paying your way (camih)

Il froisse le papier donné par Meadbh en arrivant devant le bar. De toute façon il est en avance. Il n’a pas regardé l’heure quand il est parti en trombe de la maison, trop survolté par ses peurs, qu’a ramené avec lui Cal en revenant sur le territoire américain. Il poireaute bien une heure, là, devant ce bar, un peu en retrait, invisible dans la nuit qui tombe trop tôt en hiver. Noyé dans son hoodie trop large, enchaînant les cigarettes, il est adossé contre la façade de la boutique d’à côté. Ses yeux scrutent les passants, et à chaque fois qu’il croit apercevoir Driscoll son cœur loupe un battement derrière son apparente tranquillité morbide, et inquiétante. Son visage n’exprime rien d’autre qu’un profond néant et pourtant à l’intérieur les questions tournent, virevoltent, s’entrechoquent, font un boucan pas possible. Il essaye de se raisonner. Si May savait quelque chose, elle n’y serait pas allée par quatre chemins. Quand il s’agit de reprocher quoi que ce soit à l’égyptien, les Kids ne s’en privent pas. Les Driscoll, particulièrement.

Mais peut-être que ce n’est pas tellement ce que Cal a pu dire aux autres qui effraie Sam à ce point. Peut-être que c’est juste de se retrouver en face de celui qui lui reproche tout, et qui l’a laissé tomber. Ses mots assassins en prison, son “non” ferme et définitif à Belfast. Cal l’a abandonné en lui envoyant le fardeau qu’il se traînait sur les épaules. Sam appréhende, Sam lui en veut. Comment il était censé gérer ça ? Comment il était censé accepter qu’Eanna est morte, que Cal ne reviendrait pas et que Daire s’est tirée ? Il ne sait pas si les Kids s’en fichent, de savoir comment il peut supporter tout ça, se fichent bien des doses d’héro dans ses veines et des insomnies terrifiantes. Ou si, au contraire, tout le monde le surestime, part du principe qu’il arrivera bien à surmonter les merdes qui s’entassent, et que de toute façon, mieux vaut que ce soit lui qui gère, parce qu’il l’a toujours fait. Sacré hold up ; comment Sam s’est retrouvé à la tête de ces néo-hors-la-loi. Il n’a rien demandé, il n’a rien fait pour. Mais ils continuent à le placer sur ce trône maudit.

Shit.

À force de se perdre dans ses pensées, Sam a failli le louper. Il ne voit que son dos qui entre dans ce bar du centre ville. Sueur froide, coup de chaud. Putain, il est bien là. C’est une chose de le savoir en ville, c’est une chose de le voir de ses yeux. Belfast défile sur sa rétine. Sa chambre de bonne non-loin du resto où il bossait. Le pétard partagé, ses yeux humides de culpabilité, la colère tonitruante de Daire au moment de l’aveu. Et Sam qui le supplie de repartir avec eux, avec lui. Il ferme les yeux, pose sa tête contre la façade. Il sent son cœur se renverser dans sa poitrine. Il a peur. Peur de ce que Cal pourrait lui dire, a déjà dit. Finalement il serre les dents et expire lentement pour se donner du courage. La colère est de toute façon trop grande pour faire abstraction et adopter la bonne vieille méthode de fuite. Et puis, Cal, c’est son frère. On lui a pas tellement demandé son avis, ni demandé comment il gérait ça, parce que de toute façon, personne n’a jamais le temps de s’inquiéter de comment il reçoit les choses. La drogue l’anesthésie tellement qu’on a tendance à le croire hermétique. Cal c’est le frère de May, c’est pour elle qu’on s’inquiétait. N’empêche que la déchirure d’avoir perdu l’un des siens le gangrène encore. Il se donne une impulsion pour se détacher du mur, les mains enfoncées dans les poches de sa veste. Quelques pas, et il entre dans le bar.

Il le repère après avoir balayé toute la salle du regard, au milieu de tous les autres, dans le fond, il est en train de parler à une serveuse. Sam le regarde une seconde et traverse le bar. Arrive au moment où la serveuse allait partir, elle bute contre lui, un peu surprise. Une Kilkenny. qu’il demande, parce qu’il croit se souvenir d’avoir vu ça de noté sur le tableau, et que c’était déjà un miracle qu’on serve sa bière irlandaise préférée. La serveuse lui lance un sourire, Sam n’a pas encore regardé Cal. Il se contente de retirer sa veste à capuche, parce que l’atmosphère est étouffante ici, ou c’est peut-être juste à cause de la tension entre eux. Il envoie le hoodie sur la chaise en bois en face de Cal, et s’y laisse tomber lourdement juste après. Leurs regardent se rentrent dedans comme dans un accident de bagnole. Le visage de Sam est fermé, Cal a l’air de tomber de deux étages. Pas vraiment la personne que t’attendais ? Qu’il demande d’une voix froide. Là il enfonce la main dans sa poche, en ressort le papier griffonné qu’il avait donné à May, et que May lui a donné. Il l’envoie sur le centre de la table. Faut qu’il comprenne que les Kids forment une équipe, qu’il se souvienne de ça. Et qu’à l’heure actuelle il n’en fait plus partie. Alors ouais, bien sûr que May lui a dit où le trouver. L’atmosphère est graissée de ces non-dits, de cette colère, de cette relation bizarre et de ce lien morbide qui les réunit aujourd’hui.

La serveuse revient rapidement avec leurs commandes pour leur permettre de reprendre leur souffle. Sam lui lance une oeillade avant de planter son regard sur la table. La Kilkenny devant lui, il l’attrape et en prend une bonne rasade. Nouveau silence. Sam serre les dents, finit par le rompre, avec un impatience tendue dans la voix : Et donc ? Finalement, ça te plaisait plus Belfast ? Il n’y croit pas de devoir se taper ce small-talk, d’ailleurs, il ne sait même pas pourquoi il s’emmerde avec ça. Il se rapproche d’un coup, les coudes sur la table. T’aurais dû venir me voir, t’aurais dû venir me trouver tout de suite. Qu’il balance d’une voix plus basse, sifflante. Parce qu’ils ne peuvent pas faire comme si de rien n’était, comme si Cal n’avait pas tué Eanna en bagnole, comme s’ils ne s’étaient pas vu à Belfast, comme s’ils n’avaient pas le pire des secrets à garder, ensemble.

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Depuis qu'il est gosse, ce crétin n'a jamais su y faire avec les rapports humains. Manipulation chronique, fuite en avant ou provocation. Il a toujours fonctionné ainsi. Comme si jouer les méchant était plus simple. Comme s'il voulait prouver au monde qu'il était un sale gosse. Peut être aussi un peu pour mériter les coups et les injures. Pour mieux les endurer. Ça l'a suivi toute son existence mais dernièrement, il semblerait que le charme ne soit plus aussi efficace. La preuve avec sa frangine. Elle qui s'était montré si distante. Si froide. Et lui qui pensait souffrir de dépression comme un con tout seul à Belfast. Lui qui pensait s'infliger la pire des tortures. Abruti tiens. Le rejet est finalement plus affreux encore que la solitude. Il a beau se dire que la responsabilité lui revient, il arrive vraiment pas à s'faire à l'idée. Alors il continu de venir tous les soirs pendant ses trois heures comme il l'a promis, enchaînant sans doutes trop de bières et de clopes.

Sa voix tombe. Rauque. Et il lève les yeux. Il est là. Sam. Merde.

Quand le papier tombe sur la table, il comprend que May a parlé. Après tout, c'est pas comme s'il lui avait fait promettre de garder son retour pour elle. Ce n'est pas un secret d'état. Les autres auraient fini par le savoir. Cal tient tellement à récupérer la brunette dans sa vie qu'il est enclin à lui pardonner lui aussi. Une simple erreur de jugement. De parcours. Sauf que c'type là est le dernier qu'il s'était attendu à voir. Et son ton lui glace le sang. Wow. Le rôle du gros méchant t'va pas si bien. Toi t'es plutôt l'gars dont tout le monde se fout qui crève à la place du héros. C'est elle qui t'envoies pour m'dire qu'elle viendra pas ? J'compte bien l'attendre t'sais. Il pourrait tout de suite le gifler, ça irait plus vite. Et probablement que ça ferait moins mal. Il fronce les sourcils. S'il y a bien une constante, c'est sa frangine putain. Il hausse les épaules. Faussement nonchalant. Une part de lui craint l'égyptien. Il l'a déjà vu vriller, une fois. Et très franchement, il n'a aucune envie de devenir le réceptacle. Il joue les crétins devant la faille qu'il aperçoit, devant les mots de son ancien ami. Celui qui - si Cal n'était pas aveuglé par la jalousie et la rancœur - est son seul allié véritable. Il pousse les boutons en espérant ne pas aller trop loin. C'est un lieu publique, c'est à son avantage. Et puis l'irlandais est plutôt malin, il trouvera une solution de repli le moment venu si le besoin se fait ressentir.

Leurs regards se croisent et y'a ces foutus éclairs qui jaillissent. La colère de Cal n'est cependant pas aussi criante qu'à l'époque où il était allé le voir en prison. Seulement voilà, il ne peut pas le laisser gâcher son plan parfait de retour. Impossible. Et comme deux vieilles copines qui ne se sont pas revus depuis des lustres, il tend sa propre bière en direction d'Samih et lâche dans un large sourire : Belfast ? J'y ai pas mis les pieds depuis que j'suis gosse. J'comprend pas. Il joue son rôle jusqu'au bout. Après tout, ça pourrait tout à fait être un piège non ? Avec tous les autres qui attendent planqués dans un coin. Ou peut être qu'il l'enregistre ? Ouais bon ok, surement pas, après tout, Samih est trop défoncé pour établir une telle stratégie mais la vérité, c'est qu'il ne tient pas plus que ça à avoir cette conversation. ça va faire quoi... un an, un an et demi qu'on ne s'est pas vu Samih ? T'es sorti de prison finalement. Et il continue de sourire par pure provocation, comme s'il ne pouvait s'empêcher d'être si immature.

Cal n’est qu’un sale gosse. Et de toute façon, Sam ne savait pas très bien à quoi s’attendre. Il a eu assez de couilles pour revenir de Belfast, il a remis sur son visage meurtri le masque du parfait petit con qui le définit si bien. Et même si le choc semble s’abattre sur lui une seconde, Cal reprend assez de consistance pour envoyer Sam chier à la première phrase qu’il prononce. Wow. Le rôle du gros méchant t'va pas si bien. Toi t'es plutôt l'gars dont tout le monde se fout qui crève à la place du héros. Sam se contente de le fixer sans réaction. Peut-être que ça le blesserait, s’il n’était pas si énervé. Là, il n’y a que sa colère qu’il entend, et les remarques de Cal glissent sur lui comme s’il était sourd et qu’il n’avait de toute façon rien compris. D’une certaine manière, c’est un peu ça. Obnubilé par les secrets de Cal, terrifié par son retour autant que soulagé, cette incompréhension qui règne en lui, le perturbe encore plus qu’à l’ordinaire, sous cette apparente assurance qui ne semble pas plaire à Cal. Alors, Driscoll meuble avec arrogance, comme il sait si bien le faire. C'est elle qui t'envoies pour m'dire qu'elle viendra pas ? J'compte bien l'attendre t'sais. Il veut répondre “non” directement, dès que Cal a posé la question, à la place il se contente de le fixer, les sourcils un peu levés, aussi condescendant qu’on puisse être. Cal a perdu le droit de poser des questions sur les Kids au moment où il a pris le large, tant pis si May est sa sœur biologique. Aujourd’hui elle est bien plus la sœur de Sam que la sienne, et va bien falloir qu’il avale ça. Bien sûr qu’elle ne viendra pas, sinon, elle n’en aurait pas parler à Sam. Elle est venue directement le trouver, elle lui a filé ce bout de papier avec l’adresse du rendez-vous qu’il lui avait donné. Elle a demandé à Sam ce qu’ils devaient faire, et s’il avait répondu que plus jamais ils ne devaient s’adresser la parole, elle aurait bien pu le faire. Depuis un an, Sam a appris à apprivoiser May. Lui qui ne la remarquait pas assez quand les Kids étaient au complet à bien eu du mal à l’ignorer ces derniers mois. Faut dire qu’elle sait se faire remarquer, et surtout faire remarquer à tout le monde à quel point elle est une emmerdeuse. Mais maintenant, May a confiance en lui, plus qu’elle ne pourra jamais faire confiance en Cal à présent. Parce qu’il a déserté, et ça elle l’oubliera jamais. Et nous non plus. Après un temps infini à se perdre dans ses pensées, Sam répond enfin, d’une voix monocorde. T’as qu’à l’attendre si tu veux. Il s’en fiche. Qu’il l’attente des heures et des heures s’il en a envie. Comme Sam a attendu Cal et Daire devant la porte d’embarquement de l’aéroport de Belfast ce jour-là. Il a attendu l’appel à la radio, le dernier appel pour ce putain de vol qui le ramenait seul et détruit à Detroit. Aucun d’eux ne s’est pointé. Souvenir brûlant dans sa mémoire défectueuse. Alors ouais, Cal peut même l’attendre toute la nuit. De toute façon elle ne viendra pas.

De toute façon, Sam n’a ni la patience ni l’envie de passer par quatre chemin. Belfast revient dans la conversation, l’égyptien s’est accoudé à la table, menaçant, les nerfs à vif et Cal accueille cette question avec sa nonchalance irritante. Pourtant Sam devine bien derrière son visage parfaitement détendu et insolent. Il était là, putain. Il était dans cette pièce, avec lui, quand Cal a avoué la voix tordu de sanglot la vérité. Comment peut-il jouer à ce jeu-là avec lui ? Belfast ? J'y ai pas mis les pieds depuis que j'suis gosse. J'comprend pas. Un sourire frémissant au coin de son visage émacié par cette année de galère. Sam ne peut pourtant pas s’empêcher d’être un peu soulagé, dans le fond. Même s’il aimerait que Cal arrête de le prendre pour un abruti, il préfère qu’il soit revenu dans cet état d’esprit plutôt que dans la peau du gars qui veut soulager sa conscience et avouer tous ses péchés. ça va faire quoi... un an, un an et demi qu'on ne s'est pas vu Samih ? T'es sorti de prison finalement. Il est bon comédien, beaucoup plus que Sam qui a du s’asperger les veines d’héroïne pour tenir ce secret bien trop lourd pour lui. La culpabilité qui le ronge chaque fois qu’il croise JJ, sa peur constante que les mots ne débordent de ses lèvres, ou de celles de l’autre. L’envie d’avouer à May qu’il a retrouvé son frère, qu’il est bien en vie, quelque part, qu’il ne veut juste pas rentrer auprès d’elle. Ça a été une pilule impossible à avaler. Cal lui, à l’air de soudainement s’en sortir comme un pro.

Il y a un court silence, et finalement, les muscles de Sam se détendent. Il se recule et s’adosse sur le fond de sa chaise en bois. Le visage toujours aussi fermé, il articule pourtant : Ça me convient très bien comme ça. En fait, c’est précisément ce qu’il était venu lui demander. Il attrape sa bière et en prend une gorgée pour faire redescendre la pression. Son regard se perd dans le vide quand il repose le verre sur la table en bois. Avant qu’on fasse comme si Belfast n’avait jamais existé… Il commence, pas trop sûr de savoir par quoi il va enchaîner. Je sais ce qui te brûle les lèvres. Je sais que tu penses à elle. Bien sûr qu’il le sait, il est dans sa tête. Et même si Sam ne sait jamais ce qui se passe dans la tête de l’autre, à l’inverse, l’autre semble toujours savoir ce qui traverse l’esprit tordu de Sam. Foutue divinité omnisciente. Mais ce n’est pas de Daire qu’il parle, quand il ouvre à nouveau la bouche : J’ai rien dit. À personne, à propos de rien. En ce qui me concerne, je suis allé à Cork pour récupérer de l’argent chez mon oncle, jamais foutu les pieds à Belfast. Personne ne sait où t’étais… la fin de la phrase est plus difficile à prononcer. … et personne ne sait ce qu’est devenue Eanna. Sa gorge se noue instantanément, son regard toujours aussi vide. Il prend une inspiration et se racle la gorge pour ne pas se laisser envahir par ce genre de néant étouffant qui menace, chaque fois qu’Eanna arrive dans une conversation. Et j’crois qu’il serait mieux pour tout le monde que personne ne l’apprenne jamais. Il peut pas s’empêcher de se dire que c’est tragique, d’un côté. Tragique que personne ne pleure jamais sa mort. Mais c’est nécessaire. Ce n’est pas seulement au craquage de JJ qu’il pense. Mais aussi au fait que Cal pourrait bien s’enfuir où il veut, la colère de JJ le pourchasserait jusqu’en Enfer s’il le savait. Sam lève enfin son regard sur Cal, un air entendu, même s’il sait que Driscoll n’a pas envie d’aborder le sujet. Faut qu’ils le fassent au moins une fois, rien que cette fois là. Faut qu’il l’entende le promettre, même si, les promesse de Cal n’ont plus la même valeur qu’avant. Nouveau silence. Et puis, d’une voix hésitante, Sam reprenant : La seule chose qu’ils savent c’est que Daire est restée en Irlande. La phrase lui arrache la gorge comme s’il avalait du papier de verre. Il guette la réaction de Cal, voir s’il est au courant. Daire a décidé de rester à Belfast après l’entrevue avec lui. S’il est déjà au courant, ça veut forcément dire qu’ils se sont revus. S’ils se sont revus, alors Daire n’est pas encore morte. Pas vrai ?

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Exil forcé. Il n'a pas eu d'autre choix que de partir. La culpabilité qu'il traîne derrière lui comme un boulet. Lâcheté. Peur. Il avait l'impression de devoir être seul pour ne pas détruire un autre destin comme il l'avait fait avec Eanna. Couper les ponts. Réduire le peu de liens qu'il a forgé au fil des années en cendres. Un sabotage qui ne l'a pas blessé seulement lui. Parce qu'il est détraqué. Depuis l'enfance. Et si le juge blâmerait aisément un père violent et malsain, un psychologue le ferait interner. Il se couvre d'arrogance et d'assurance mais y'a ces démons qui se réveillent parfois et qui viennent lui pourrir l'existence. Ils le sont tous de toutes façons. Le mieux pour ce monde serait probablement qu'ils crèvent tous dans un accident de voiture mais la vermine est difficile à éteindre. Le plus triste, c'est probablement cette haine persistante qu'il éprouve envers lui même mais il planque facilement. Ca s'voit pas. Rien de très original dans l'fond, société qui pousse les gamins comme lui à s'foutre en l'air. Des commes lui, y'en a des millions dans le monde.

Sam se pointe. S'installe. Et Cal donne tout ce qu'il peut pour oublier leurs dernières entrevue. Ce bref instant où sa vulnérabilité avait pris le pas sur sa mauvaise foi. Un cadavre sur les bras. Celui qu'il a imposé à Sam et Daire ce jour là. Silence tendu. Lourd. Et il agit comme si rien n'était arrivé. Effaçant purement et simplement cet instant de désarroi. En apparence en tout cas, il a l'air libre. Sorti de cet état lamentable dans lequel ils l'avaient trouvé. Il boit sa bière pour se donner un peu de consistance, parce que si l'extérieur est beau, l'intérieur l'est beaucoup moins. Y'a pas cette vitre pour le séparer de Samih aujourd'hui, il pourrait aisément l'étrangler sans que personne ne le remarque. Pire, personne n'en aurait rien à foutre qu'il crève comme un chien galeux. Dans le fond, il a creusé sa propre tombe avec ces décisions de merde. Et quand il mentionne Eanna, un voile embrume son regard. Sa main se serre contre sa pinte de bière. Ses cauchemars étaient toujours là, sous sa peau, la corde autour de son cou, celle à laquelle il se cramponne pour l'empêcher de finir son oeuvre. Il la revoit, totalement désemparée, qui s'accroche à la poignée de la voiture. Folle mais encore vivante.

Il réalise finalement que Samih a sans doutes autant à perdre que lui. Il est devenu son complice à l'instant même où il a choisi de ne pas divulguer l'information en rentrant d'Irlande. Le roi Sam tomberait de son piédestal si ses sujets apprenaient qu'il a menti. Un secret terrifiant qui nuirait autant à l'un qu'à l'autre. Si JJ l’apprenait, il lui planterait un couteau et pourtant, Cal choisi de jouer une carte sournoise. Inattendue. Parce qu'avant cet instant, il n'avait pas compris qu'il pouvait utiliser son ancien pote comme faire valoir. Rictus de côté qui vient abîmé le sourire. J'imagine qu'on pourrait trouver un arrangement. qu'il dit, persuadé qu'à cet instant précis, c'est lui qui a les cartes en main. Il n'a pas conscience que son petit jeu pourrait fortement se retourner contre lui. Il avale une autre gorgée, laissant le suspense s'installer. Après tout, t'as bien plus à perdre que moi dans l'histoire... Tout le monde me déteste déjà. Alors que toi... May. May le déteste. Parce que Macha n'avait pas l'air si réticente à son retour. Parce qu'il n'a pas revu JJ. Il plante finalement un regard confiant dans les iris de l'égyptien. J'veux revenir ! ton sec, sa voix rauque qui résonne. Assurance de façade. Il veut les retrouver, après tout, s'il vit avec eux à nouveau, May n'aura d'autre choix que de lui adresser la parole et avec le temps, il arrivera à recouvrir son ancienne place.

Apparente décontraction qui ne prend pas sur Sam. Cal aime bien faire son show, ça on l'a toujours su. Mais là, c'est comme s'il voulait rattraper un truc, une connerie, que Sam ne garde plus en mémoire leur entrevue à Belfast. Calbagh dégommé par le chagrin, bouffé par la culpabilité, en train de sangloter sur son sol, terré dans sa ville natale et cet appartement minable. Mauvaise pioche, Belfast est gravé à l'acide dans le coeur de Sam, et il peut pas regarder Cal sans que la blessure ne se remette à brûler. La perte d'Eanna, la perte de Daire. Belfast a mis Sam à terre. J'imagine qu'on pourrait trouver un arrangement. Qu'il balance comme si y avait une putain de négociation qui se jouait, après une lampée de bière irlandaise. Sam hausse les sourcils d'un air gavé d'avance. J'viens de te l'dire, l'arrangement. C’est qu’on en parle pas, à personne. Et ils sont tous les deux d’accord là-dessus alors pourquoi Cal a l’air de vouloir ressortir vainqueur de cette discussion. Y a pas de gagnants possibles là, y a juste deux cons qui en savent trop. Un qui a fait une connerie monumental et un autre - encore plus con - qui le couvre. Faudrait pas trop faire chier, déjà que Sam est sympa… Et Cal reprend une gorgée, on dirait qu’il est stressé. Sam le regarde sans bouger, les mains le long de son corps, ses doigts qui froissent son jean, il commence à être énervé. Après tout, t'as bien plus à perdre que moi dans l'histoire... Cette fois, il l’imite et prend la Kilkenny pour calmer le petit rire halluciné qui le secoue. Il marmonne par dessus la voix de Driscoll : J’crois pas, non. Il capte pas ou quoi ? Pourtant, il était clairvoyant, quand il a détalé à l’autre bout du globe pour échapper à ce qui l’attendait, s’il revenant sans Eanna, son meurtre sur la conscience. C’est pas tellement le fait que tout le monde le déteste, qui devrait l’inquiéter. C’est plutôt ce que ferait JJ s’il apprenait la vérité. Cal peut bien supporter qu’on lui en veuille, par contre, il va pas supporter les douze coups de couteaux qui se prendra dans le bide quand JJ découvrira qu’il a buté l’amour de sa vie. Sam pourrait bien faire ou dire ce qu’il veut, il pourra rien contre la folie de JJ.

La phrase d’après, il ne l’avait pas vu venir, et ça claque dans l’air comme un coup de fouet alors qu’il n’a même pas fini sa gorgée. J'veux revenir ! Sam s’arrête dans son mouvement, un peu surpris, un peu perturbé. Il se met à réfléchir trop vite, le regard perdu dans le vide, complètement glacial. Enfin, il termine son geste et pose fortement la pinte contre le bois. Là seulement il prend une grande inspiration et lève doucement un regard de père en rogne sur son adolescent insupportable : Ah ouais, c’est ce que tu veux ? Qu’il balance d’une voix qui déborde d’un cynisme à peine voilée et d’une colère, sourire fébrile. C’est pas un peu tard pour ce genre de révélation ? Il ajoute. Il se dit : s’il l’avait eu plus tôt, son épiphanie, peut-être bien que Sam et Daire n’auraient pas eu besoin de venir le chercher jusqu’à Belfast. Peut-être bien que Daire serait encore là. Et chaque fois qu’il a une pensée pour elle, y a son coeur qui se renverse. Tout le reste lui fout un bordel incroyable en tête. Daire lui manque à en crever, et pourtant il a fallu que ça soit Cal, qui se réveille un beau matin en se disant qu’il avait envie de revenir. J’croyais que Belfast c’était chez toi, j’croyais que tu pourrais plus jamais regarder JJ en place, et que tu refoutrais jamais les pieds aux États-Unis. Quoi c’est pas ça que t’as dit ? Il parle plus vite, surtout parce qu’il se rend compte qu’il en a, des ressentiments envers Cal. Il dégouline d’une rancoeur qu’il n’a pu partager avec personne. En prison, assommé par les huit ans d’enfermement, assommé par la mort de sa soeur, par le départ d’Eanna, et la trahison supposée de JJ. Tout ça, ça lui a retourné l’estomac et ça lui a fendu le corps en deux. Il était complètement et littéralement abandonné de tous quand Cal est venu lui balancer au visage que sa condamnation c’était la meilleure chose qui pouvait leur arriver. Ça, c’est pas passé. Mais il a fait avec, il a tenté de le retrouver, il a consolé comme il a pu sa petite soeur en furie, il a tenté de trouver une solution, merde il a traversé le monde pour lui. Pour s’entendre dire qu’il ne reviendrait jamais, parce qu’il avait buté leur soeur Eanna. Ouais, ça a dû mal à passer, ça aussi. Sam plante son regard dans sa bière, la mâchoire serrée. Y a un blanc.

Finalement, il brise le silence, en relevant la tête toujours aussi remonté : Tu crois quoi ? Que tu peux débarquer et me lancer tes menaces à deux balles comme si ça allait tout changer ? Comme si tu m’avais pas chier à la gueule quand j’étais en prison, comme si tu m’avais pas laissé tomber à Belfast… Une seconde de pause parce que la suite lui découpe la gorge : … Comme si t’avais pas tué Eanna ? Il a les sourcils froncés et le regard voilé, mais il ne cille pas. Il veut bien s’imprégner de la réaction de Cal. Il sait que ses mots sont forts, et abusés. Il sait que c’est un accident, c’est pour ça qu’il prend la peine de garder le silence et de protéger Cal. Parce que c’est ce qu’il fait : il le protège. Il reprend une longue inspiration et, d’un air plus fataliste il reprend : J’sais pas si c’est une bonne idée que tu reviennes. T’as fait pas mal de dégâts, on est tous un peu à côté de nos pompes… Si tu gaffes ou que qui ce soit apprend la vérité sur ton départ, t’es foutu. Et c’est pas qu’on va te faire la gueule, c’est que JJ va te faire la peau, et j’ai pas envie d’enterrer un autre des Kids. Sa voix s’éteint sur la fin, il secoue la tête, dépassé par ses émotions, et en colère contre lui même et contre toute cette situation. Bien sûr que Cal reste un Kids, si seulement il voulait bien descendre un peu de ses grands chevaux, il se rendrait compte que Sam n’a jamais voulu que son bien, comme pour chacun d’entre eux.

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