Instagirl and tumblrboy (Raisa)

Malgré les années, la vieille pizzeria italienne traînait aujourd’hui encore derrière elle une sale réputation mais honnêtement, tu craignais davantage les crottes de rats que les morceaux de chair humaine en guise de jambon sur ta pizza. Tu n’étais jamais très regardant sur ce que tu mangeais, parce que si tu avais de quoi manger tu t’estimais plutôt content alors non, tu ne faisais pas le difficile et tu venais de dépenser trois putains de dollars pour cette mega pizza hawaïenne. Dégueulasse ou pas, t’allais donc la finir !
Posé sur un banc rouillé de Krainz Wood, tu te demandais quand même vaguement si tu ne devrais pas ramener un morceau au pauvre AJ qui n’avait décidément que la peau sur les os. Tu abusais à peine, mais il était clair que le garçon ne mangeait pas à sa faim, tout comme toi. En même temps, si vous pouviez faire les courses au lieu de vous défoncer, ça irait aussi mieux. Le problème, c’est qu’entre manger ou planer, votre choix était vite fait.
Aujourd’hui, t’étais pourtant étonnamment alerte. Clean, évidemment non, mais tu n’étais pas en plein trip, ni en manque. En fait, t’étais juste dans cette courte période avant que la descente ne soit trop brutale et surtout, avant que ton corps ne réclame sa prochaine dose, comme une faim insatiable, obsessionnelle même. Ouais, t’allais plutôt bien aujourd’hui. En plus, il faisait beau. Le soleil ne tapait pas trop dur, il avait plu un peu plus tôt dans la matinée, mais à présent, les nuages s’étaient dissipés et les rayons de soleil illuminaient les rues désolées du quartier.
De l’autre côté de la rue, un énorme tag turquoise domine le mur de parpaing. Tu reconnais de loin la patte de ton frère. Il s’améliore. Il devient vraiment bon et ça te fait plaisir de reconnaître un peu de lui au détour des ruelles. D’une certaine manière, Ash s’était probablement enfouit dans l’art comme vous autres vous étiez perdus. Entre l’alcoolisme d’Axl la violence de Dre et tes propres addictions, c’était plutôt cool si au moins l’un de vous ne finissait pas minable.
Qu’on se le dise, tu n’avais aucune motivation à te sortir de ce schéma.
Mordant dans ton morceau de pizza, tu regardais une gonzesse promener son boule de l’autre côté de la rue et justement, s’arrêter devant la fresque. Regarder les gens avait quelque chose de divertissant et tout en machouillant ta pizza au gout indéfini, tu l’observais comme tu regarderais un film au cinema. En même temps, il y avait de quoi mater, qu’est-ce qu’elle foutait avec son portable à le tendre à bout de bras ? Tu ne savais pas bien ce qu’elle foutait, mais si elle voulait vraiment faire une belle photo, elle ferait mieux de traverser la route pour avoir l’ensemble. Sauf que maintenant, elle te faisait face en enchaînant les poses étranges. Pantois, tu la regardais, une babine retroussée devant l’absurdité de la situation.

C’était un passe temps comme un autre, que de regarder les gens vivre sans se douter une seule seconde qu’ils étaient observés. Tu leur inventais parfois une vie, une histoire même quand l’envie t’en prenait. D’autres fois, tu te contentais de les regarder, avec du vent dans la tête. Juste le vide, le silence, l’absence peut-être aussi. Pas aujourd’hui, t’étais plutôt en forme, pas assez sobre pour ressentir le manque et pas assez high pour partir à la dérive.
Alors t’étais juste là, à regarder la gonzesse devant la fresque de ton frère. Elle semblait l’apprécier puisqu’elle servait d’arrière plan à sa photo. C’était normal, il était plutôt bon. Certains n’étaient pas sensibles à l’art du graffiti, mais pour avoir déjà essayé de dessiner avec une bombe de peinture, tu savais toi à quel point c’était casse-gueule. Du coup, hormis des bites ou des smileys, tu n’étais pas très à l’aise en dessin. En même temps, même un crayon en main tu étais incapable de représenter quoique ce soit. Chacun son talent comme dirait l’autre, toi tu cherchais simplement encore le tien. Ne pas mourir en était probablement un.
Mâchouillant un morceau d’ananas, tu la regardais donc poser devant son portable, enchaîner les expressions, rentrer le ventre et sortir le cul. C’était assez drôle, en fait. Avec un peu de chance, un jour elle croiserait un mec dans la publicité et il la ferait poser avec une de ces baskets dégueulasses aux pieds, ces mêmes qui coutaient un bras pour zéro raison. Qu’importe, tu ne savais pas trop ce qu’elle espérait faire avec ces poses bizarres, mais ce n’était pas la première que tu voyais faire ça, probablement qu’il y avait une réelle motivation derrière, une carotte assez conséquentes et puis, si ça devait fonctionner pour elles, tant mieux.
Tu t’en désintéressais un temps, attachant un morceau de la croute pour la laisser de côté. Ce n’est qu’en relevant les yeux que tu remarquais qu’elle venait de changer de cible et cette fois, c’était toi qu’elle mitraillait. Elle était sérieuse ? Tu n’avais pas rêvé et ce n’était pas un selfie qu’elle faisait sinon, elle aurait continué ses poses à la con. Non non, c’était même sur qu’elle venait de te prendre toi et t’avais comme une idée de pourquoi.
En vrai, tu étais habitué à surprendre les gens, causer l’étonnement ou même le dégout. C’était pas grave, hein ? Ça t’étais égal si les gens n’aimaient pas ta gueule et puis, les face-tattoos n’étaient pas encore très populaires dans la rue. Hormis chez les taulards et les rappeurs, quoi. Tu n’étais évidemment ni l’un ni l’autre, t’étais juste assez cramé pour te tatouer le visage comme on se tatouerait le bras. Ils n’étaient pas sans signification pour autant et si tu les affichais sur ta gueule, ce n’était pas pour rien non plus. C’était juste que ça te concernait et si elle avait envie de te prendre en photo, bah elle pouvait. Histoire de faire bien, tu lâchais un petit sourire ironique et de deux doigts, tu formais deux L autour de ton visage, un joli LOL qui ferait certainement fureur quand elle irait montrer ses clichés à ses potes pour se foutre de ta gueule. T’étais pas comme ça toi, tu aimais bien faciliter la vie aux gens.
Cessant tes conneries, tu laissais retomber tes mains, relevant néanmoins tes yeux verts sur elle, curieux de sa réaction. Au final, c’est toi qui fut le plus étonné des deux : tu n’avais même pas reconnu Raisa !
Et Raisa, le moins que l’on puisse dire, c’est que tu la connaissais plutôt bien. Connaissais. Parce qu’il y avait bien eu quelques années qui s’étaient écoulées depuis la dernière fois que vous vous étiez vus. Et environ mille ans depuis que vous vous étiez séparés. En fait, tu avais même l’impression qu’une vie toute entière s’était écoulée entre l’instant où vous aviez étés deux gosses persuadés que l’Amour avec un grand A avait frappé à votre porte et le moment où vous aviez compris que non, la vie n’était pas un long fleuve tranquille.
Tu te levais alors de ta place sans rien laisser paraître et de ton pas lourd, tu passais le buste dehors, pendu à l’embrasure de la porte. « Tu t’crois au zoo ? » C’est pas méchant, pas un reproche non plus, tu te fous juste de sa gueule et tu souris doucement. T’es pas ce genre de mec qui crache sur ses ex juste pour le plaisir d’être blessant. Tu n’aimes pas ça toi, les embrouilles, alors tu souris en coin. « T’as l’air en forme depuis la dernière fois »

Tu n’avais jamais douté de Raisa.. Elle faisait parti de ces personnes qui finissaient toujours par retomber sur leurs pattes et puis, de ce que tu pouvais voir, elle s’en était bien sorti ces dernières années. Tu avais un peu oublié que c’était possible, de vivre normalement. C’est à dire sans avoir ce besoin presque maladif de se foutre en l’air, se saboter à coup de drogues toujours plus dures. Tu avais l’impression que tu n’avais que ça dans ta vie: le trip, la descente puis la recherche acharnée pour t’en procurer à nouveau. Toujours plus. Petit à petit, c’était devenu ton quotidien, ce pour quoi tu te levais et ce qui te faisait rêver. Plus que n’importe quoi au monde, au grand dam d’Ash. T’avais conscience du fossé qui se creusait entre vous, vos chemins se séparaient tout doucement et ton frère faisait des pieds et des mains pour recoller les morceaux, en brisant d’autres sans même le remarquer.
Dans cette histoire, tu en avais presque oublié ce que ça faisait, d’avoir une vie normale. Raisa te rappelait que cela était possible. Elle avait toujours été différente des autres à tes yeux, plus jolie et plus pétillante aussi. A moins que ce soit ton imaginaire qui la rendait meilleure qu’elle ne l’était en réalité. C’était dans ta nature, tu avais beau essuyer de nombreuses merdes, tu portais un regard positif sur le monde et sans vraiment le vouloir, tu voyais les personnes qui t’entouraient d’un air bienveillant. En même temps, tu n’avais pas de mauvais souvenirs de la jeune femme. Elle faisait simplement parti d’une autre vie, d’un autre Igg peut-être aussi. Vous aviez passé de beaux moments ensembles et à ta manière, tu l’avais aimée. Comme un amour de jeunesse, une histoire d’adolescents. Avec elle aussi, un fossé avait fini par se creuser. Par ta faute, encore. Un autre aurait dit que c’était la faute à son éducation, la faute à ses parents. Toi non, tu étais lucide, tu savais quels étaient tes torts et si elle avait fini par te quitter, ce n’était pas parce que ses parents le lui avaient ordonné, mais parce qu’elle avait fini par en avoir marre d’attendre que tu sois dans l’instant présent. Avec elle et non pas dans un vieux trip à l’acide. C’était dommage. Un beau gâchis, mais au fond ce n’était pas plus mal. Tu n’étais définitivement pas une bonne personne, tôt ou tard tu l’aurais rendu malheureuse. Ou pire, tirée vers le bas.
Alors oui, tu n’avais aucune raison d’éprouver la moindre animosité envers elle et c’est donc fidèle à toi-même que tu fis un LOL avec tes doigts et ta tête de demeuré. Elle le rit pas. Elle semble même embarrassée et tu finis par te lever pour l’interpeler. Ce n’était pas grand chose, tu n’avais aucune mauvaise intention, aucune envie de lui crier dessus. Non, tu l’avais reconnue et tu avais bien envie de discuter avec elle, au moins échanger quelques mots.
Qu’elle ne t’ait pas reconnue, ce n’était pas si surprenant. A l’époque, tu étais plus joli, tu ressemblais encore à Ash, tes dents étaient bien alignées et ta peau lisse et claire. Aujourd’hui, tu ne ressemblais plus au gosse que tu avais été, ni physiquement, ni mentalement. Sa réponse, confuse, eut de quoi t’arracher un petit rire. « Atypique ? C’est la première fois qu’on dit ça ! » Tu savais que tes tatouages dérangeaient. Parce que ce n’était pas encore dans les moeurs de toucher à son visage, c’était toucher à quelque chose de sacré. Se marquer ainsi d’encre indélébile, c’était comme tirer un trait sur l’avenir, sur la vie elle-même.
Quelques secondes passèrent encore puis soudain, l’illumination. Tu souris de plus bel, amusé par la situation. D’un mouvement de main, tu balances l’excuse sans t’en soucier. La pauvre semblait déjà assez confuse, tu n’avais pas envie de la mettre davantage mal à l’aise, mais quand elle continue de s’enfoncer, tu lèves tes yeux verts sur elle, le sourire de coin et un sourcil arqué. C’est ça, j’ai l’ai bien, songeais-tu avec ironie. « Bof, ça fait un moment maintenant. » tu ne te souvenais même pas de quand datait le premier. Tu te souvenaient en revanche très bien pourquoi tu l’avais fait et tu ne regrettais pas. « Tu comptais faire quoi de la photo ? » Questionnais-tu, par pure curiosité.
Sa question te fit néanmoins remarquer que vous étiez bêtement plantés là alors tu lui désignais la table. « Tu veux te poser deux minutes ? Et pour te répondre, je deviens rien de spécial. Et je dis pas ça pour faire genre ou par flemme de te répondre. » en réalité, tu ne lui laissais pas le temps de te répondre, t’avais une pizza à finir et si tu l’avais payée, ce n’était pas pour la laisser sur la table. « C’est très bon ! » Te justifiais-tu, tu ne comprenais pas ce que les gens avaient contre cette pizza, à croire que la population aimait se diviser. « T’en veux ? Elle est un peu dégueulasse en vrai, mais c’est parce que le cuistot est à chier ici. » Ce n’était pas que la vérité, il n’en foutait pas une et ce n’était clairement pas le genre d’endroit où l’on sortait avec le sentiment d’avoir pris soin de sa santé. « Qu’est-ce que tu fais dans le coin ? »