fois, d’ailleurs. Tu relevais le regard sur lui en faisant une petite moue accompagnée d’un mouvement de main, l’air de dire « Mais on s’en fout ?? » tu finis par hocher négativement de la tête. « Je ne sais pas, il n’a rien dit. JJ nous l’aurait raconté sinon » Tu y croyais sincèrement, et s’il l’avait vu sans vous le dire, c’est qu’il l’aurait tué et enterré de ses propres mains. Ce n’était pas le cas, donc JJ ne devait probablement rien savoir non plus. « Oui j’ai quelque chose, il m’a donné ça » fis-tu en lui donnant le bout de papier. Peut-être aurais-tu du faire une copie ? « Tu vas faire quoi ? »

Si c’est grave. Mais le fait que May boive les mensonges que Cal a réussi à lui servir rend le tout un peu plus gérable, même si Sam a encore le regard perdu dans un vide sinistre. il a été plusieurs mois à l’hosto pour un truc à la jambe et comme c’est qu’un crétin, il a pas su nous contacter. T’y crois à ces conneries toi ? Non, il n’y croit pas. Il n’a pas besoin d’y croire parce que la vérité est vissée dans son crâne. Dans un coin encore en pleine hémorragie. La mort d’Eanna est comme un trou immense pour lui, un vide qu’il n’arrive même pas à gérer, ni à combler, qu’il ne comprend qu’à moitié et qui lui donne une envie de gerber et un genre de malaise qu’il n’arrive pas à analyser. Et après il a dit qu’on était partis. Il entend les remontrances qu’elle cache à peine dans son ton. En fait, il n’entend que ça et ça lui arrache un sourire haineux. Et il répond, d’un air mauvais, en même temps qu’il se lève précipitamment pour mettre de la distance avec May, et de l’ordre dans ses pensées : Ah ouais, il a dit ça ? Foutu con. May a ce sentiment d’avoir eu raison sur cette ligne, et elle cherchera pas plus loin que l’fait que son frère soit un putain de cas social incapable de les contacter par n’importe quel moyen de communication qu’il avait. Et Sam ne peut même pas démentir. De toute façon, ça ne l’intéresse pas tellement de prouver quelque chose à May, il est trop obnubilé par ce que Cal a bien pu raconter aux autres et par les mensonges qui risquent de déborder de ses lèvres et foutre une bombe au milieu de l’équilibre si fragile de cette famille endeuillée. Il n’a pas de réponse à apporter à May, il ne sait pas quelle stratégie adoptée. Il aurait préféré avoir l’occasion d’en trouver une avec Cal. À Belfast, quand il lui a supplié de le suivre putain. Oui, ben d’habitude c’est toi qui sait ce qui est bon pour la famille. Nouveau rire ironique. Ils sont bipolaires, dans cette famille. Ca y est, ce coup-ci je sais ce que j’fais c’est ça ? Toujours quand ça les arrange, de toute façon, qu’on le laisse prendre les décisions. Le reste du temps il se contente de subir leurs remontrances et leçons de morale. D’acquiescer quand on lui envoie dans la gueule qu’il n’est qu’un poids pour toute la famille et que toutes les décisions qu’il prend sont les mauvaises. Il ferme les yeux, tente de faire le point, tente de savoir à quel point la situation est critique.

C’est toi, qui est dans un état critique. Averti l’autre, et Sam lui lancerait bien un regard noir, si la voix ne venait pas de l’intérieur de son crâne. Il se frotte les yeux, fatigué d’avance par les conséquences, sans comprendre ce qu’il ressent vraiment. May, sans vraiment le vouloir, le rassure un peu en lui montrant que si JJ avait été au courant, ils l’auraient su. C’est bien vrai. Ce n’est pas des retrouvailles avec son frère qu’elle aurait eu, mais avec son cadavre, si JJ savait. Et cette pensée tord le bide de Sam. Il ne sait pas exactement pour qui il s’inquiète le plus. Le breakdown imminent de JJ ou ce qu’il adviendra de Cal si la vérité éclate. Putain de situation de merde. Faut qu’il gère ça, il n’a même pas le temps de réfléchir, et se met à tourner en rond dans la pièce d’un air perdu, sans trop savoir ce qu’il cherche. Des réponses, essentiellement.

Par un heureux miracle, May a effectivement quelque chose qui peut l’aider. Oui j’ai quelque chose, il m’a donné ça. Sam s’arrête net et se tourne vers elle, fixe le bout de papier qu’elle lui tend, plein d’appréhension. Il attend une seconde avant de foncer vers elle et d’arracher le papier. Une adresse, une heure. Il ferme les yeux et expire de soulagement. Tu vas faire quoi ? Sam enfonce le papier dans sa poche et recommence à chercher ses clés de voiture, sans dire quoi que ce soit pendant quelques secondes. Parce qu’il ne sait pas ce qu’il va faire. Il ne sait généralement pas ce qu’il fait. Il est même la personne le moins au courant de ce qu’il fait, la plupart du temps. Des trous noirs, des semaines entières qui disparaissent, ça lui ait déjà arrivé en prison, dans ses pires moments. Alors franchement, c’est idiot de compter sur lui. On ne compte pas sur un malade mental toxicomane, c’est dans la conscience collective. Mais à l’heure actuelle, il est le seul qui peut éviter un drame. Qui peut éviter que ça pète vraiment. Car si la vérité éclate, tout ce qu’ils ont vécu ces derniers mois, ces dernières années même ne sera rien comparé à ce qui les attend. J’sais pas… je… Qu’il sort d’une voix pressée, surtout pour gagner du temps. Il tourne dans la pièce, où sont ces putains de clés de voiture ? Il s’approche du porte manteau, fouille les poches d’une veste à JJ. Faut que j’lui parle. Il jette à peine un coup d’œil à May. Enfin, les clés sont là, miracle ! Tu restes là. Qu’il ordonne simplement, pour s’assurer qu’elle ne le suivra pas. Et vraiment, il n’a pas le temps de la faire se sentir aimée et pas mise à l’écart pour le moment.

Il sort de la baraque sans même prendre le temps de fermer la porte derrière lui.

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