blame game (ltf)

« Dre, tu sors ? »

Ça sent le thé. La tasse que sa mère dépose dans l’évier fait chuchoter les couverts. Ses lacets gardent quant à eux le silence, tout comme la clope qui lui pend au bec. Deandre serre les dents pour éviter la dégringolade, s’attaque à sa deuxième chaussure. Sa mère lui jette un regard, sourcils haussés. Du moins, il suppose que c’est ce qu’elle fait. Il la voit à peine de là où il est, agenouillé dans le hall d’entrée.

« Ouais. J’ai promis à Terrence et Devon de passer avant de repartir. »

Une visite à Baltimore ne serait pas complète sans les retrouvailles. C’est ce qu’il leur a dit. Ce n’est pas exactement ce qu’il a pensé, tiraillé par le désir de retrouver son passé et rebuté par ce dernier en même temps. Se glisser dans ses anciennes habitudes l’effraie, comme si elles allaient réveiller des souvenirs et regrets sans rapport.

Et pourtant, il va tenter le coup. Il va s’affaler sur le canapé défoncé de Devon, regarder un vieux film, fumer un coup. Si la soirée se passe bien, il va probablement se faufiler dans la chambre de sa grande soeur et lui raconter une histoire. Celle de ce qu’ils ont fait là il y a trois ans, pendant que son petit frère pionçait dans le salon. Il a quelques idées pour une suite.

Une autre part de lui s’est persuadée qu’il ne mérite pas l’insouciance du bon vieux temps et voudrait qu’il reste planqué là, dans sa maison d’enfance, à croupir dans les ruines de ses souvenirs.

Cette part de lui, elle a failli gagner. Il a pris son téléphone, tout à l’heure, les mots déjà dégoulinants, désolé, je peux pas, j’ai une urgence, j’viendrai une autre fois... J’vous promets que j’ai pas oublié.

J’ai rien oublié du tout.

Deandre a retrouvé son courage.

« Viens dire au-revoir à ta tante. »

Il se redresse, entre dans la cuisine. Sa tante paternelle est encore attablée, penchée sur un album photo. Elle sourit lorsqu’il approche et lui tend son front, sur lequel il dépose un baiser. Ses yeux tombent sur la photo qu’elle regarde.

Tianna est en train de mordre dans l’or d’une médaille. Elle a quinze ans et vient de gagner un concours d’éloquence.

Le métal brille moins fort que ses yeux.

« Fais pas trop de bruit en rentrant. Ton père dort. »

Deandre hausse les épaules, jette un regard au plafond. Les ronflements de son beau-père font trembler la baraque depuis qu’il est rentré - Darnell Parker dort beaucoup, ces derniers temps. Il est rattrapé par l’âge et par la tristesse qui a ancré la fatigue dans son corps, l’a enchaîné à son lit. Parfois, Deandre a envie de faire pareil. Se couler dans ses draps comme il l’avait fait les jours suivant le drame, à la recherche de l’oubli dans le sommeil.

Mais chaque réveil est une trahison empoisonnée. La réalité n’a pas changé parce qu’on l’ignore.

« C’est lui qui fait du bruit. »

Sa tante lui jette un regard incertain. Elle est la seule des membres de sa famille qui ne comprend pas vraiment quand il plaisante. Et elle est aussi la seule qui lui rappelle parfois qu'ils n'ont pas le même sang. Des remarques en passant sur la différence de teint, des reproches lorsqu'il était plus turbulent que sa sœur, étant petit - toutes ces choses insignifiantes qu’il devrait oublier et qu’il garde pourtant à vif, comme tout, toujours, ses mille plaies suintantes. Si sa mère l’entendait penser, elle lui dirait qu’il doit apprendre à pardonner.

La rancœur fait vivre.

Sa mère s’assied aux côtés de sa tante, une nouvelle tasse de thé au bout des doigts. Deandre lui dépose un baiser instinctif sur le front, s’éloigne. La porte d’entrée est claquée par le vent qui s’engouffre dans la maison. Baltimore est froide comme une femme qu’on a délaissé trop longtemps.

Froide, mais toujours familière. Les mêmes voitures enchevêtrées sur le trottoir, les mêmes maisons de briques rouges, et, surtout, le même air de boom-bap. Sa voisine jette la même chanson par sa fenêtre depuis dix ans, et elle a rendu le quartier complètement accro. Son pas s’allège lorsqu’il passe au travers de la musique, clope toujours pendue au bec.

Il est à deux encablures de rue lorsqu’il réalise qu’il a oublié son briquet. Deandre tergiverse, fait demi-tour. La porte de sa maison est poussée sans bruit, refermée tout aussi discrètement. Les ronflements emplissent encore l’atmosphère, entrecoupés par les voix basses des deux femmes dans la cuisine.

« Mais alors, t’y penses encore, à tout ça ? Tu m’avais dit qu’avec sa visite… »

« Écoute, je suis très heureuse qu’il soit venu à la maison… Je me sens mieux lorsqu'il est ici... »

Sa tante a attendu qu’il soit sorti pour parler dans son dos. Il ne devrait même pas être surpris. Hésite à débouler dans la cuisine pour lui signaler sa présence, sourcils haussés, mais décide finalement de retrouver le briquet. Il fait quelques pas en direction des escaliers, se fige au niveau de la cuisine. L’album photo a été refermé. Sa tante s’est penchée, une main sur celle de sa mère, qui soupire. Elle lève l’autre main, essuie le coin d’un œil.

Ses doigts tremblent, comme sa voix.

« Mais parfois… Parfois je ne peux pas m’en empêcher, lorsque je le regarde… Je repense à l’accident… Et je me rappelle des premiers jours, d’à quel point je lui en voulais de ne pas l’avoir sauvée… J’ai prié, tu sais ? J’ai prié tellement de fois, mais ça ne s’en va pas… Deandre n’y est pour rien, mais lorsque je le regarde je me dis… Je me dis que c’est de sa faute, que s’il était venu comme elle demandait, elle n'aurait jamais… »

Son cœur implose.
Se jette au bord de ses lèvres.
Ou cesse de battre.

Il s’est figé. Son sang a rugi à ses oreilles, sa bouche s’est entrouverte - il ne voit même plus sa mère qui ploie, sanglote, tandis que sa tante lui caresse la main, tente de la consoler. Plutôt crever que de subir l’onde de choc, la tristesse, la haine de soi déferlante, et pourtant il respire, coincé dans l’embrasure de la porte.

Il vit et c’est pour ça qu’il bouge. Une latte de parquet craque et le force au mouvement. Deandre se retourne, paniqué, juste au moment où sa mère lève les yeux, le remarque. Sa bouche s’ouvre grand, tandis que lui sent ses propres yeux s’écarquiller. Il a mal à la gorge, un truc coincé de travers. C’est une masse d’horreur et de chagrin qui cherche une échappatoire, remonte jusqu'aux yeux.

« Deandre, qu’est-ce que… Non, non, non ! Écoute-moi ! Je ne voulais pas dire ça ! C'était rien ! Juste un moment de… Dre, reviens ici ! Reviens ! » - sa voix se brise - « Deandre Parker, tu vas obéir à ta mère tout de suite ! »

Ça remue à l’étage. La commotion a réveillé son beau-père, qui s’agite. Deandre se jette dans le hall d’entrée. Sa mère manque de le rattraper, mais il a déjà refermé sa main sur la poignée de porte.

« Deandre, je ne pense pas vraiment que ce soit ta faute si... »

Baltimore. Froide comme une femme délaissée trop longtemps.

Il s’essuie les yeux et disparaît au détour d’une rue, emporté par un coup de vent.

« ... Tianna est morte. »