Put your money on me (Allen)

Qu’est-ce qu’il fait chaud aujourd’hui bordel. En fin d’après-midi ça devrait être plus frais. Elle n’y comprend plus rien Rez à ce temps. Ça paraît con de penser au temps, le genre de discussion que les gens disent avoir à la machine à café – bien qu’elle n’ait jamais eu à l’expérimenter elle-même – mais il n’empêche que c’est préoccupant. Il n’y a même pas une semaine elle devait ressortir son manteau et maintenant elle doit se trouver un coin d’ombre pour pouvoir bosser tranquillement. Il y a une marche pour le climat organisée bientôt, elle devrait regarder la date parce que ce n’est pas normal.

Elle enlève son pull pour le placer derrière sa tête, coussin de fortune pour s’allonger plus confortablement dans l’herbe. Le parc à côté de l’université n’est pas l’endroit le plus chaleureux du coin, si endroit chaleureux il y a, mais elle peut encore profiter du wifi de la fac à cette distance, sans pour autant avoir à se coltiner le bibliothèque sombre et crasseuse. Oui, elle est mieux ici, allongée sous cet arbre qui n’en mène pas large mais toujours capable de lui fournir un peu d’ombre, sur la terre où quelques brins d’herbes font grises mines. Ça ne la dérange pas, c’est rafraîchissant, ça lui donne l’impression d’y voir plus clair. Depuis maintenant quelques jours elle se creuse la tête pour arriver à afficher ce super widget dernier cri en front page d’un site qui vend des barres de céréales véganes, produit lancé par des serial entrepreneurs qui n’ont d’écolo que le label sur leur produit. Ils la débectent à puer le fric comme ça, mais c’est bon pour elle. Elle pourrait s’occuper du site de leurs autres merveilleux produits. Elle ne va pas cracher sur un nouveau marché Rez, ça ne court pas les rues des clients qui ne comptent pas leur argent. Lorsqu’elle leur a annoncé deux fois le prix habituel, ils n’ont pas sourcillé et aligné les billets.

Elle ferme les yeux une seconde. Peut-être qu’elle devrait dormir, ça lui remettra les idées au clair. Cette idée la fait sourire, quelle perte de temps de dormir. Non, il faut qu’elle retourne voir si quelqu’un ne lui a pas répondu sur le forum, ça ne doit pourtant pas être si sorcier ! Elle se relève, ouvre son ordinateur portable qui semble avoir vécu la guerre – maltraité comme il est – et tente de se connecter au wifi faiblard. D’une main, elle attrape son paquet de cigarettes qui traîne au fond de son sac. Vide. Bordel, les éléments sont contre elle aujourd’hui. Regardant rapidement autour, elle essaye de détecter un fumeur. Personne pour le moment.

Ah, internet est là ! Son envie de clope passera. Un certain xactise a même une réponse à sa question en proposant une technique toute simple. Parfait, elle va enfin pouvoir se débarrasser de ce problème. Espérons que cela fonctionne. Rez s’attache les cheveux, sur le point d’ouvrir sa page de code, lorsqu’elle l’aperçoit passer à quelques mètres. « Allen ! » Qu’est-ce qu’il fout là ? « T’as pas une clope par hasard ? » Elle ne prend pas le temps pour les formalités. Allen c’est le gars qui trainait avec Seven avant qu’il se casse, il passait souvent à la maison puis a disparu en même temps que son frère. Ils se connaissent sans se fréquenter. On peut demander des cigarettes à des connaissances non ?

T’en peux plus de les attendre, les vacances !
Bon, qu’on soit bien d’accord: tu n’es pas tout à fait le genre d’élève à suivre assidûment chaque cours de l’année, ni à te lever exprès le vendredi matin pour aller en TD après une soirée étudiante la veille. Ni le lundi matin non plus, parce qu’en dehors des étudiants, c’est le week-end que ça se passe. Alors ouais, ce n’est probablement pas toi l’étudiant ayant le plus besoin de vacances, mais qu’importe. Tu tires la langue comme tout le monde et au premier rayon de soleil, tu files dehors flâner dans le parc.
Comme si tu avais besoin d’une excuse pour aller dehors. En ce moment même, ton prof était probablement en train de réciter le cours que tu ne prendrais pas. Avec un peu de chance, tu trouverais un pigeon pour te filer ses notes, voir même la clé USB avec l’ensemble du cours depuis le début de l’année. Ouais, voilà, c’est ce que tu allais faire. Jouer au mignon à la sortie des cours en prétextant avoir eu une foutue migraine t’empêchant de venir en cours. Facile.
Bref, ton principal problème étant résolu, tu pouvais aller traîner dehors en toute tranquillité.
Quoique, pas moyen de faire trois pas sans te faire taxer des clopes, évidemment.
Tu tournais le nez en direction de la voix qui s’était adressée à toi. Rez. Posée par terre avec son ordi, pour ne pas changer. On racontait d’elle que c’était une As derrière son PC. Une as de quoi ? Peut-être de code ? Quelqu’un avait tenté de t’y initier un jour, mais tu n’avais pas la patience pour rester devant les écrans et bronzer avec les pixels. Rez en revanche, tu avais l’impression qu’elle ne faisait que ça de sa vie. En même temps, tu ne la voyais jamais qu’à la fac.
Revenant sur tes pas, tu t’approchais d’elle avant de t’accroupir juste en face d’elle. « J’en ai. » puis d’un doigt sur le haut de l’écran, tu fis mine de l’abaisser avant de le remettre à sa place, puis encore une fois, juste pour lui faire des frayeurs. « Qu’est-ce que tu me donnes en échange ? » Commençais-tu à négocier avec un petit sourire de con. Parce que t’étais comme ça, un vrai petit con. Mais tu n’y croyais pas vraiment, à ce deal tout pêté alors sagement, tu tirais ton paquet de ta poche. « Tu fais quoi avec ton ordi du matin au soir ? » T’extirpais deux clopes du paquet pour en glisser une entre tes lèvres et tenter de poser la seconde, la sienne, sur la tranche de son écran. Elle tomba une première fois et tu la rattrapais. Tu tentais encore ta chance. « Arrête de bouger tes genoux »

Il est plus prévoyant qu’elle, ou fume moins peut-être ? Elle sourit, ravie à l’idée d’obtenir la précieuse cigarette. Cela ne dure pas alors que le malheureux commence à essayer de fermer son ordinateur. Elle retient l’écran par réflexe et lui tape sur les doigts à sa deuxième tentative. « C’est pas parce que j’ai besoin d’un truc que tu dois tout te permettre ! » s’agace-t-elle. Elle n’a ni humour, ni patience lorsqu’il s’agit de toucher à ses affaires et particulièrement son ordinateur. Elle a hérité de ce vieux pc par un des membres de l’asso. Il avait décidé de s’acheter une machine un peu plus robuste et s’apprêtait à balancer l’ancienne. C’était sans compter sur les capacités de recyclage de Rez, et le fait qu’elle soit complètement fauchée aussi. Autant dire que s’il y avait une personne qui pouvait maltraiter son ordi vieillissant, c’était elle et surement pas ce petit débile. A en juger par lamine satisfaite d’Allen, c’était précisément son but, de l’agacer. Rez secoue la tête, désapprouvant son petit jeu. C’est évidemment à ce moment qu’il lui rappelle que rien n’est jamais gratuit, que n’importe quel objet ou service se monnaye dans cette ville.

Comment faut-il la jouer avec lui ? Elle le fixe en essayant de se souvenir un peu de qui il est, ou plutôt de ce qui pourrait bien le motiver. C’est dans ce genre de moment qu’elle se dit qu’il vaudrait mieux faire plus attention aux gens qui l’entourent. Elle n’a aucune idée de génie pour écourter leur discussion et juste obtenir cette fichue cigarette. Peut-être qu’elle devrait juste arrêter de fumer ? Quelle idée de génie ça, super ! « Ça va j’t’en filerais une un autre jour. Considère ça comme un prêt. » finit-elle par dire en rebaissant les yeux sur son écran l’air de rien.  Comme s’ils se croisaient souvent. Comme si elle allait vraiment lui rendre. Son argument semble faire mouche alors qu’il sort son paquet de cigarettes, cependant il a l’air de penser qu’il doit lui faire la conversation. Lui aussi en a de drôles d’idées. Elle hausse les épaules. « J’suis pas dessus du matin au soir. » L’esprit de contradiction plus fort que son envie de l’envoyer gentiment paître. Il n’a pas tort, elle passe beaucoup de temps devant son écran, pour le boulot, pour les cours, pour l’asso, pour le plaisir, … disons qu’il y a toujours une bonne raison d’ouvrir sa session plutôt que de lever le nez sur le monde autour d’elle. C’est à ce moment qu’une cigarette tombe sur son clavier. « Arrête de jouer avec mon écran. » lui répond-t-elle en singeant son sourire bête de tout à l’heure.

Elle attrape enfin l’objet de toutes ses convoitises et tourne son ordinateur vers Allen avant d’attraper son briquet dans son sac. Il a devant lui le code source sur lequel elle est en train de travailler. Ce n’est rien de bien sorcier mais pour un non initié, cela peut rapidement sembler très complexe et franchement pas attractif. « J’fais un site internet. Merci pour la cigarette. » Elle inspire une grande bouffée de fumée comme un addict en manque de drogue. « J’peux te faire un site pas cher si t’as besoin. » Les affaires sont les affaires.

Tu vas la lui donner, la clope. C’est sur, t’es comme ça, plutôt cool. Tu t’en fous de partager, même ta came tu veux bien la partager, mais t’aimes surtout partager celle des autres parce que quand t’es à sec, c’est vraiment la merde. Brennyn ne donne plus signe de vie alors ça veut dire que t’as tout intérêt à te trouver rapidement un nouveau dealos sinon, ça va vite devenir le bordel. Pour le tabac par contre, c’est open-bar. Sauf que t’aimes assez souler ton monde avec tes négociations, parce que tu as le pouvoir de le faire cet après-midi. Ça tient à peu de choses. Rez n’est pourtant pas le genre à se laisser mener par le bout du nez, elle est même plutôt réactive la gosse et tu aimes bien. En réalité, tu les aimes bien tous, les Popescu. Ils ne te ressemblent pas, mais ils sont tranquilles, si on sait les prendre comme ils sont. Et qu’on se le dise, les roumaines c’est des jolies filles. Jolie, c’est pourtant pas le premier terme qui te viendrait pour parler de Rez. Pas qu’elle ne l’est pas, non. Rez est plus complexe qu’une simple jolie fille, tu ne la connais pas vraiment, mais surtout, tu ne l’as pas encore cernée. Parce que tu ne t’y étais jamais réellement intéressé sans doute. C’était un peu ton défaut, tu papillonnais de gens en gens sans vraiment te prendre le temps d’apprendre à les connaître, sans vraiment prendre soin de tisser des liens. On te connait, on t’aime plutôt bien, mais personne n’est réellement ton ami, comme tu n’es l’ami ou le proche de personne. T’es comme une brume, présente mais insaisissable, un coup de vent qui fait tout tomber sur son passage sans qu’on ne puisse rien contrôler. Tu es pareil, une bourrasque. Pas étonnant que tu sois toujours seul, entre deux visites. « Je me permets pas tout » quoique, ça dépend. Mais pas aujourd’hui, si tu te permettais vraiment tout, tu l’auras fermé son écran. Là tu jouais juste avec ses nerfs. Ce n’était pas pareil.
Dommage pour toi, Rez n’avait pas envie de jouer. Parce qu’était trop occupée comme fille, trop sérieuse probablement aussi. Mais qu’importe. Tu hausses des épaules à sa proposition agacée. Oui oui, tu sais bien que tu ne la reverrai plus ta clope et ce n’était pas très grave. Tu la sors la clope, mais tu ne peux pas juste la lui donner. T’as trop de temps devant toi pour écourter ta halte. Elle finit par la récupérer et tourner l’écran vers toi pour te montrer ses lignes et lignes incompréhensibles. Il y avait bien eu quelques cous d’HTML mais tu ne t’y étais jamais intéressé. « Tu fais tellement cliché, tu sais ? Comme les informaticiens dans les films qui te crackent un système finger in the nose alors qu’on sait tous que dans les faits, si l’informaticien arrive à te supprimer le message d’erreur, c’est déjà bien » Ce n’est pas condescendant comme remarque, juste la réalité. Son offre rebondit pourtant dans ton esprit et tu fronces un peu des sourcils, comme quand tu tentes vraiment d’attraper une de tes idées au passage. « Plus sérieusement, t’arriverais à entrer dans les fichiers de la fac ? »

Elle ne peut pas s’empêcher de sourire, amusée d’entendre l’avis d’Allen sur les clichés qu’elle semble véhiculer. « Et encore, tu ne m’as pas vue avec ma capuche ! » Rez insiste un peu plus sur l’image du méchant hacker qui se cache dans le noir dans sa chambre pour aller faire tomber tout le système informatique d’un Etat. Il a toujours une capuche ce mec-là. Ce n’est jamais une meuf assise dans un parc en train de fumer une clope. Elle a appris à prendre ce genre de remarque avec des sourires, parce qu’il n’est pas le premier à lui faire. Tous ceux qui ne cherchent pas vraiment à comprendre à quoi peut bien servir un ordinateur ou bien comment fonctionne internet nourrissent une sorte de complexe d’infériorité, se sentant obligé de rabaisser ceux qu’ils voient comme « informaticiens ». N’empêche qu’il est bien content de l’avoir son informaticien Allen. Il n’a pas besoin d’un site alors ?

Elle ne pensait pas lui avoir posé une question piège, pourtant elle a l’air de le faire cogiter. Rez le fixe, l’air circonspect. Quand il finit par lui répondre, elle comprend alors qu’il ne faisait que chercher de quoi il pouvait bien avoir besoin, si ce n’était pas d’un site. Ça ne doit pas bouger très vite dans sa tête à lui… C’est donc le client parfait. « Moi j’fais que dans la suppression de message d’erreur, tu le sais bien. » elle rebondit plus légèrement sur les paroles de son interlocuteur. En réalité, ça ne doit pas être bien dur d’entrer dans le système de cette fac plutôt très légère niveau sécurité. Surement pas plus dur que lorsqu’on lui a montré comment infiltrer le site d’un candidat à la mairie il y a quelques années. En plus, ici, elle a déjà ses accès étudiant officiels, mais elle n’a jamais essayé de les détourner. Elle suit ses études de manière règlementaire, ne voit pas l’intérêt d’essayer de tricher et n’essaye donc pas. Surement qu’Allen a eu une mauvaise note ou n’a pas rendu un bouquin à temps à la bibliothèque. Ouais nan il doit surement vouloir modifier une note.

Cherchant à dramatiser un peu la situation elle ajoute : « T’sais que c’est illégal de s’infiltrer sur un réseau qui n’est pas le tien ? ». Rez se redresse, faisant soudain mine de considérer la demande de son interlocuteur. Jouant sur l’effet un peu théâtral du geste, elle tire sur sa cigarette et lui répond : « Quels fichiers ? » avant d’expirer dans l’air un nuage de fumée. Elle a l’air sérieuse, comme si elle considérait la difficulté de l’exercice. N’importe quel fichier ici a le même niveau de sécurité a priori, c’est du bluff, mais plus c’est dur, plus c’est cher. Et Allen il n’a pas eu trop de problèmes dans sa vie, on a toujours dit qu’il avait pas mal d’argent. Le client parfait donc.