Little Nemo in (Suicide)land

01_C’est deux connards dans une bagnole à cent cinquante sur l’autoroute de la vie, un gamin harnaché dans un siège auto dernier cri à l’arrière, qui braille entre deux gueulantes des adultes à l’avant. S’ils l’écoutaient, ils sauraient que sa ceinture lui cingle les côtes et qu’il a envie de vomir. Peut-être qu’une main se tendrait pour le libérer de cette étreinte infernale, et caresser sa joue, histoire qu’il ait un autre dernier souvenir de ses parents qu’une marée noire d’insultes, ou histoire qu’il n’ait pas de dernier souvenir du tout. Y’a la mort qui traverse la chaussée, et elle est rousse, comme l’enfant, un renard qui fait braquer le volant au père, qu’a pourtant jamais vraiment eu pitié des bêtes, qu’a peut-être seulement réagi au cri strident d’sa femme, qui se dit sûrement que cette sale conne vient d’les expédier en enfer, tandis qu’elle voit défiler sa vie parfaite, celle qu’elle aurait eue si elle avait épousé l’autre type au lieu de cet enculé. Y’en a aucun qui pense au môme. Ils en oublient même d’l’emmener avec eux, ces foutus égoïstes.

02_La tête flamboie au milieu des chevelures raides et sombres, feu follet parmi une foule grise à la sortie des classes. Même si c’est pas le leur, ils peuvent pas se tromper, en choisir un autre par erreur. Par envie. Il attire les problèmes, le môme, toujours à revenir avec des blessures. Il est glauque, surtout, à contempler son sang comme la énième merveille du monde. Il lit des mangas pas de son âge, regarde des films pas de son âge – rêve d’épouser Gogo Yubari, plus tard –, prononce des mots pas de son âge, malgré la rigueur dont font preuve les aspirants au titre de parents, étrange couple japonais déjà doté d’un enfant – Mirai. Paraît qu’ils étaient amis avec les vrais, ceux qui sont au cimetière, pour ça qu’ils ont eu pitié d’toi, c’est c’qu’il entend tous les jours à l’école. Pourtant, Mirai lui tient la main, fort, murmure de pas écouter. En classe, Mirai est pas là pour le sauver.

03_Tu seras pas différent, là-bas. C’est moi qu’on regardera comme un étranger. Mensonge d’ignorant, Mirai n’y connaissait rien à l’Amérique. Sa rousseur, tare universelle, au Japon comme ailleurs, ses passions morbides ne lui ramènent pas plus d’amis que dans son pays natal, encore moins son anglais bancal, oublié depuis trop d’années. La seule différence, c’est qu’il s’ennuie plus qu’avant, les bâillements qui s’accrochent à ses lèvres chaque fois qu’une petite brute l’approche, des insultes sans saveur plein la bouche et un cruel manque d’originalité dans la torture. Il se languit des cours d’histoire sur les samouraïs et le seppukku, et des enfants nippons qui lui menaient la vie dure avec tant d’inventivité. Alors il se venge pour compenser l’ennui, organise des spectacles macabres pour chaque bourreau, inspirés de ses films d’horreur fétiches, jusqu’à ce que le vide se crée autour de lui, douves infranchissables, sauf pour les noyés.

04_Loin des uniformes d’écoliers japonais, il finit par s’habiller comme un bad trip sous LSD, étalage de motifs à gerber sur ses chemises bariolées. Son faible pour les fleurs hawaïennes, la tendance hippie et le wax ne sont un secret que pour les aveugles, quand il n’arbore pas d’infâmes tee-shirts bardés de trucs kawaii qui donnent envie de se crever les yeux – c’est pour cela qu’il les porte, après tout. Que ça n’aille pas avec ses cheveux ou sa peau de zombie, et il l’achètera direct. Plus c’est moche, plus il aime, et il se fait un plaisir d’accompagner le tout d’un bob. N.B. : ses fringues sympathiques ne le rendent pas plus sympathique.

05_Il s’est pendu, la première fois. Seize ans. Age aussi ingrat que tous les autres. La corde était trop vieille, a cédé sous le poids de sa maigre carcasse. Il s’est cassé le bras en tombant, le bruit a alerté Mirai, Mirai a alerté ses parents, ses parents ont alerté le docteur, et le diagnostic est tombé : dépressif chronique. Les thérapies se sont enchaînées, les tentatives aussi, parfois vraies, parfois fausses, parfois entre les deux. Les antidépresseurs partent à la chasse d’eau quand il ne les donne pas à son poisson rouge éponyme, ou partent à la chasse d’eau à l’intérieur dudit poisson rouge. Le corps est malingre – il se nourrit à peine –, les cernes prononcés – l’insomnie dort à ses côtés. Les mouvements sont las, traînants, et lorsqu’il se fige, il n’a pas l’air plus vivant qu’un macchabée de la morgue, comme s’il était mort un peu plus à chaque acte manqué.

06_L’art est venu avec les nuits blanches, l’absence d’âme qui vive pour le distraire de ses pulsions macabres et l’exploration des terrains vagues de Detroit pour combler les heures trop longues à s’égrener. L’art a envahi son existence en tsunami, recouvrant cahiers, toiles et murs sans se soucier de légalité. Les fresques sont plus colorées que ses idées, les sculptures plus animées que leur créateur, mais toutes les œuvres finissent tôt ou tard à la benne, éventrées, brisées, ou lacérées à la peinture rouge quand elles ornent un mur incassable à mains nues. Le dégoût est plus présent que la fierté, l’envie de détruire plus forte que la satisfaction de créer. Les encouragements des enseignants et des psychologues n’ont jamais provoqué la réaction escomptée. Si Nemo est un artiste, c’est parce qu’il aime se bousiller.

07_Il est doux avec elle. D’une douceur étrange, peut-être malsaine, en arrière-plan. La famille accueille avec des yeux incrédules cette fiancée providentielle. L’amour a maté la bête, Nemo semble heureux, serein, apaisé. Ils partent vivre dans un autre état, et bientôt les nouvelles cessent d’arriver, un silence qui n’inquiète personne. Nemo est heureux, oui, sa petite femme s’occupe bien de lui. Chaque jour, elle verse avec tendresse une goutte de poison dans ses plats, et sa santé se dégrade un peu plus. Il faut un médecin zélé pour gâcher cet océan de bonheur dans lequel il se vautre (et se noierait volontiers), votre épouse est atteinte du syndrome de Münchhausen par procuration, comme s’il ne le savait pas. Malheureusement, le médecin est atteint du syndrome du sauveur, et la semaine d’après, il est de retour à Detroit, à demander une ordonnance restrictive à l’encontre de sa dulcinée, Mirai et Dory à ses côtés.