mauvaise idée (igg)

Earl White est sûrement le plus con de tous les vieux cons qui croupissent à North End. Il porte son nom mieux que personne : blanc il l'est, blanc c'est sa religion et tout l'monde s'est toujours demandé ce qu'il foutait dans notre quartier. J'me rappelle de ses grands discours racistes quand il finissait bourré, à moitié à poil sur son porche déglingué, à beugler après tous les noirs qu'il voyait passer – alors il beuglait vraiment beaucoup. Tous les ans j'me disais qu'il allait enfin clamser, et pourtant il est toujours là, toujours aussi vieux, toujours aussi con. Il est de ces gens increvables, qui ont l'air d'avoir cent ans depuis cent ans. Pourtant y en a qui ont essayé de le tabasser ou de faire cramer sa baraque, mais ça a jamais marché. Nous on pensait juste l'avoir à l'usure, à coup de tags haineux et d'œufs balancés sur sa façade, de poubelles déchargées sur son perron et de tentatives de voler son clébard enragé. J'compte plus les fois où il nous a coursés avec sa carabine en main. Il a traumatisé tous les mômes du quartier – moi compris – mais putain, y avait rien de plus drôle que de le faire péter les plombs.

Des années après, ça nous fait toujours autant marrer.

J'sais pas pourquoi on a parlé du vieux Earl. J'sais même plus qui de nous deux a lancé le sujet ou l'idée de s'introduire chez lui, et dans l'fond je pense qu'on a juste trop fumé. J'ai qu'à regarder les yeux rouges d'Igg pour le savoir : il a l'air explosé. Mais je crois que c'est juste devenu sa gueule au naturel, avec le temps. Parfois j'me souviens même plus de ce qui se cache derrière la came et les tatouages ratés, puis je vois Ash et ça m'revient.

– Tu crois qu'il a gardé toutes les choses qui s'sont paumées dans son jardin ? Si on jouait dans sa rue et que le ballon atterrissait chez lui, c'était fini. Il était plus à nous, on l'abandonnait – valait mieux ça que risquer d'se faire bouffer. – On pourra p't'être récupérer des trucs cools. Rien que cette idée suffit à me coller un sourire débile sur la tronche, alors qu'on contourne la maison le plus silencieusement possible. On a de la chance que la niche soit vide. Et qu'il fasse nuit surtout ; il doit dormir le vieux, à cette heure-ci.

Arrivés devant la porte de derrière, j'essaie d'actionner la poignée mais c'est verrouillé. – C'vieux parano là. Il est tellement cinglé que personne se risquerait à entrer chez lui.
Sauf nous, apparemment.

Je soupire en retirant ma veste pour l'enrouler autour de mon poing, histoire d'étouffer le bruit quand j'éclate le coin vitré de la porte d'un coup sec. Tranquillement, je passe la main dans le trou pour tourner la clé restée dans la serrure, avant d'ouvrir et de faire une petite courbette dans la direction d'Igg. – Après vous milady. Dans un ricanement, j'le laisse passer puis je m'engouffre à sa suite, sortant mon portable pour qu'il puisse servir de lampe torche. – P'tain ça pue le mort, que j'lâche d'une voix étouffée, le nez pincé entre mon pouce et mon index. Je crois qu'Earl est pas du genre à beaucoup aérer. Ni à faire le ménage, vu la couche de crasse qui semble peser sur chaque centimètre carré. Ça me fait grimacer un peu, mais j'oublie vite quand j'éclaire un buffet vitré. Jackpot. Y a des coupes et des médailles, j'crois qu'y a même des trucs qui datent de la guerre du Vietnam. Ma manche me sert de gant pour ouvrir le placard sans trop m'encrasser les doigts, et j'regarde mes trouvailles d'un peu plus près, essayant d'évaluer ce que ça pourrait rapporter. La vérité c'est que j'en ai aucune foutue idée, mais j'suis sûr qu'on peut en tirer quelques dollars. Peut-être cent, peut-être cinq, qu'est-ce qu'on s'en fout. Ça nous paiera toujours un pack de bières.

J'suis à deux doigts d'appeler Igg pour lui montrer mes trésors, quand le parquet craque à l'étage du dessus. J'me fige. – Mec t'as entendu ? Mais j'lui laisse même pas le temps de répondre avant de plaquer mon index contre ma bouche en fronçant les sourcils, lui intimant un shhh trop bruyant. Les escaliers craquent à leur tour, la lumière s'allume et j'ai l'impression que la porte est à mille kilomètres de moi. – EH TOI L'NÉGRO ! TU LÂCHES ÇA OU J'TE FAIS SAUTER LA CERVELLE ! Mes yeux font des allers-retours entre la carabine dans sa main et la médaille dans la mienne. Le canon est braqué sur moi ; je déglutis difficilement. J'crois bien que je suis dans la merde.

Qu’on se le dise, si on devait trouver des causes pour essayer d’expliquer ce que tu es devenu, on pourrait carrément incriminer Riggs. Non parce que vraiment, il suffit de faire le compte du nombre de fois où le jeune père s’est trouvé mêlé, que ce soit de près ou de loin, à tes histoires, pour comprendre que vous ne faites pas une bonne équipe. Avec un peu de mauvaise foi, on pourrait même dire qu’il est une mauvaise fréquentation pour toi. Le genre à faire dévier du droit chemin les gentils garçons. Ouais, ça se tient. Sauf que ni toi ni Ash n’êtes de bons garçons. Pas méchants, mais pas comme il faut pour autant. C’est noté dans votre ADN. Alors certes, ton patrimoine génétique ne fait pas rêver, mais on maintient l’idée: te coller dans les pattes de Riggs n’était pas une bonne idée. Tu ne l’as jamais compris et tu ne le comprends d’ailleurs toujours pas puisque tu as carrément kiffé l’idée d’entrer chez ce vieux con d’Earl. A moins que ce soit toi qui ais lancé l’idée ? Tu ne sais plus trop, par moment tes idées s’emmêlent pour faire de la purée dans ta cervelle et puis au fond, toi ou Riggs, c’est un peu la même bataille dès qu’il s’agit de faire chier le vieil homme. Ce n’est pas que tu es bêtement méchant, mais faire gueuler le vieux, c’est comme un sport national à North End. Grace à lui, vous vous êtes tous améliorés en lancer d’adresse, course à pied et même en dessin. Alors certes, votre niveau n’est jamais allé au delà de la bite, mais on salue quand même l’effort.
Un sourire idiot orne ton visage tatoué alors que tu penses à tous ces vieux souvenirs. Putain, Earl. Earl c’est quand même l’enfance de tous les mecs du quartier ! Voilà un petit moment que tu n’étais plus passé devant chez lui alors carrément ça te fait plaisir de revenir sur tes pas pour titiller la bête.
— Il a du se faire un musée le vieux cochon ! lances-tu, une fossette dans la joue. Tu t’es toujours demandé comment finissaient vos jouets. Dans une benne à ordure ? Nan, t’étais sur que non, il prenait beaucoup trop son pied à voir les mines défaites des gosses dépouillés. A tous les coups, il s’était monté un sanctuaire de vos affaires perdues.
— Il t’a déjà piqué des trucs ? Nous on était pas cons, on demandait toujours à jouer avec les balles des voisins, racontes-tu en ricanant. Ouais, c’était une idée à Ash ça, il avait toujours été le plus futé de vous deux et quitte à jouer dehors, autant le faire avec les affaires des autres. Ça va, vous ne reveniez pas chers du coup.
Déterminé comme personne Dom va jusqu’à fracturer la porte arrière et ça t’arrange bien qu’il fasse le sale boulot. Il aime bien en plus, ça lui donne un air de gangsta tout ça. Tu lui laisses ce plasir parce que t’as moyennement envie de finir avec du verre plein les doigts. Tu fais ta précieuse en gros et quand Dom en profites, tu lui fais une petite moue, babine retroussée.
— C’est ça ouais, et après tu m’payes un restau ? Honnêtement, s’il dit oui il peut continuer à te nommer comme ça. Tu passes le premier en évitant les bouts de verre au sol et curieux, tu examines l’antre du diable. En vrai, tu es assez vite déçu, ça ressemble à n’importe quelle baraque de n’importe quel enfoiré du coin. En fait, ça te rappelle même un peu ta propre maison, aussi crade que mal-rangée.
— C’est mignon ici, tu commentes avec cette tête indéfinissable pouvant aussi bien être sérieuse qu’ironique. Dom est pourtant déjà occupé ailleurs et d’un regard par dessus ton épaule, tu le vois fouiller un buffet. Toi personnellement, tu ouvres plutôt le frigidaire à la recherche d’une bière fraîche. On a le sens des priorités ou non.
Tu n’entends pas le plancher craquer. Tu n’écoutes pas non plus Dom se mettre à flipper trop occupé à tenir une bouteille de bière d’une main et mordiller un bâton de salami, comme chez mamie. Faut dire que tu n’as jamais été très réactif, mais quand le vieil Earl apparut en gueulant, la carabine à la main, tu fis un truc très con en sursautant: vieux réflexe de gamin pris en faute, tu claques la porte du frigo.
Alors oui, la porte fit un gros bruit, mais hey…ce n’était qu’une porte hein ! Ce n’était pas comme si tu lui avais abattu la bouteille de bière sur le crâne alors pourquoi le vieux schnock s’est effondré comme ça ? Tu ouvres grands les yeux et lèves les paumes en l’air.
— J’ai rien fait !

– Il a du se faire un musée le vieux cochon ! Ça me fait rire parce qu'y a de fortes chances que ça soit vrai. J'le vois bien avec un temple de toutes les affaires qu'il a récupérées, tous ces trucs que les mômes ont abandonné pour sauver leur peau. – Il t’a déjà piqué des trucs ? Nous on était pas cons, on demandait toujours à jouer avec les balles des voisins. Ça m'étonne pas vraiment d'eux. À tous les coups ça venait d'Ash – c'est lui le plus doué pour connecter les deux neurones qu'ils se partagent. J'suis prêt à parier qu'à force, plus personne voulait leur prêter quoi que ce soit. – Ben j'ai jamais eu d'souci avec mon ballon, mais il m'a pris une basket. Je soupire en secouant la tête, comme si j'étais toujours aussi triste après toutes ces années. – J'avais piqué une paire à mon frère, du coup elles étaient trop grandes et j'en ai perdu une quand l'vieux m'a couru après. Tyrone m'a défoncé. Tellement que j'en ai gardé une cicatrice, et j'me souviens m'être dit que j'aurais préféré me coltiner Earl plutôt que lui. C'est dire à quel point il était énervé.

J'avais promis de lui racheter une paire, mais j'ai pas pu. Il est mort avant.

Peut-être que j'espère retomber sur cette vieille basket disparue. Peut-être que c'est pour ça que je mets tant de cœur à l'ouvrage, alors qu'Igg préfère rester en retrait. J'sais bien qu'il est pas courageux, mais l'être moins que moi c'est inquiétant. Alors j'me gêne pas pour me payer sa tête. – C’est ça ouais, et après tu m’payes un restau ? Mon rire est silencieux quand je le suis à l'intérieur. – Désolé mais t'es pas trop mon style en fait.

On se sépare dans la maison, et je lève les yeux au ciel en le voyant s'orienter vers ce qui semble être la cuisine. Heureusement que j'suis là pour chercher les choses intéressantes. Si Igg était en charge de la mission, j'pense qu'on repartirait juste avec une bière et un pot de cornichons. On est tous d'accord pour dire qu'il est pas le meilleur copilote. Pendant que je m'inquiète du bruit qui surgit au-dessus de nos têtes, il bouffe. Résultat : Earl débarque avec sa carabine, me gueule dessus et me vise, le doigt sur la gâchette. J'suis figé sur place. J'ai beau vouloir me tirer en courant, j'arrive pas à bouger, mon cerveau est trop paniqué pour donner les bons ordres et je m'imagine déjà finir en gruyère, des trous partout et les yeux écarquillés. Comme Tyrone. J'suis foutu j'en suis sûr, c'est pas Igg qui va me sauver. Alors quand un grand bruit résonne, j'lâche tout – la médaille qui tinte en tombant, mon portable qui rebondit sur le parquet. J'crois même que j'ai crié, mais je suis pas très sûr. J'ai les bras levés devant ma tête en guise de bouclier minable, les yeux fermés, la respiration en suspens. Il me faut au moins dix secondes pour comprendre qu'Earl n'a pas tiré.

Quand mes paupières s'ouvrent enfin, j'le vois étalé au sol, et je comprends pas. Sourcils froncés, c'est automatiquement vers Igg que je me tourne. – J’ai rien fait ! Il lève les mains comme pour prouver son innocence ; j'écarte les bras en signe de confusion totale. – Alors pourquoi il est par terre hein ? Mes yeux reviennent se poser sur le vieux, qui a pas l'air de bouger. Je sais pas si je dois flipper ou me sentir soulagé. – Tu crois qu'il est mort ? À moins que la colère divine se soit soudain abattue sur lui, ça me paraît impossible. Il a l'air increvable ce type. J'aurais même parié qu'il vivrait plus longtemps qu'Igg ou moi. – Earl ? Eh, l'vioque ? Aucune réaction. J'attends une minute puis je m'approche de lui avec prudence, parce que j'ai un peu peur qu'il se lève d'un coup pour me coller une balle dans la tête. Mon pied vient l'effleurer doucement, une fois puis deux, mais toujours rien. J'y mets un peu plus d'énergie et lui colle un petit coup de pied dans la cuisse, avant de le faire rouler pour qu'il se retrouve sur le dos.

C'est le calme plat.

– Il a quand même l'air vachement mort. Peut-être que je devrais vérifier son pouls pour être sûr, mais j'ai pas envie de me baisser et de le toucher. J'préfère lever la tête vers Igg, et lui faire signe de me rejoindre. – Viens checker s'il respire ou pas. C'est moi qui ai forcé la porte, alors il peut bien faire ça. Chacun son tour.

Tu imagines bien Earl exposer ses trophées dans une vitrine et passer devant, deux doigts sur le coeur et la larme à l’oeil. Quoique, tu n’es pas sur qu’il ait des émotions, trop vieux pour ça. A moins qu’il soit resté bloqué sur la colère depuis ses jeunes années, celles où ni toi, ni Dom n’étiez nés. Dans le fond, ça doit être triste d’être aussi aigri par la vie. A ton avis, ce n’est qu’une question d’effort. Toi par exemple, tu passes ta vie à te faire maltraiter par n’importe quel clampin fâché, mais ça ne t’a pas rendu méchant ou méfiant pour autant. Tu continues à te comporter comme un imbécile heureux et ça te convient très bien comme ça. Tu n’as pas de temps à perdre à être en colère. C’est un peu ta philosophie de vie si on veut et c’est cool parce que Dom est pas mal du même genre. Il ne s’emmerde pas et puis entre vous, vous ne vous emmerdez pas à essayer de comprendre la vie. Vous vous défoncez et quand vous n’avez plus rien, vous faites les cons. Le combo parfait pour une soirée de rêve. C’était ce qui était noté sur le papier.
Et pour l’heure, ça te fait sourire de faire remonter de vieux souvenirs à la surface. Tu fais d’ailleurs une tête d’incompréhension alors qu’il te racontait son histoire de basket. Putain, Earl n’avait vraiment pas de race. A la rigueur les balles tu pouvais comprendre, mais merde, une putain de basket puante ?
— Le sketch putain…tu souffles en te passant une main sur le visage avant de te frotter un oeil d’une paume ne le rendant que plus rouge encore. Pas grave, l’autre n’a pas meilleure allure.  Enfin, on dira que ça ne peut pas devenir pire quoi. Ce n’était pas comme si tu étais là pour pécho du black ce soir. Tu trouves cependant moyen de rigoler à sa remarque et tu lui sers un grand sourire victorieux.
— Ah j’ai cru parce que tu passes quand même ta vie avec nous tout ça…
C’est des conneries, t’as jamais cru Dom intéressé par autre chose que les conneries. En fait, tu ne t’es jamais posé la moindre question sur ce que pouvait faire Dom une fois que vous vous êtes dit bye à la prochaine. Tu t’en fous un peu en réalité. Tu ne t’intéresses pas vraiment à la vie des gens. Tu te contentes de vivre le moment présent. Et pour toi, le moment présent, c’est de fouiller ce frigo. Les vieux, ça a toujours de la bonne bouffe quelque part. Après tout, s’il n’a pas claqué encore, c’est bien qu’il ne doit pas bouffer de la merde.
La suite s’est enchaînée beaucoup trop vite pour que tu puisses percuter. Tu sais juste que t’as fermé le frigo et que le vioque a clamsé comme une chèvre tétanique. Et puis Dom a crié, comme une fillette. Enfin, si on part du principe que la fillette a mué, évidemment. Dans le doute, tu lèves quand même les mains pour clamer ton innocence !
— Mais pourquoi tu m’demandes ça à moi ? Il est juste tombé comme ça. Pouf par terre, crevé.
Tu dis ça, mais tu clignes quand même des yeux, surpris. T’as pas encore tout compris, mais ça va venir. Tu regardes Dom s’approcher et toi, bon public, tu te remets à mâcher ton saucisson sec. Tu finis par le designer du bout du salami.
— A mon avis, s’il garde les yeux grands ouverts c’est pas gégé comme signe. 
Merci de ton avis, on attendait que toi pour valider. Sauf que non, Dom a peur que le vieux se relève parce que tu dois aller vérifier s’il est bel et bien mort. Tu soupires et t’approches pour t’accroupir à côté tu vieux. Juste pour le délire, tu lui enfonces un doigts dans la joue. Rien. Tu fais une moue à la constatation puis te penches sur lui pour écouter.
— C’est aussi calme qu’entre tes oreilles, patron. T’es content ? Il est mort et même totalement mort.
Tu te redresses et pince des lèvres, contrarié.
— Le meurtre par accident, ça doit être de famille chez nous.

– Le sketch putain... J'me contente de secouer la tête en me remémorant la scène. Un sketch ouais – je crois que de l'extérieur, ça avait quelque chose d'hilarant. Mais j'avais pas franchement envie de rire, quand j'ai annoncé à Tyrone que j'avais perdu l'une de ses pompes fétiches. – Ah j’ai cru parce que tu passes quand même ta vie avec nous tout ça... Son sourire de débile me fait ricaner. – Ça c'est parce que j'sais que vous êtes perdus sans moi. Je hausse les épaules comme si c'était une évidence, et peut-être que j'y crois un peu. Pas que j'sois la personne la plus importante dans la vie des Hopkins, mais j'ai quand même été leur guide spirituel. Celui d'Igg plus que d'Ash, certes. J'lui ai appris un tas de trucs. Qu'il ne met pas en application ce soir d'ailleurs, parce que c'est moi qui suis obligé de fracturer la porte, et c'est moi qui cherche les objets de valeurs à emporter avec nous. Lui, il se contente de bouffer.

Finalement j'me dis que j'aurais dû inverser ma place avec celle d'Igg, quand je vois Earl débarquer avec sa carabine. J'me sens comme une biche prise entre les phares d'une bagnole. Il gueule, ça claque, je gueule, il tombe. J'ai rien compris. Je crois qu'Igg non plus, mais j'lance quand même un regard accusateur dans sa direction.

– Mais pourquoi tu m’demandes ça à moi ? Il est juste tombé comme ça. Pouf par terre, crevé.
– Ben moi j'ai rien fait ! C'est toi et l'frigo, là.

Quel con, franchement. Je me retrouve à approcher Earl prudemment, à le tâter du bout du pied, comme on le ferait avec une bête crevée sur le bord de la route. J'annonce mon constat d'un air détaché, alors que je le fais rouler sur le dos. – A mon avis, s’il garde les yeux grands ouverts c’est pas gégé comme signe.  J'ai pas besoin qu'il me le dise. Y a ses grands yeux vides qui semblent me fixer, ça me dégoûte. Un frisson désagréable me parcourt la colonne alors que je soupire, pourtant pas convaincu. Peut-être que c'est parce que j'ai pas envie d'avoir un cadavre à mes pieds. Peut-être aussi que j'ai peur qu'Earl nous fasse un traquenard, et se relève d'un coup pour me prendre à la gorge. Mais dans ce cas, il est putain de bon acteur.

Je m'écarte un peu quand Igg arrive près de nous, l'observant s'accroupir et toucher la joue du vieux. Ça m'arrache une moue dégoûtée. – C’est aussi calme qu’entre tes oreilles, patron. T’es content ? Il est mort et même totalement mort. Il se remet debout, je fronce les sourcils. Et on est là, à fixer la carcasse inerte comme deux idiots. – Le meurtre par accident, ça doit être de famille chez nous. Je relève la tête vers lui d'un coup, les mains qui viennent se tendre devant moi. – Wow, le meurtre ? Attends attends, on a rien fait hein, c'est pas un meurtre. J'ai p't'être pas fait d'études de droit, mais pour qu'on puisse qualifier ça de meurtre faudrait qu'on l'ait tué nous-mêmes. C'est même pas un homicide involontaire : on n'a strictement rien fait. Rien du tout. – C'pas notre faute si son cœur a lâché. Ou si Dieu l'a puni en le frappant d'une mort subite. J'me dis que tout finit par se payer, et qu'il l'a bien mérité. De toute façon il m'avait dans son viseur, donc finalement j'suis plutôt content qu'il soit hors d'état de nuire. Même si j'avais pas forcément envie de le voir crever devant moi. – Et comment ça c'est d'famille chez toi ? Ça t'arrive souvent ce genre de trucs ? Parce que moi, non. J'ai vu qu'une seule personne mourir dans ma vie – Tyrone. Mais j'y étais vraiment pour rien et j'ai pas envie d'y penser, j'veux pas revoir son corps criblé de balles, ses yeux vitreux. Et plus j'regarde ceux d'Earl, plus ça me rappelle mon frère. Ça me rend nerveux, j'ai des nœuds dans le bide et du mal à déglutir. J'peux pas m'empêcher de me baisser pour fermer ses paupières, avant de me redresser aussi sec et de faire un pas en arrière. J'suis pas à l'aise.

– Bon. J'regarde Earl. Je grimace. J'regarde Igg. Je soupire. – Tu crois qu'ils vont mettre combien d'temps à l'trouver, si on le laisse là ? J'pense pas qu'il reçoive beaucoup de visites, alors ça risque de prendre du temps. Beaucoup de temps.

Tu imaginais sans mal la scène d’un Dom plus jeune détalant dans le quartier, une chaussure en moins, perdu entre la peur de se faire trouver le cul par le plomb d’Earl et celle de se faire démonter par son propre frère. C’était drôle même si l’histoire ne l’était plus tant que ça. Tout le monde savait ce qui avait fini par arriver à son aîné et tu étais sincèrement désolé pour ce qui a pu arriver à la famille Riggs même si tu ne le mentionnes jamais. Parce que tu n’es pas le genre de mec à remuer la merde, tu n’aimes pas appuyer là où ça fait mal et plus généralement, tu détestais faire de la peine aux gens, que tu les apprécies ou non. Bref, t’étais peut-être camé jusqu’aux os, tu n’en restais pas moins un mec tranquille. Plus que la plupart des mecs du coin en tout cas. Tu te contentes donc de sourire en coin à la pensée de ces vieux souvenirs déterrés pour l’occasion. Tu ris cependant plus franchement à la bonne blague. Ouais ouais, à coup sur c’était grâce à lui si vous étiez encore en vie ! « Qu’est-ce qu’il n’faut pas entendre ! » t’amuses-tu sans remettre en question son affirmation. Tout ça, c’était seulement des conneries. La vraie question était cependant de savoir si vous étiez déjà perdu d’avance avant de le rencontrer. Tu aimais mieux ne pas y penser, tu n’étais pas certain d’avoir envie d’entendre la réponse et pour mettre un point final à ces questionnements, tu croquais dans un cornichon.
La suite fut trop rapide pour vos deux cervelles en vrac. La seule chose de certaine, c’est qu’Earl était vivant et maintenant, il était raide mort à vos pieds. Bref, tu étais innocent ! Tu n’avais rien à voir avec cette histoire ! « Mais comment ça ? Moi et le frigo ? Depuis quand fermer un frigo c’est devenu une arme du crime ? »
Non mais ça c’était la meilleure ! Voilà que Dom t’accusait ! Tu soupires avant de te ronger les ongles. Parce que mine de rien, cette histoire n’est pas drôle non plus. Vous aviez quand même tué l’increvable, c’était fort. Et ça promettait de sacrées emmerdes surtout !
Par acquis de conscience, tu allais malgré tout vérifier son pouls sans en trouver, évidemment et tu restais un instant accroupi à regarder Dom, puis Earl. Tu pinces des lèvres avant de te redresser et t’éloigner. C’était drôle quand même parce que tu n’avais vraiment pas prévu de suivre les traces de ton frère. En même temps, vous aviez les mêmes gênes, si ce n’est la même ADN alors bon, ce n’était pas si étonnant. Dom tiqua d’ailleurs sur ta remarque. « Ben il est mort à cause de nous un peu quand même donc…j’sais pas moi, c’est quoi pour toi ? Un suicide ? » Tu ricanes nerveusement avant de hausser des épaules. « J’sais pas, mais si tu veux mon avis on ferait mieux de se barrer viteuf » Dommage pour le musée des objets trouvés, tu préférais foutre le camp avant qu’on ne t’accuses effectivement de l’avoir tué, le vioque !
A l’évocation de tes antécédents familiaux, tu le regardes d’un air torve. « Bah à moi non, mais mon frangin ouais. Enfin je sais pas, il a dit qu’il avait pas fait exprès de tuer le mec, mais bon je sais pas comment c’est arrivé. Si ça se trouve c’était pareil pour lui, il a du claquer un frigo et voila. Enfin ce serait quand même gros qu’on ait tous les deux réussi la même connerie ! » Racontes-tu pendant que Dom ferme les yeux au vieux. Tu retrousses un peu du nez, beurk tu n’avais pas envie d’y toucher toi ! Tu te recules d’un pas encore avant de jeter un coup d’oeil vers la porte d’entrée. « A mon avis on aura le temps de foutre le camp tranquillou. Tu crois qu’ils vont faire venir la police scientifique et tout, comme à la télévision ? Non parce qu’on a touché partout quand même »

– Mais comment ça ? Moi et le frigo ? Depuis quand fermer un frigo c’est devenu une arme du crime ? Il me saoule avec ses questions, c'est à croire qu'il était pas sur place alors que tout ça, c'est quand même sa faute. Quel abruti, franchement. – Depuis toi apparemment, c'est ton talent caché j'sais pas ! En attendant, c'est quand t'as claqué la porte qu'il a claqué tout court. Donc, HEIN. J'lève les bras en secouant la tête, l'air de dire t'es con ou t'es con alors que sur ce coup-là, je crois qu'on l'est autant l'un que l'autre. Des conneries on en a faites, que ça soit chacun de son côté ou ensemble, mais là, ça bat tous les records. J'pensais pas que ma soirée finirait avec un cadavre à gérer.

Et j'ai beau rejeter la faute sur lui, j'suis quand même loin d'assimiler tout ça à un meurtre. Je fais pas souvent attention à ce que je dis, mais y a des occasions où les mots sont importants, très importants. Comme maintenant. – Ben il est mort à cause de nous un peu quand même donc... j’sais pas moi, c’est quoi pour toi ? Un suicide ? Il ricane et je le suis nerveusement, on dirait deux débiles au bord de la rupture. Je trouve pas ça drôle. – Un accident j'te dis. Il était vieux t'façon, si t'avait pas fermé le frigo, il aurait sûrement clamsé en m'tirant dessus, à cause de la détonation. Et à choisir, je préfère clairement l'option frigo. – C'est pas notre faute. Ok ? Je plante mes yeux dans les siens, le regard insistant. J'veux qu'il imprime bien ça dans sa cervelle calcinée. Manquerait plus qu'il se mette à raconter qu'il a buté un vieux ou j'en sais rien, avec toute la came qu'il s'enfile, j'ai pas envie de prendre des risques. – J’sais pas, mais si tu veux mon avis on ferait mieux de se barrer viteuf. Sûrement. Mais j'peux pas m'empêcher de lui fermer les yeux d'abord, parce que ça me dégoûte moins de le toucher que d'affronter le vide de ses prunelles. Y a le fantôme de Tyrone qui plane quelque part dans mon dos – ça me fout des frissons.

J'ai un peu la gerbe, aussi.

Igg a l'air moins perturbé que moi, mais s'il dit que c'est de famille tout s'explique. Les ravages qu'on retrouve chez les Hopkins ne cesseront jamais de m'étonner. – Bah à moi non, mais mon frangin ouais. Enfin je sais pas, il a dit qu’il avait pas fait exprès de tuer le mec, mais bon je sais pas comment c’est arrivé. Si ça se trouve c’était pareil pour lui, il a dû claquer un frigo et voilà. Enfin ce serait quand même gros qu’on ait tous les deux réussi la même connerie ! J'me mets à rire un peu malgré moi, et ça sonne pas franchement naturel. Je crois que c'est juste le seul moyen que mon corps a trouvé pour évacuer une partie de toute cette tension. – P'tain vous êtes vraiment des dégénérés. Parfois j'oublie. Pour moi c'est Ash et Igg, les jumeaux un peu chelous mais sympas, et puis c'est tout. Je zappe le reste, les histoires de consanguinité qui les ont mis au monde et les frères tarés qu'ils se coltinent. Et puis y a des moments comme ça, qui me rappellent à quel point leur famille est dérangée. J'crois bien que c'est un truc de blancs.

La seule chose que je retiens de tout ça, c'est qu'on a rien fait. Alors peut-être qu'on ferait mieux de le laisser là, y aura bien quelqu'un qui finira par le trouver un jour. Je crois. J'en sais rien, et dans le fond je m'en fous. S'il pourrit là, sur son parquet élimé, tant pis pour lui. Il l'a bien mérité. – A mon avis on aura le temps de foutre le camp tranquillou. Tu crois qu’ils vont faire venir la police scientifique et tout, comme à la télévision ? Non parce qu’on a touché partout quand même. Et merde. Merde, merde, merde. – Merde. J'avais pas pensé à ça. Personne sera triste pour Earl, mais y a les traces de notre effraction, le carreau de la porte éclaté, et la carabine restée coincée entre les doigts froids du vieux. Si les flics voient ça, ils vont forcément croire à un cambriolage qui a mal tourné – ce qui n'est pas si éloigné de la vérité, finalement. Ça veut dire homicide, ça veut dire enquête, ça veut dire prison s'ils nous coffrent. J'veux pas y retourner pour un malentendu pareil, putain. Alors d'un coup j'me mets en mouvement, mes manches qui viennent recouvrir mes mains complètement, mes pas qui retracent mon trajet en sens inverse. Je frotte frénétiquement chaque chose que j'ai touché, mais avec tout ça je sais plus où j'ai foutu mes paluches. Alors je finis par frotter tout ce que je croise, tous les objets, les meubles, avec une fébrilité inquiétante. – Aide-moi ! Nettoie tous les trucs que t'as touché, allez ! À mi-chemin entre l'autorité et la nervosité, ma voix tremble un peu. Et tel que je connais Igg, il a déjà oublié où il a collé ses doigts poisseux, lui aussi. Alors j'essaie de faire le travail à sa place, revenant jusqu'à la cuisine, ouvrant le satané frigo – tout ça c'est sa faute – pour récupérer le saucisson dans lequel il a croqué. Mais plus j'y réfléchis, plus j'me dis qu'on risque de laisser des traces derrière nous. Et peut-être qu'on aura rien, peut-être que les flics en auront rien à foutre, classer les affaires sans rien régler ils savent faire. Mais peut-être qu'ils vont tout comprendre de travers et que ça nous foutra dans la merde. J'ai déjà un casier trop fourni, et surtout, j'suis noir. On sait tous comment ça se finit dans ce pays. – Putain. J'passe une main sur mon front, reniflant avant de tourner la tête vers Igg et ses yeux de poisson mort. – Et si on faisait cramer la baraque ? Au moins, ça ferait disparaître toutes nos empreintes pour de bon et j'suis prêt à tout pour assurer mes arrières. C'est peut-être radical, mais comme on dit : aux grands maux les grands remèdes.

Des situations de merde, tu en as déjà vécues, mais jamais d’aussi graves que celle-ci. Vous n’aviez pourtant rien fait de mal, si ? Certes, entrer chez Earl en pleine nuit, ce n’était pas une idée lumineuse, mais nous n’aviez pas l’intention de lui faire du mal, juste de reprendre ce qui vous appartenait à vous comme aux autres gosses du quartier. Dans le fond, vous étiez même en train de faire une bonne action même si bon, entre-temps les gosses sont devenus grands comme Dom. Ce n’était qu’un détail ça. Mais à aucun moment vous n’aviez voulu qu’il crève le vieux, pas sous vos yeux en tout cas.
Votre première réactions fut donc évidemment de vous rejeter la faute l’un sur l’autre. Enfin bon, c’était Dom qui essayait de te faire porter le chapeau et ça, c’était vraiment pas sympa ! « T’es pas cool de dire ça, mec ! Moi je dis, il est tellement raciste le vieux que ça lui a fait un choc de voir ta vieille tête dans son salon ! » Tu le provoques, mais cette fois, tu ricanes, pas sérieux pour un sou. Et puis ce n’était pas nouveau que le vieil Earl détestait les noirs donc pas impossible cette théorie ! Heureusement que t’avais conscience de dire de la merde, pas pour rien que tu riais. Probablement plus pas nervosité que par réel amusement. Tu n’avais pas un grand respect face à la vie comme la mort, mais Dom n’avait visiblement pas envie de jouer avec les mots ce soir et voilà qu’il tentait de te marteler sa version dans le crâne. « Ok ok il est mort accidentellement alors » finis-tu par approuver, docile. Tu points néanmoins l’arme du doigt. « Par contre, le fusil ça va faire suspect, non ? Faudrait lui prendre, je pense » Après tout, pourquoi Earl irait-il faire une crise cardiaque au beau milieu de la nuit, sa carabine chargée entre les mains ?
Tu ne le laisses pas décider, tu te penches sur lui et décroche doucement l’arme de sa main. « Manquerait plus que son doigt reste accroché dessus » rigoles-tu, le cerveau visiblement pas au courant de la gravité de la situation et surtout, la minutie de ce que tu étais en train de faire.
Parvenant finalement à récupérer le fusil sans tuer qui que ce soit d’autre, tu poses le canon sur ton épaule pour lui raconter un pan de votre histoire familiale. Tu pensais pourtant que Dom savait pour Dre. Tu pensais d’ailleurs que tout le monde savait pour vous tous, en fait. Dom rigole nerveusement avant de vous insulter sans que ça ne te touche vraiment. Tu hausses simplement des épaules. Tu sais.
Revenant cependant au sujet d’Earl, tu te rappelais d’un détail vu à la télévision. A tous les coups, Horatio saurait que vous étiez là et clairement, t’avais pas envie d’expliquer que vous étiez venus chercher vos ballons et baskets perdues. L’info eut l’air de le paniquer et tu soupirais, fatigué d’avance à l’idée de faire le ménage. Tu ne savais même pas par où commencer.
Heureusement que Dom se transformait en femme de ménage, plus efficace que Monsieur Propre ! Tu le regardais complètement ébahi. Le pauvre était en panique. Toi, tu parvenais à peine à toucher le sol, tu planais encore de ce que vous aviez pris ce soir et plus vraisemblablement ce que tu avais pris ces dix dernières années. Sa suggestion te fit pourtant revenir sur Terre.
« Heu mec, passer de l’accident à l’incendie criminel, j’suis pas sur du bon plan. En plus ils vont capter le feu direct, les voisins ! » Non Dom fait pas ça où c’est nous qui allons nous faire cramer, pensais-tu. Pourvu qu’il t’écoute, pour une fois. « Moi je dis, on se barre et point final »

– T’es pas cool de dire ça, mec ! Moi je dis, il est tellement raciste le vieux que ça lui a fait un choc de voir ta vieille tête dans son salon ! C'est pas totalement impossible, ça. J'l'ai vue, la haine, au fond de ses yeux fous qui m'ont transpercé. J'l'ai vue des tas de fois, je sais la reconnaître quand elle est là, elle me colle toujours les mêmes frissons désagréables – encore plus quand on me gueule négro. Alors j'suis pas triste qu'il soit mort. De toute façon, c'était sûrement lui ou moi. Mais je reste convaincu que c'est à cause d'Igg, même s'il a juste claqué le foutu frigo. Il m'a sauvé sans le faire exprès. Donc j'insiste pas dans mes accusations, ça sert à rien de se renvoyer la balle, c'est ta faute c'est la mienne et toutes ces conneries : on est dans le pétrin tous les deux. – C'est toi la vieille tête là, arrête de piailler un peu ! Je souffle comme un parent excédé, mais j'suis plus proche du môme flippé. Je sais pas gérer les situations à haut stress – encore moins avec un cadavre. Tyrone aurait su quoi faire lui, j'en suis sûr. Et comme souvent, j'voudrais qu'il soit là.

Mais il l'est pas.
Il n'y a qu'Igg, le mort et moi. On va devoir se débrouiller.

Ma priorité pour le moment, c'est surtout de lui faire comprendre que c'est un accident, avant qu'il se mette à raconter qu'il a buté un vieux. J'suis mauvais pour garder les secrets, mais Igg est encore pire. J'lui fais pas confiance. – Ok ok il est mort accidentellement alors. Je soupire de soulagement, mais ça dure même pas une seconde. – Par contre, le fusil ça va faire suspect, non ? Faudrait lui prendre, je pense. Il a raison. Mais j'ai même pas le temps de réfléchir ou répondre, il agit sans attendre mon avis, et j'crois bien que ma tension explose tous les records. J'ai un mouvement de recul alors qu'il essaie de choper la carabine – chargée, l'index d'Earl toujours collé à la détente. – Manquerait plus que son doigt reste accroché dessus. Ça m'fait pas rire, moi. – Igg ! J'ai les yeux à demi fermés, les mains en avant comme si ça pouvait me protéger. Prêt à entendre la détonation fendre l'air. Heureusement, elle ne vient jamais. Il finit par se redresser en perchant le fusil sur son épaule, alors que je m'éloigne de quelques pas, prudent. J'déteste les armes à feu, putain. J'ai des nœuds dans le bide et le cœur qui se contracte douloureusement. – Fais gaffe avec ça. Vu comme t'es doué, tu vas réussir à t'faire péter la cervelle. Ou la mienne. Et franchement, je compte pas finir ma soirée à la morgue.

Igg a peu de talents, mais y en a un qui est inné chez lui : mettre les pieds dans le plat. Ça, et planer plus haut que la fusée Ariane. Il me fait paniquer avec une toute petite question de rien du tout. Suffit de ramener la police dans la conversation et tout part à vau-l'eau, mes neurones se court-circuitent et mon sang ne fait qu'un tour. J'veux pas retourner en taule. Tout mais pas ça.

Alors je m'agite, j'me mets à tout essuyer frénétiquement, tournant en rond, m'acharnant sur les mêmes choses plusieurs fois, en loupant d'autres sans m'en rendre compte. J'ai l'impression que mes empreintes sont partout – je sens presque la pression des menottes sur mes poignets, comme la douleur fantôme d'un membre amputé. J'les ai portées si souvent qu'elles sont presque devenues une extension de moi-même. Mais j'veux pas les récupérer, j'suis même prêt à tout pour ne plus jamais porter ces bracelets de l'horreur. Prêt à tout faire cramer. – Heu mec, passer de l’accident à l’incendie criminel, j’suis pas sûr du bon plan. En plus ils vont capter le feu direct, les voisins ! Moi je dis, on se barre et point final.

Quand Igg Hopkins est plus lucide que vous, c'est que le monde ne tourne plus rond.

Une part de moi sait qu'il n'a pas tort, que c'est ajouter de l'huile sur le feu – et presque littéralement, pour le coup. Mais la panique est trop forte pour que je puisse la combattre. La peur me ronge et prend mon cerveau en otage. – Qui t'a parlé d'incendie criminel ? Je m'enfonce un peu plus loin dans la cuisine, ouvrant les placards pour sortir une poêle, puis le frigo pour attraper le premier steak que je vois. – Il a eu une fringale nocturne, mais il a fait une attaque avant d'finir la cuisson. Je joins les gestes à la parole, collant l'ustensile et la bouffe sur la gazinière que j'ai allumée, le bouton tourné à fond. – Et comme il est vieux, il a pas fait gaffe aux consignes de sécurité. Je décale légèrement la poêle, de manière à laisser une petite flamme à l'air libre. Et je rapproche le sachet du steak lentement, encore et encore, jusqu'à ce que le coin prenne feu. – C'est con. J'le pousse pour le faire tomber sur la poubelle, posée juste à côté. Ça prend.

Je réfléchis pas trop à ce que je fais ou à ce qu'Igg m'a dit – tout ce que je sais, c'est que j'veux pas laisser nos empreintes. Tant pis pour les voisins. Les fenêtres sont toutes fermées, le temps qu'ils captent, le feu aura sûrement gagné le salon et c'est tout ce qui importe. Tellement que j'ai le regard un peu vide, quand j'lève la tête vers mon partenaire de crime. – Faut pas qu'on reste là. Le feu commence à prendre lentement mais sûrement, et je sors de la cuisine en observant mon œuvre du coin de l'œil, aussi flippé que soulagé. C'est étrange, comme sensation. Y a une part de moi qui voudrait retourner éteindre les flammes avant que ça parte trop loin – il est encore temps. Mais j'suis bloqué, trop aliéné par la panique et le refus catégorique de retourner en taule. J'suis pas sûr de vraiment saisir l'ampleur de ce qui se passe, ce que je fais ; une part de moi sait, mais je l'étouffe. – Allez on s'casse ! J'attrape son bras, mais je bouge pas. Comme si j'étais prêt à aller réparer ma connerie. Mais tout aussi prêt à me tirer. Les ordres contradictoires noient ma cervelle et mes jambes n'obéissent plus. J'suis figé. J'crois qu'Igg va devoir me forcer à bouger, que ce soit dans un sens ou dans l'autre.

Tu ne peux pas dire que tu éprouves de la peine pour la mort d’Earl. En fait, ça te fait ni chaud ni froid de le savoir mort, claqué entre vos pieds, pas plus que tu ne te sentais coupable pour ce qui était arrivé. Peut-être que tu ne réalisais pas encore, peut-être que tout ça te semblait encore trop irréel comme dans ces jeux-vidéos où apparaissait un GAME-OVER à la fin de la partie, message que l’on contournait d’un Start et hop, fin oublié. Earl, il risquait d’attendre longtemps parce qu’il n’avait pas l’air prêt à se relever. De toute manière, vu son âge, il avait déjà trop joué avec la vie. Finalement, peut-être même que c’était son destin, de mourir ce soir. Vous en saviez quoi vous ? Et puis, s’il avait été plus cool comme mec, il ne serait pas descendu dans l’idée de vous tirer une balle entre les deux yeux. Donc voilà, le karma s’était chargé de lui. « Ok ok je me tais » fais-tu seulement en levant les bras eu l’air en signe de paix. Parce que si Earl était énervé, t’en connaissais un autre qui n’avait pas l’air de vouloir rigoler ce soir. A tous les coups, il était redescendu de son trip aussi sec. Ce n’était pas ton cas. Tu planais encore pas mal et ce n’était certainement par Earl qui te rattraperait. Tu regardais donc Dom s’exciter tout seul dans la pièce plongée dans l’obscurité et tu le laissais faire son bouger. Parce que t’allais le gêner et que tu n’avais pas envie qu’il te crie dessus parce que t’as touché le mauvais truc ou fait tomber un machin sans valeur. Bref, tu faisais la plante verte, mais tu ne la bouclais finalement pas tant que ça. En même temps, il valait mieux vous mettre d’accord maintenant qu’une fois que les voisins l’aient retrouvé.
Honnêtement, tu ne voyais pas pourquoi il paniquait tant que ça. Vous n’aviez pas grand chose à vous reprocher. D’ailleurs, qui vous suspecterait ? Entre le black débile et le tatoué débile ? Franchement ? Vous étiez connus dans le quartier, tout le monde vous savait tranquilles. Ceci dit, la carabine comme ça, ça faisait mauvais genre alors tu la récupérais, sans causer d’accident. Dom, il n’était pas serein et tu ricanais doucement à sa réflexion. « Double suicide en un soir, chaud » Ouais parce que bon, deux accidents ça faisait beaucoup à avaler !
Tu n’es d’ailleurs toujours pas très certain du plan de Dom. Qu’on se le dise, tu n’étais de loin pas le pro des crimes, mais s’il y avait bien une chose que tu avais compris c’est qu’il ne valait mieux pas attirer l’attention sur la scène. Surtout pas avec vous dans les parages. Et Dom qui continue à virevolter, à t’en donner le tournis. « Mais hooo calme toi ! » Alors non, tu n’y croyais pas trop, mais au moins tu auras tenté ! Se calmer ne semblait pourtant pas dans son programme et tu voyais sa terreur dans ses yeux. Le mec, il était mal, putain ! Tu te passais doucement une main sur le visage. « Ben quand tu mets le feu à un truc, c’est criminel, c’est pas moi qui le dit hein » sauf que Dom, il est est ailleurs, il s’agite, il raconte des trucs. Finalement tu t’étais peut-être trompé, c’était lui le plus high de vous deux. Tu le regardes faire. « Putain… »
Ouais, vous étiez mal avec Dom aux commandes. Tu soupirais. Si avec ça vous n’iriez pas un prison direct. Comment ça s’appelait déjà, de faire disparaître des preuves ? Tu ne sais plus et tu fronces des sourcils en t’éloignant vers la porte. Au même moment, Dom te tire, mais ça ne dure pas. Il est tétanisé et ne bouge plus. Tu soupires. Quel bouffon quand même. « Mec laisse tomber la basket de Tyrone, faut vraiment qu’on se barre et chacun dans une autre direction. » annonçais-tu en le tirant vers la porte que vous aviez fracturé. « D’ailleurs, j’espère pour toi que le feu va aussi effacer ça, hein » lui lançais-tu en montrant le carreau cassé. Tu ne t’attardais pas, tu sortis discrètement. « Dom putain tu bouges ou tu veux finir rôti ? Moi je me casse, salut! » Merde, t’allais pas finir cramé parce qu’il avait freeze sur place. En plus, t’avais une carabine à revendre au marché noir.

– Double suicide en un soir, chaud. Et en plus il ose ricaner, ce con. J'le fixe en plissant les yeux, clairement pas amusé par la situation – pas quand une arme à feu est impliquée et que c'est un idiot comme lui qui l'a en main. Si je détestais pas autant ces trucs, j'lui aurais arraché la carabine pour être sûr qu'il nous colle pas une autre mort sur les bras. Mais plutôt crever que toucher à ça. J'vais juste me contenter de pas trop m'approcher et surtout, de rester à l'opposé du canon. Je pourrais lui faire la leçon sur pourquoi c'est pas drôle et pourquoi il devrait faire attention, mais je sais qu'il écouterait pas. Déjà parce qu'il est encore défoncé, et aussi parce qu'il retient jamais rien, Igg. Ça rentre d'une oreille, ça tourne vaguement dans le vide comme si sa caboche était une machine à laver, puis ça ressort de l'autre oreille sans laisser la moindre trace. J'ai appris qu'avec lui, vaut mieux économiser sa salive. Je lâche juste un tchip pour montrer ma désapprobation. Ça, je sais qu'il comprend – il en récolte tout le temps au quartier.

Et puis tout s'accélère. Il parle des flics, des traces qu'on a laissé, et moi j'me revois déjà avec les menottes aux poignets.

La panique me ronge la cervelle.

J'me mets à courir partout, tendu, nerveux, un nœud dans le bide et le sang qui bat à mes tempes. Je l'entends à peine me dire de me calmer – j'm'en fous, j'peux pas, faut pas qu'on me chope, faut pas que j'y retourne, j'peux pas putain. Je commence à avoir la tête qui tourne, et j'sais plus si c'est à cause de la peur, du cadavre, de la redescente ou juste à force de m'agiter dans tous les sens. Cocktail fatal : mes neurones ont tous quitté le navire. Je sombre. J'veux voir les flammes avaler les preuves aussi facilement que l'angoisse a avalé ma raison. – Ben quand tu mets le feu à un truc, c’est criminel, c’est pas moi qui le dit hein. Il m'énerve. Pourquoi faut qu'il ait des élans de lucidité dans les pires moments, hein ? J'ai besoin qu'il m'aide là, pas qu'il m'enfonce. – La ferme. Si c'est pour me stresser encore plus, j'aime autant qu'il se taise. Faut que je me concentre. Mes yeux éclatés semblent paumés dans le vide alors que je m'affaire dans la cuisine, persuadé que j'prends la bonne décision, que simuler un incendie accidentel est notre seule chance d'avoir la paix. Pourtant, j'suis presque surpris quand ça prend. Les flammes qui s'attaquent à la poubelle et qui gagnent vite en grandeur, promettant de ne pas s'arrêter en si bon chemin. Je regarde, presque fasciné, un peu trop à côté de mes pompes. J'crois que j'ai du mal à me dire que c'est vraiment moi qui suis en train de faire ça. J'arrive même plus à m'en aller. J'suis bloqué, une main agrippée au bras d'Igg comme si je voulais le tirer, mais je fais rien du tout. Planté là, mes pieds comme deux blocs de béton, impossibles à soulever. J'suis à deux doigts de me noyer.

– Mec laisse tomber la basket de Tyrone, faut vraiment qu’on se barre et chacun dans une autre direction. Je finis par tourner la tête vers lui, sourcils froncés, pas sûr d'avoir tout suivi. Mon esprit pédale à l'envers, je pige pas pourquoi il parle de Tyrone, mais j'ai pas le temps de poser la question. Il me tire vers la porte et j'me laisse faire, aussi rigide et docile qu'un automate cassé. – D’ailleurs, j’espère pour toi que le feu va aussi effacer ça, hein. Le carreau. Putain, j'avais pas pensé au carreau. J'me prends la tête dans les mains comme si tout mon monde était en train de s'effondrer, murmurant des putain putain putain dans une litanie désespérée. J'me défais de son emprise, regarde le feu puis le carreau puis le feu puis le carreau puis j'ai la tête qui recommence à tourner, merde. – Dom putain tu bouges ou tu veux finir rôti ? Moi je me casse, salut ! Il est déjà dehors, j'suis toujours figé près de la porte. Les flammes se sont déjà propagées jusqu'à la moquette du salon, elles lèchent les meubles et font fondre le papier peint dégueulasse. C'est trop tard pour reculer maintenant. Tant pis pour le carreau, j'peux pas le recoller. Alors je me décide enfin à sortir, prenant soin de refermer la porte derrière moi en essuyant la poignée, me tournant une dernière fois pour admirer la déclinaison d'orange qui dévore tout lentement, mais sûrement. J'me penche vers Igg. – Si tu t'fais choper, me balance pas. Je rabats ma capuche sur ma tête pour me créer un peu d'anonymat, et je me dépêche de sortir du jardin, Igg sur les talons. Je pars à gauche, lui à droite, je me retourne pas. J'sais pas ce qu'il va faire du reste de sa nuit. J'crois que la mienne sera remplie de la même phrase en boucle : j'ai fait ce qu'il fallait, on risque rien. Peut-être que si j'me le répète assez, ça fera disparaître la peur qui me tenaille les tripes.

[ rp terminé ]