(intrigue) So, you're back again - Dom

En temps normal, Rozenn quitte Krainz Woods dès que ses journées d'esclave moderne sont finies. Elle fuit le quartier, ses employeurs et les trop blancs qui la suivent du coin de l'œil comme si elle était à la fois un morceau de barbaque et un punching-ball en devenir. Non pas qu'elle ait quoi que ce soit contre le fait d'être un bout de viande cela dit, au moins, elle se ferait sauter de temps en temps et attirer l'attention c'est son truc, mais dans ce quartier, tout lui file la gerbe et elle est certaine qu'elle fera une réaction allergique au premier contact physique avec un des nombreux racistes zonent dans le coin. Quant à l'éventualité de se faire agresser... Franchement, c'est loin d'être un de ses projets de vie, pas même un kink obscur, enfoui et réprimé.
Mais aujourd'hui, à défaut d'avoir accepté l'invitation à la pseudo réunion familiale, elle a décidé d'au moins emmener son fils au marché de noël pour lui faire plaisir, avec dans la poche quelques dollars sauvés depuis plusieurs mois et dans le cœur un pincement en repensant à la paire de baskets sur laquelle elle louchait et pour laquelle elle s'était décidée à économiser depuis aussi longtemps. C'est donc ça être un vrai parent ?

- Hé, Beni, ça t'plait ?

Le petit garçon, capuche rabattue sur la tête, trottine accroché à la main de sa mère en posant ses yeux écarquillés sur chaque détail comme si c'était la première fois qu'il découvrait pareille mise en scène et Rozenn, plutôt que d'imaginer qu'il puisse avoir oublié sa visite de l'année passée préfère se dire qu'y aller avec elle plutôt qu'avec sa grand-mère donne une saveur nouvelle au spectacle.
Elle, marche la tête à moitié rentrée entre les épaules, toujours aussi peu à l'aise de sortir avec son fils pendu au bout de son bras et d'autant plus ici, entourée de tant de personnes qui pourraient se révéler être des connaissances qui ne sont pas au courant pour le nain, voir même ses tortionnaires qui la mettraient dans une position plus que délicate face à ce même nain.

- R'garde, c'est l'père noël ! T'veux aller le voir ?

La proposition est faite avant qu'elle ne se rende compte de la queue immense qui mène jusqu'au vieux déguisé, mais à en juger par l'entrain du gosse, elle n'a plus d'autre choix que de se plier à l'attente interminable sous peine d'essuyer une crise dont seul les enfants de son âge ont le secret et se donner en spectacle est bien la dernière chose dont elle ait envie.

- Va falloir être sage et tout alors hein... Parce que t'as vu, y'a tous les aut' enfants avant... T'es sûr d'toi ?

Et c'est parti pour de longues minutes à faire le pied de grue. Pour passer l'attente, elle dégaine évidemment son téléphone, meilleur allier en ce genre de temps difficiles. Une photo de Beni, une de l'ambiance générale et quinze d'elle même sous tous les angles jusqu'à ce qu'elle ait enfin satisfaction.

Regard de biche, moue aguicheuse, éclairage des guirlandes de l'immense sapin dans son dos tout à fait flatteur.

- Elle est canon m'man là non ?

A peine l'approbation de l'enfant obtenue que déjà la photo est postée sur son instagram.
Malheureusement pour elle, la queue n'a pas bougée d'un poil.

@Dom Riggs

C'est le jackpot. Rozenn, au marché de Noël, avec son gamin. La situation parfaite pour mettre en avant tous mes meilleurs atouts et lui faire oublier le froid qu'elle a instauré entre nous. Je la remercie mentalement de raconter sa vie sur Instagram et déjà j'me mets en route pour Krainz, au volant de la caisse pourrie de mon père. Sur place c'est bondé – évidemment – et je me retrouve forcé de me garer loin, n'importe comment, à un endroit où c'est interdit. J'suis sûr de retrouver un ticket sur le pare-brise en revenant. Mais ça vaut le coup. Une telle opportunité, ça se saisit.

La foule me galvanise, l'excitation des mômes me contamine. Je m'émerveille comme un con devant les guirlandes et les stands, m'arrêtant finalement face à l'un d'entre eux, qui vend des peluches. Par réflexe, j'en cherche une qui plairait à Iman. Mon sourire glisse et j'ai soudain un nœud dans le bide. Mais je perds pas la face, jetant mon dévolu sur un petit ours – le moins cher du stand. C'est l'intention qui compte.

La mienne est de retrouver ma gosse en offrant des trucs à ceux des autres.

Je tourne en rond depuis un moment, et cette masse de gens autour de moi commence à me faire perdre espoir. J'veux pas être obligé de demander à Rozenn où elle est. Ça casse tout mon effet magie de Noël à deux balles comme dans les films, où je tombe sur elle par hasard, avec un cadeau que j'avais acheté par hasard, et que je cède gracieusement à son môme par hasard. Tout ce faux hasard la convaincra peut-être que c'est le destin. Elle me tombera dans les bras et j'arriverai enfin à lui faire avouer où est Netty, puis j'aurai plus qu'à aller la cueillir. Mais pour l'instant j'suis juste là, à naviguer entre les familles, m'attardant sur chaque tignasse brune qui capte mon regard. Un mur humain finit par me barrer la route, et il me faut une seconde pour comprendre qu'ils font tous la queue pour le père Noël. C'est ridicule. J'me mets à rire doucement, me moquant de tous ces parents condamnés à prendre racine dans le froid. Tout ça pour que leur mioche passe une minute sur les genoux d'un pauvre type déguisé, qui a des tendances au mieux alcooliques, au pire pédophiles. J'suis prêt à lancer un « bon courage » général avant de reprendre ma quête, quand une voix familière attire mon attention. Un coup d'œil appuyé me confirme que j'ai bien entendu : c'est Rozenn et Beni. Enfin.

– Eh, Rozenn ! Je m'incruste tranquillement, venant me placer face à elle en dégainant mon plus beau sourire. – Ça fait plaisir d'vous croiser ici. Par hasard, bien sûr. Je baisse la tête vers son fils et je tends mon poing, qu'il vient rapidement cogner du sien en guise de bonjour, comme on le fait chaque fois que je le vois. – T'attends depuis longtemps pour l'voir ? Je désigne l'autre vieux du doigt alors que Beni hoche le menton. Pas étonnant, vu la file d'attente qu'il y a. À sa place, j'aurais déjà abandonné en promettant à mon môme que le père Noël viendrait plutôt à la maison, puis j'aurais acheté un déguisement pour moi. Plus simple que de rester bloqué ici pendant trois plombes. – T'sais quoi mon pote, j'ai p't'être un truc qui t'aidera à patienter. Je lui tends l'ours en peluche acheté plus tôt, et qui semble lui plaire. Parfait. Mon regard revient enfin se poser sur Rozenn, alors que je baisse un peu la voix. – J'espère que ça t'gêne pas ? De toute façon, même si c'est le cas, c'est trop tard. On dirait qu'il l'a déjà adopté. Ça m'arrange : maintenant qu'il est concentré sur son cadeau, j'ai toute l'attention de sa mère pour moi. – Je sais que t'étais en colère contre moi, et ça m'fait chier. On pourrait rembobiner un peu, non ? J'crois qu'on s'est juste pas compris l'autre fois. C'est tout l'inverse : elle a très bien compris. J'aurais jamais dû parler de Netty si tôt, ça lui a mis trop de doutes et voilà où j'en suis maintenant. Obligé de reprendre ma mission à zéro. Avec un peu de chance, les fêtes de fin d'année la rendront plus clémente. J'dirais pas non à un petit miracle de Noël.

Mais la magie n'a pas vraiment le temps d'opérer que déjà, l'univers vient me mettre des bâtons dans les roues. Le monde s'agite tout à coup et je comprends vite pourquoi, en voyant les flammes qui ont envahi le grand sapin érigé sur la place. – Oh bordel. Ça grimpe vite et fort, les décorations s'embrasent une à une, jusqu'à faire pleuvoir des braises un peu partout. La fumée commence à obscurcir le ciel. – Viens. Je fais signe à Rozenn de me suivre, parce qu'il est clair qu'il faut se tirer de là, et vite. Mais la marée humaine s'est intensifiée, devenue si compacte que même Moïse saurait pas la fendre en deux. Les gens commencent à paniquer. Et j'ai beau pousser pour tenter de me frayer un chemin, c'est peine perdue. J'me fais avaler.

Rozenn fatigue, ses pieds commencent à s'engourdir à force de rester planter sur place et elle tente de déployer toute la persuasion dont elle capable pour convaincre sa progéniture de bien vouloir s'en aller, mais même la promesse de sucreries ne suffit pas le détourner de l'idée qu'il a en tête. C'est bien le fils de ses parents tiens, ils l'ont pas volé.

- T'sais i' passera quand-même à la maison même si on va pas l'voir là hein...

Rien à faire.

– Eh, Rozenn !

Elle se tasse instantanément, sous le choc que son cauchemars se réalise, a croire qu'à tant prier pour que ça ne se produise pas, elle a poussé une entité malveillante à déclencher tout l'inverse. Ses épaules remontent encore plus alors qu'elle tente d'y rentrer sa tête, de l'extérieur n'importe qui croirait qu'elle tente d'imiter une tortue, c'est absurde.

- Putain, bordel, putain, fait chier.

Les yeux de l'enfant, pourtant habitué à entendre sa mère jurer depuis bien avant sa naissance, s'agrandissent sous l'effet de l'enchainement et sa bouche s'ouvre en grand pour dénoncer et répéter les vilains mots, mais la carcasse de Dom apparait et le coupe dans son élan.
Là, maintenant, tout de suite, elle envisage sérieusement de profiter du fait que l'attention de l'intrus soit posée sur le nain pour se tirer en loucedé, mais de un il y a tellement de monde qu'elle arriverait même pas à faire quatre mètre avant de se faire griller, de deux Beni a toujours sa moufle cramponnée à ses doigt et de trois, si elle le laisse ici, elle devra forcément venir le récupérer ou alors devoir accepter que Dom se pointe carrément jusqu'à chez elle et ça, en fait, c'est mort. Nan puis en plus si il se pointe et qu'elle lui ouvre pas, il devra le rapporter à Nino et là ça sentirait vraiment le roussi pour elle.
Et puis le sourire sur la tronche de son fils s'est tellement étiré depuis qu'il s'est pointé qu'on dirait qu'il part d'une oreille pour se rendre à l'autre, c'en est presque flippant.

- J'ai l'choix t'façon ? Non. T'aurais pu poser la question avant. Puis tu l'sors d'où d'abord ? J'espère qu'ça a pas trainé au milieu des merdes chez un des toxicos qui t'sert de potes.

Le ton est aussi tranchant qu'une lame de rasoir et elle profite d'avoir de nouveau ses deux mains de libres pour marquer son mécontentement en croisant les bras et en se redressant, la tête bien haute cette fois, avec un regard aussi glaciale qu'arrogant.

– Je sais que t'étais en colère contre moi, et ça m'fait chier. On pourrait rembobiner un peu, non ? J'crois qu'on s'est juste pas compris l'autre fois.

La dernière fois elle s'est bien fait embobiner, c'est clairement pas la peine d'appuyer sur le bouton rewind si c'est pour qu'elle se refasse niquer pareil, une fois c'est déjà de trop. Putain ce qu'elle a été conne, à croire à ses belles paroles, aux messages qu'il lui envoyait, à toutes les conneries qu'il lui a lâché sans sourciller. Puis c'est pas comme si elle avait pas pu le voir venir, c'est pas comme si deux mois plus tôt il était encore en train de tambouriner contre sa porte comme un malade en gueulant le nom de Netty. Et c'est pas non plus comme si elle le connaissait depuis une éternité, pas comme si elle l'avait vu se comporter avec sa cousine, pas comme si elle avait été prévenue que c'était un connard fini. Ouais, mais non. Elle s'est quand même fait avoir comme un lapin de trois semaine, comme la plus grande des connes de Détroit, comme toutes les autres connasses qui se sont fait avoir avant elle par son sourire enjôleur et ses clins d'œil complices.
Ses poings se serrent un instant avant qu'elle ne se mette ensuite à le pointer d'un index accusateur avec une irrépressible envie de lui cracher au visage.

- Ta gueule Dominic ! Ferme bien ta grande gueule de mytho de merde !

Cette fois s'en est trop pour la grande blonde derrière qui s'éloigne, outrée en vociférant surement qu'on n'est même plus tranquille chez soi, avec son mioche de trois ans à tout péter dans les bras en train de chialer d'être ainsi privé du père noël. Une autre agitation semble se créer à peine quelques secondes plus tard, mais Rosie, elle, reste tout à fait imperméable et rapproche encore son doigt du nez de Dom face à elle, toute accaparée qu'elle est par sa propre colère.

– Oh bordel.
- J'AI PAS FINI !
– Viens.

Prête à lui répondre qu'il est hors de question qu'elle le suive où que ce soit, elle se rend finalement compte du bordel ambiant lorsqu'elle commence à se faire bousculer dans tous les sens. Évidemment c'est déjà trop tard et la vague humaine les a séparés. Prise de panique, sa colère redescend instantanément mais elle met tout de même quelques secondes à se rappeler que son fils était avec elle.

- Putain, BENI !

Ses yeux scannent la foule à une vitesse ahurissante, comme si elle avait la possibilité de voir à travers tous ces gens agglutinés en train de fuir de façon désordonnée. Alors elle hurle, à plein poumon, aussi fort qu'elle peut, en espérant qu'il soit encore suffisamment près pour l'entendre.

- DOM ! TROUVE BENI PUTAIN !

De là, elle commet l'ultime erreur, celle de s'accroupir pour se mettre à la hauteur de son fils et chercher entre les jambes de la foule la capuche grise et le nounours en peluche pourri qui lui permettront, à coup sûr de le repérer, les autre gamins perdus peuvent bien crever en revanche, que ça lui ferait ni chaud ni froid.

- Benicio ! Viens voir m'man c'pas l'moment d'jouer à cache-cache !

Elle se fait cogner dans tous les sens et fini à quatre pattes, mais pour l'instant, elle n'a pas du tout envie de s'en préoccuper, tout ce qui compte, c'est le morceau d'elle-même qu'elle n'arrive pas à retrouver.

C'est con, elle qui voulait se la jouer super-maman.

– J'ai l'choix t'façon ? Non. T'aurais pu poser la question avant. Puis tu l'sors d'où d'abord ? J'espère qu'ça a pas traîné au milieu des merdes chez un des toxicos qui t'sert de potes. Wow. Sa virulence m'arrache une grimace contrariée alors que je soupire doucement. Elle s'est pas calmée depuis la dernière fois, faut croire. Vu son tempérament, ça n'a rien de très étonnant, mais j'suis quand même déçu. Ça va être plus dur de l'amadouer si elle a envie de m'étrangler. – Calme-toi, s'te plaît. J'l'ai acheté à un stand là-bas. C'est con, il m'a fait penser à ma gamine, mais comme elle est plus là... Avec une petite moue faussement abattue, je hausse les épaules. Mes yeux se posent sur Beni. – Autant qu'ça serve à quelqu'un. Puis guette, il le kiffe déjà. Et comme pour me donner raison, il se met à câliner la peluche tout en marmonnant des trucs inaudibles, manifestement ravi d'avoir un nouvel ami à qui raconter sa petite vie de bambin. J'espère qu'il se mettra à traîner l'ours partout dans son sillage. J'espère même qu'il dormira avec. Histoire que Rozenn soit obligée de penser à moi tout le temps, en le voyant. Cette idée me fait sourire – mais je crois que je suis bien le seul.

Je tente une première approche. C'est un moyen de prendre la température avant de sortir les grands moyens, parce que si elle est aussi enragée qu'elle en a l'air, je risque de finir brûlé vif. J'suis à peu près sûr que si elle le pouvait, elle me foutrait au bûcher. Et j'ai manifestement raison. – Ta gueule Dominic ! Ferme bien ta grande gueule de mytho de merde ! Comme souvent lorsqu'une fille me hurle dessus, je peux pas m'empêcher d'afficher un petit sourire, discret mais bien présent, presque satisfait. J'sais pas pourquoi ça m'amuse autant. Chaque fois c'est la même rengaine ; à croire que je fais exprès de les énerver, vraiment, c'est plus fort que moi. Je crois bien que ça me plaît. – T'es mignonne quand tu t'énerves. Mais je vois qu'elle est au bord de l'explosion, alors je tente rapidement de désamorcer la situation, levant les mains devant moi en signe de paix. L'esclandre qu'elle fait commence à déranger les gens autour de nous. Je m'en fiche un peu.

Ce qui m'inquiète, c'est plutôt les flammes qui se sont mises à dévorer le grand sapin.

– J'AI PAS FINI ! Elle est tellement occupée à m'aboyer dessus qu'elle ne remarque même pas le vent de panique qui se propage comme une traînée de poudre. Moi, si. Et j'mets pas longtemps à être contaminé. Je commence déjà à tenter de fendre la foule pour sortir de là, avant que la situation devienne ingérable. Je pousse, on me pousse, ça devient de plus en plus bordélique et quand je lance un regard par-dessus mon épaule, je vois que Rozenn n'est plus là. Merde. – ROZENN ! Ça ne sert à rien de l'appeler : le brouhaha est monté en même temps que le chaos, ma voix se noie parmi les dizaines d'autres qui s'élèvent. Je la vois plus, je l'entends plus. Pendant une seconde, j'me dis que c'est tant pis. Elle trouvera la sortie de son côté, moi du mien. Et puis je pense à Iman. À Netty.

C'est une occasion en or.

Elle pourra pas m'en vouloir éternellement si je l'aide à se barrer d'ici, si j'fais en sorte de la rassurer et que je la laisse s'accrocher à moi. Faut que je la trouve.

J'me mets soudain à fendre la foule en sens inverse, braillant son prénom dans le vide alors que la tension monte d'un cran. L'incendie s'est propagé jusqu'à certains stands et la fumée est arrivée jusqu'à nous. Ça commence sérieusement à me faire flipper mais je lâche pas l'affaire, déterminé à la retrouver malgré la pagaille qui règne. Je reviens sur mes pas, examinant tous les visages qui m'entourent sans succès, jusqu'à finir par apercevoir une silhouette qui emmerde tout le monde. Qu'est-ce qu'elle fout à quatre pattes, putain ? – Rozenn ! À peine le temps de la héler que déjà, je la vois disparaître. Un mouvement de foule l'a foutue à terre pour de bon et les gens se mettent à la piétiner. Ça se bouscule dans tous les sens pour chercher la sortie, la marée humaine avance alors que je suis à contre-courant. – Poussez-vous bordel ! J'suis obligé de lutter et jouer des coudes pour pas me faire emporter en arrière, mon regard rivé sur Rozenn. Elle est toujours étalée au sol, à se faire écraser comme un animal crevé en bord de route. Quand j'arrive enfin à l'atteindre, elle a l'air sacrément sonnée. – Eh, Rosie, ça va ? Je ne reste pas accroupi à sa hauteur très longtemps – j'ai bien vu à quel point c'était une idée de merde – et je la relève comme je peux, mes bras enroulés autour de son buste, prêts à la retenir si jamais elle s'effondre. – T'arrives à tenir debout ? P'tain, t'as pris cher. Mes yeux inquiets tentent d'évaluer l'ampleur des dégâts, mais c'est un tout autre détail qui attire rapidement mon attention. On est deux. Le compte est pas bon. – Bah il est où Beni ? Je fronce les sourcils, scrutant le sol autour de nous, ne le voyant nulle part. Et quelques mètres plus loin, le brasier s'intensifie de seconde en seconde.

Il n'y a plus une seule once de colère en elle, juste de l'angoisse pure. Elle ne peut pas perdre son fils de cette façon, aussi connement que ça. Si elle était encore dans son état normal, elle en voudrait sûrement à Dom de lui avoir offert ce foutu ourson en peluche parce que sans ça il ne lui aurait pas lâché la main, elle aurait pu le prendre dans ses bras avant de suivre le mouvement de foule pour s'échapper du piège mortel que représente cette foutue place et ce foutu sapin qui s'est transformé en brasier à la vitesse de la lumière, ils l'ont aspergé d'allume feu ou bien ?

Non, là, tout ce qui la traverse c'est à quel point Nino va vouloir la tuer et la façon dont il va s'y prendre. Sûrement en déployant toute son imagination pour la torturer et la faire copieusement souffrir et regretter d'être seulement née un jour, jusqu'à ce qu'elle le supplie de l'achever. Un programme qui ne l'allèche pas du tout.

- Beni chéri ?!

On lui marche sur les doigts à chaque fois qu'elle avance ses mains pour se déplacer avec peine ce qui lui arrache des jurons entre deux appels du gamin. Elle en chie considérablement mais n'abandonne pas pour autant. Du moins jusqu'au moment ou elle se prend un monumental coup de genoux (ou peut-être était-ce un pied, personne ne le saura jamais) dans les côtes qui l'envoie valser à plat ventre dans de nouvelles paires de jambes qui viennent la piétiner sans la moindre considération.
Dans le désordre général, il n'y a personne pour remarquer la petite meuf qui n'arrive même pas à se mettre en boule sur le sol pour se protéger  et qui se contente de coller ses mains déjà bien à vif sur sa tête. C'est chacun pour soi, cours pour ta vie mon pote.
Et cette fois, malgré ses maigres réflexes de survie, elle se surprend à se dire qu'au moins si elle finit crevée, éclatée contre le bitume, elle n'aura à affronter ni la colère froide et sourde de son ex ni la déception dans les yeux de sa mère, c'est étrangement apaisant.

Résignée à y rester et à moitié assommée par tous les coups qu'elle a mangé, elle ne capte pas tout de suite qu'une âme charitable -et pas n'importe laquelle - l'a prise à bras le corps pour lui sortir la tête du flot de gens. Elle se laisse porter sans broncher et finit tout de même par l'aider reprenant un minimum appui sur ses propres jambes pour soutenir une partie de son propre poids. .
Elle cligne des yeux plusieurs fois tandis que sa joue complètement écorchée vient s'échouée contre l'épaule du sauveur et quand elle comprend finalement qu'il s'agit de Dom, elle fond en larmes prise d'un sentiment de soulagement immense.

– T'arrives à tenir debout ? P'tain, t'as pris cher.
- J'ai cru... J'ai cru qu'j'allais crever Dom... Comme un putain d'rat.

Chaque mouvement  lui provoque une vive douleur, elle doit au moins avoir quelques doigts et plusieurs côtes pétées, sans parler de tout le reste, mais ce n'est pas le moment de dénombrer ses blessures et il le lui rappel brutalement en mentionnant Beni.
Les larmes redoublent d'intensité alors qu'elle vient agripper une main à son t-shirt, le tartinant au passage de sang et peut-être même d'un ou deux lambeaux de peau.

- J'l'ai perdu, je sais pas où il est !

L'urgence perce largement dans sa voix. Elle se remet tout à fait debout pour recommencer à poser ses yeux partout sur la foule, prête à s'y jeter de nouveau.
Couillonne un jour, couillonne toujours.

- Ils vont m'buter Dom, j't'en supplie faut qu'on l'trouve.

Elle tente un pas, mais sa cheville gauche cède, très certainement foulée et elle revient s'échouer contre lui. Le visage levé cette fois pour accrocher son regard, les yeux suppliants, la moue de travers, elle doit faire  particulièrement pitié, assez pour le convaincre elle l'espère, mais pour s'en assurer tout à fait elle ajoute.

- Si tu trouves Beni, j'serais plus duuuu touuuut en colère contre toi. On rembobinera tout c'que tu veux Dominic.

Elle parle à toute vitesse sans se soucier du goût métallique qui se répand sur sa langue à mesure qu'elle s'exprime. Ajoutons à la liste une lèvre fendue. Si elle ne finit pas complètement défigurée et tordues de partout, elle pourra remercier tous les dieux qui existent.
Et la fumée qui vient doucement mais sûrement lui gratter les yeux et lui poncer les poumons. Y'a moyen qu'ils finissent par y passer à ce rythme.

Elle se met à pleurer contre mon épaule et je raffermis délicatement ma prise sur elle, dans une étreinte qui se veut rassurante. – J'ai cru... J'ai cru qu'j'allais crever Dom... Comme un putain d'rat. J'veux bien la croire. J'ai vu les gens lui marcher dessus – littéralement. Elle me paraît soudain si fragile que j'ai l'impression qu'à tout moment, elle peut s'écrouler comme un château de cartes. – Hey, hey, pleure pas. J'suis là, ça va. J'essaie de la réconforter comme je peux, continuant de la maintenir près de moi. Mais au moment où je demande où est Beni, je la sens se tendre, ses larmes qui reviennent de plus belle. La teinte rouge de sa main attire mon regard quand elle s'accroche à mon t-shirt. – J'l'ai perdu, je sais pas où il est ! Ça m'arrache une grimace. Manquait plus que ça. Je l'observe s'affoler, l'air prête à se faire piétiner à nouveau si ça peut lui rendre son gamin. – Ils vont m'buter Dom, j't'en supplie faut qu'on l'trouve. Elle s'écarte de moi, pendant que j'suis occupé à me demander de qui elle parle. Ses blessures la rattrapent – elle s'effondre à moitié contre moi, et je l'accueille en passant un bras dans son dos. – Woh, doucement. Respire. De quoi tu parles ? On dirait qu'elle m'écoute même pas. Ses yeux encore embués viennent me supplier, mais c'est sur le reste de son visage que mon attention se focalise. Elle a de sales écorchures sur la joue, la lèvre en sang, des sillons humides qui descendent de ses cils à sa mâchoire. Ça fait peine à voir. – Si tu trouves Beni, j'serais plus duuuu touuuut en colère contre toi. On rembobinera tout c'que tu veux Dominic. Faut croire qu'elle a trouvé la formule magique. Pas que j'en ai rien à faire de Beni, mais c'est pas mon gosse. J'ai jamais été de ces héros qui risquent leur vie pour sauver la veuve et l'orphelin – je dirais même que j'suis plutôt dans le deuxième camp.

Mais quand ça peut servir mes intérêts, je sais m'adapter.

Le choix se fait sans qu'elle ait besoin de quémander plus longtemps. – Ok, calme-toi, j'vais m'en occuper. Viens. Je la guide à travers la foule jusqu'au stand le plus proche, histoire qu'elle ait un support contre lequel s'appuyer. Faudrait pas qu'elle retourne s'écraser au sol ; cette fois, j'suis pas sûr de la retrouver en un seul morceau. – Reste là. J'vais l'trouver, t'en fais pas. Mes mains attrapent son visage doucement. – Promis. Comme trop souvent, je fais une promesse que je ne suis même pas sûr de pouvoir tenir. J'ai l'air confiant pourtant, avec mes yeux vrillés dans les siens et ma voix posée, assurée.

C'est que du vent. La vérité c'est que je panique autant que les autres ; la fumée me pique les yeux et me gratte la gorge, j'ai aucune envie de m'éloigner pour chercher un môme égaré, qui n'est même pas le mien. Mais je vais essayer. Pas pour Rozenn, ni même pour Beni. Pour atteindre ce but qui m'obsède depuis des mois : retrouver Netty et Iman.

Je fais tout ça pour moi, finalement.

Je la laisse là et part à contre-courant, la peur au bide. Plus j'avance, plus l'air devient saturé, me forçant à monter le col de mon t-shirt pour couvrir mon nez et ma bouche. J'appelle Beni mais le brouhaha est assourdissant, c'est peine perdue. Je pousse les gens, j'me perds un peu, je cherche sans la moindre organisation. C'est particulièrement inefficace.

Heureusement pour moi, Beni semble avoir un meilleur sens de l'observation. J'entends une petite voix héler mon prénom, suivie par une autre, plus grosse. Je tourne la tête de tous les côtés pour tenter de le repérer, jusqu'à ce qu'un type entre dans mon champ de vision. Il porte Beni. – C'est l'votre ? Je hoche la tête rapidement, récupérant Beni dans mes bras, qui s'accroche à mon cou en pleurant. – Merci mec. Il repart déjà de son côté, sûrement pressé de trouver la sortie. Le gamin a le visage couvert de larmes et de morve, il en étale partout sur ma veste, couinant des « elle est où maman » d'une voix tremblante. – T'inquiètes, on va la récupérer et se casser tous les trois, d'accord ? Tout va bien. C'est faux. Le feu continue de grandir à vitesse grand V, l'air s'opacifie de plus en plus, la fumée me fait tousser. J'aide Beni à monter son pull comme moi, pour couvrir son visage. Son ours est étroitement serré entre son torse et le mien.

Je flippe. J'sais plus de quel côté je suis arrivé, les gens continuent de se bousculer, la panique est aliénante. Ça me rend si nerveux que je commence à m'énerver, jouant des coudes un peu trop férocement – je récolte quelques coups en retour, certains qui atterrissent même sur Beni.

C'est encore lui qui nous sauve la mise. Il se met à beugler « maman » en pointant le doigt dans une direction précise, que je suis aveuglément. On retrouve enfin Rozenn, et il saute presque de mes bras pour se jeter dans les siens. L'impact est assez brutal. Je reste à côté, mais mon regard se fixe sur les flammes qui se sont bien trop rapprochées à mon goût. – Faut vraiment qu'on s'tire putain. J'me mets à scanner les alentours frénétiquement, yeux plissés, de plus en plus angoissé par la situation. – J'vois que dalle, fait chier. T'as repéré par où on pourrait passer ? Peut-être qu'elle a vu la direction que prenaient la majorité des gens pour s'échapper de cette place infernale. Mais elle répond pas assez vite à mon goût – je perds patience. – Rozenn ! La sortie ? Je me tourne vers elle, le regard inquisiteur, l'air pressant. Le myocarde qui tambourine si fort que j'ai l'impression qu'il fait des claquettes.

Elle est pitoyable, Rozenn, on dirait qu'elle peut s'effondrer à tout moment, qu'elle peut tomber en pièces détachées en un claquement de doigts, mais elle s'en fout comme de sa première culotte. Son égo a du resté accrocher sous une des semelles qui l'a piétinée et dans d'autres circonstances toute personne la connaissant -Dom en l'occurrence- aurait sûrement cessé toute activité pour profiter de ce moment incroyable, peut-être même pour le filmer ou au moins l'imprimer le plus possible dans sa mémoire, c'est trop incroyable pour être vrai.

Il l'enjoint à respirer, sauf qu'elle n'y arrive pas, déjà, ça lui fait mal, mais en plus de ça, la chair de sa chair est perdue quelque part au milieu de cette foule de tarés qui l'a piétinée sans sourciller avec une putain de torche géante en train de se consumer à la vitesse de la lumière. Fort heureusement pour elle, elle trouve les mots magiques qui poussent l'homme encore entier, lui, à prendre les choses en mains. Dieu merci.

– Ok, calme-toi, j'vais m'en occuper. Viens.

Cette fois c'est la gratitude qui redessine tous les traits de son visage alors qu'elle le suit en clopinant. En même temps, elle n'a pas d'autre choix que de le suivre, sans lui elle n'irait pas bien loin, sa cheville la lance beaucoup trop dès qu'elle met tout son poids dessus. Le problème, c'est qu'il ne vont pas dans la bonne direction selon elle, ils se mettent un peu à l'écart du mouvement de foule pour qu'elle puisse s'appuyer sur le rebord d'un espèce de minuscule chalet en bois qui expose tout un tas de babioles de noël. Elle na pas le temps de protester que déjà Dom reprend la parole et les devants.

– Reste là. J'vais l'trouver, t'en fais pas.
- Tu m'promets ?
– Promis.

Les mains sur ses joues l'apaisent un infime instant qui est prolongé par la confiance qu'il dégage. Il va retrouver son fils elle en est certaine. Et puis s'il ne le retrouve pas, elle fera en sorte de lui faire subir bien pire que ce qu'elle vient de vivre avant que se famille ne lui rende la pareille. Mais c'est pas sa faute, faudra pas lui en vouloir, après tout il a promis.
Quand il s'éloigne d'elle, l'angoisse revient de plus belle et si elle se retrouvait seule ici parce qu'il ne revient pas ? Elle est clairement pas certaine qu'elle saura s'échapper seule vu l'état dans lequel elle est. Alors elle le suit de ses yeux larmoyants, jusqu'à ce qu'il se fasse de nouveau engloutir par la foule, elle se cramponne à sa silhouette jusqu'à ce qu'elle disparaisse et quand il disparait elle se met à prier, réflexe stupide, surtout pour une non-croyante comme elle, mais elle est tellement démunie que c'est la seule chose qu'elle trouve à faire pour avoir un peu l'impression de participer, d'avoir de l'influence sur la situation.
Et pendant ce temps, même le spot où elle se trouve qui était encore un peu épargné par la fumée jusqu'à maintenant s'en imprègne de plus en plus, il faut vraiment se tirer, il faut que Dom revienne, il faut qu'il ait trouvé Beni, il faut, il faut, il faut...

Elle ne sait pas combien de temps s'écoule, combien de temps elle reste seule à se faire cogner de temps à autre, chaque seconde semble encore plus interminable que la précédente. Mais quand son fils saute dans ses bras alors qu'elle regardait ailleurs, tout va mieux. Il lui fait mal en s'accrochant à elle de toutes ses forces, en serrant ses jambes autour de son buste et faisant pression sur ses côtes, elle se fait mal aussi en l'entourant de ses deux bras, mais ça compte pas, rien ne compte d'autre que son môme, vivant, en un seul morceaux contre elle.

- Mon bébé... Putain, Beni, fais plus jamais peur à m'man comme ça...

Elle chouine dans sa capuche et se contrefout de la morve qu'il colle dans ses cheveux à cause du col de son pull qui a glissé de sur son nez. Quand elle relève la tête au bout de tout au plus deux secondes et qu'elle rouvre le bouche pour se répandre en remerciements ayant déjà oublié l'imminence de la situation, elle se fait couper

– Faut vraiment qu'on s'tire putain.

Elle acquiesce en réponse et serre encore plus fort sa progéniture contre elle.

– J'vois que dalle, fait chier. T'as repéré par où on pourrait passer ?

Elle tousse, elle a mal putain et elle fait remonter le col du pull sur le petit nez de l'enfant blotti dans ses bras pour l'épargner le plus possible. Elle réfléchit un instant, elle est plus tout à fait sûre, elle croit se souvenir d'avoir vu une rue un peu moins bondée que les autres, mais elle sait plus, elle a oublié, l'ascenseur émotionnel a vidé son cerveau.

– Rozenn ! La sortie ?
- C'bon laisse moi l'temps d'réfléchir !

Qu'elle aboie à son tour, en tournant la tête dans tous les sens ou du moins, autant qu'elle le peut avec celle de Beni qui lui empêche certains mouvements. Elle tousse encore et se plie un peu pour encaisser le coup, mais ça doit visiblement lui remettre quelques neurones en place, parce que maintenant elle s'en souvient, elle sait que c'est :

- Là bas ! Par là bas y'avait moins d'monde !

Elle pointe une direction du menton et se redresse sans prêter attention à sa cheville qui proteste. Elle va sauver son gosse et sa peau quoi qu'il en coûte. Si elle peut aussi sauver Dom, elle le fera, après tout elle le lui doit bien, mais on va pas se mentir, il est quand même largement troisième sur la liste des gens à sauver. Elle vient s'accrocher à lui et l'entraine en boitant le plus loin possible des flammes toutes proches d'eux, merci sainte adrénaline pour les miracles que tu sais si bien faire.

C'est à son tour de foutre des coups de coude pour ouvrir le passage, elle colle même un poing à un mec qui ose, sans le vouloir, bousculer Beni, si seulement elle savait ce qu'il a pris un peu plus tôt elle deviendrait folle, mais heureusement pour tout le monde, elle n'en a pas la moindre idée.

- Dom -sa respiration est saccadée et courte, son cœur a des battements tout aussi aléatoire, rien à foutre- ici !

Elle serre son bras avant de le lâcher pour pointer du doigts cette fois l'issue tant souhaitée malheureusement pour eux,  entre la porte de sortie et eux se dressent des barrières de chantier supposées délimiter le périmètre du marché et une ribambelle de voitures garée à l'arrache.

- FAIT CHIER !

Ceci dit, elle comprend un peu mieux pourquoi il n'y avait quasi personne dans cette rue-ci.

Les retrouvailles entre mère et fils auraient pu paraître touchantes, si les flammes de l'enfer n'étaient pas en train de nous foncer dessus. Je commence à flipper – suffisamment pour perdre mon sang-froid. Rozenn n'a pas le temps d'en placer une, entre mes réflexions faites à haute voix et mes questions un brin autoritaires. – C'bon laisse moi l'temps d'réfléchir ! Est-ce qu'elle est en état de le faire, au moins ? Si elle est aussi mal en point à l'intérieur qu'à l'extérieur, je suis pas sûr de pouvoir compter sur elle. Je soupire, levant quand même les mains en signe d'excuse, et je me tais. La tension monte. On est là comme deux cons, à tourner la tête de tous les côtés en quête d'une sortie. Je commence à me dire qu'on va devoir se serrer avec tous les autres et attendre que les secours viennent remettre un peu d'ordre – pourquoi ils sont si longs putain – mais elle s'agite tout à coup. – Là bas ! Par là-bas y'avait moins d'monde ! Je tourne la tête vers la direction qu'elle indique, soulagé qu'une solution apparaisse enfin. Elle s'accroche à moi et on s'élance, peut-être pas aussi vite que je le voudrais, parce qu'elle boîte toujours autant. Avoir une éclopée en guise de partenaire dans une situation critique : mauvais plan.

Je la laisse s'appuyer sur moi alors qu'on bouscule les gens pour se frayer un chemin, tant bien que mal. Rozenn est impitoyable. Un coup de poing vole et je me cale derrière elle, la pressant pour échapper aux éventuelles représailles de sa victime. – Dom, ici ! Mes yeux suivent le mouvement de ses doigts, et au loin, je vois se dessiner notre salut. Camouflé par une armée de barrières et de voitures. J'suis même presque sûr d'être garé dans le coin. – FAIT CHIER ! Je fais la moue, contrarié de voir que tout ça ne mène finalement qu'à de nouveaux obstacles. Mais à choisir entre eux et la marée humaine qui nous compresse, je sais déjà quelle option je préfère.

– Vas-y on tente.

Sans vraiment lui demander son avis, je passe un bras autour de ses épaules et j'avance, l'entraînant avec moi. Les barrières qui se dressent devant nous sont grandes, métalliques, emboîtées dans des blocs pour former un long mur. J'aurais sûrement pu les escalader, s'il n'y avait pas Rozenn et sa cheville foireuse avec moi. Au lieu de ça, je suis obligé de chercher un moyen de les sortir de ces foutus blocs pour créer une ouverture. C'est plus dur que ça en a l'air – les pieds sont bien bloqués. Je souffle, agacé, avant de me tourner vers la cohue qui résonne toujours derrière nous. Un homme semble avoir compris ce que j'essaie de faire. Il me suffit d'un signe pour qu'il se décide à nous rejoindre, et on se met rapidement d'accord pour forcer ensemble, pendant que d'autres têtes se tournent peu à peu vers nous.

Un pied finit par céder en partie. L'ouverture est étroite, bancale – la grille est simplement penchée sur le côté, à moitié renversée. Ça suffit pour passer un par un, en faisant attention où l'on marche.

Le type se faufile déjà de l'autre côté, pendant que je me tourne vers Rozenn. – Donne Beni, tu vas t'casser la gueule là. Le môme n'a pas l'air ravi de quitter les bras de sa mère, mais je lui laisse pas tellement le choix, bien trop pressé de partir. Je le serre contre moi pendant que Rozenn passe, avant d'en faire de même – derrière nous, des gens commencent à arriver. Le message atteint rapidement la foule, ça se bouscule, ils s'y mettent à plusieurs et finissent le travail que l'inconnu et moi avions amorcé. La foule se répand autour de nous comme une immense vague. Je resserre ma prise sur Beni d'un bras, attrapant Rozenn de ma main libre. On avance jusqu'aux caisses en vrac, secouées par la horde de gens qui se faufilent de partout et n'hésitent pas à escalader les capots. À force de coups de coudes – et peut-être parce que la furie qui m'accompagne est sans pitié – on finit par réussir à se glisser entre les véhicules, slalomant difficilement entre la tôle et le monde. Beni s'agrippe si fort à moi qu'il me fait mal, et mes doigts sont cramponnés à ceux de Rozenn pour ne pas la perdre. Quand on dépasse enfin la forêt de bagnoles, j'ai les yeux rougis par la fumée et un goût de charbon sur la langue.

Je tire Rozenn pour qu'on s'éloigne un peu des gens qui continuent de débouler de tous les côtés. Derrière les voitures, ils ont complètement renversé les barrières. – Ça va ? Mon regard se pose sur elle alors que je pose finalement Beni au sol, maintenant qu'on a suffisamment d'espace pour bouger sans avoir l'impression d'être dans une boîte de sardines. Et plus j'observe Rozenn, plus je vois combien elle a été amochée par tout ce périple infernal. – Tu devrais p't'être faire un tour à l'hosto, ou au moins au dispensaire. La deuxième option est moins attrayante, mais bien plus abordable. C'est celle que je prends toujours – même si en vérité, le plus souvent je me fais rafistoler par un pote quelconque, avec les moyens du bord. – T'sais quoi j't'emmène, j'suis garé pas loin. Je lui offre mon bras pour qu'elle puisse s'en servir de béquille, tendant mon autre main à Beni pour qu'il puisse la prendre s'il veut. À moins qu'il décide de tenir celle de sa mère, ou qu'elle le reprenne carrément dans ses bras. Qu'importe – on se met en chemin vers là où je suis garé. – Ah par contre, j'te préviens, la caisse est pourrie. C'est celle de mon père, le chauffage est cassé, et la portière côté passager ne s'ouvre plus depuis un moment déjà. Mais tant qu'elle roule, je m'en contente. Et Rozenn devra en faire de même. Après tout, je l'ai sauvée, alors peu importe si je n'ai pas de carrosse à lui offrir maintenant. Mon – faux – héroïsme devrait pouvoir compenser.