(intrigue) sleepless. (samih)

après les engueulades à répétition avec papa, raisa kane s'était dit qu'elle lui devait au moins ça. alors elle avait envoyé balader tous ses plans pour la journée et avait consenti à aller donner un coup de main aux sans-abris et à soutenir coleman. distribuer des repas et des couvertures, ça n'avait rien de sorcier : raisa pouvait y arriver. et elle savait que ça enterrerait la hache de guerre avec son père… aider son prochain était la moindre des choses quand on aimait dieu et qu'on s'en sentait proche. c'est, après tout, ce que prônait le seigneur… et c'était l'un des rares messages auxquels raisa continuait de se raccrocher.
alors que sa foi s'étiolait et qu'elle ignorait s'il était mieux de la laisser mourir à ses pieds ou de la soigner, raisa se retrouvait dans une situation qui l'aiderait à y voir plus clair. surtout que raisa était incapable de se gérer toute seule et qu'en se mettant à la place de toutes ces personnes, elle se disait qu'elle aimerait qu'on fasse la même chose pour elle.
pour qu'elle ne meurt pas de froid et de faim. pour avoir de la compagnie. pour ne pas être seule.
et puis papa ne lui avait pas laissé le choix, de toute façon.
il avait un rendez-vous avec les témoins de jéhovah ce soir (avec maman) alors il estimait qu'il était obligatoire que raisa représente la famille kane.
c'est pas toi qui est la risée de la ville à cause de ta famille… tu t'en fiches toi qu'on se moque. je suis une adolescente moi papa. j'en ai marre d'être prise pour une illuminée à cause de vous.
elle avait beau penser tout ça, le fait d'aider les gens dans le besoin projetait raisa dans une certaine nostalgie. ils avaient souvent fait ça en famille et du bénévolat en général quand elle était encore petite. elle ne comprenait pas, à ce moment-là, comment des gens pouvaient vivre dehors.
comment leur famille pouvait les laisser seuls et ne pas les aider.
mais des fois, les gens n'ont plus de famille.
alors il fallait devenir leur famille factice, le temps d'une soirée.
coleman était très bien et raisa saluait cette initiative. si les Hommes arrêtaient de s'aider les uns les autres, alors ils ne seraient rien de plus que des animaux.
arrivée à l'ambassador bridge depuis une petite heure, raisa distribuait café et couvertures aux sans-abris en leur souriant. elle discutait un peu avec eux, de banalités, et ils étaient tellement gentils et reconnaissants que ça ne cessait de lui briser le cœur. je fais quelque chose de bien, se réconfortait-elle. mais j'aimerais faire tellement plus pour eux… papa lui avait dit un jour qu'il fallait aider son prochain mais qu'on ne pouvait pas prendre toute la misère du monde sur ses épaules. ce que je fais, c'est déjà bien. c'est déjà mieux que rien.
alors elle s'approche d'une énième personne. il a l'air encore en plus piteux états que les autres : ses fringues sont trouées ça et là, tâchées, et son visage (bien que dans l'ombre) semble avoir vu de jours meilleurs.
- bonsoir.
elle dit avec un sourire, tendant les bras pour donner un repas chaud et un café à cet homme.
- tenez, ça vous réchauffera.
elle ajoute, toujours avec le même sourire de sympathie. les sans-abris se sentent souvent humiliés par ce genre d'initiative, parce qu'ils aimeraient pouvoir se débrouiller eux-mêmes. alors raisa agit comme avec des animaux sauvages : il ne faut absolument pas les brusquer. gentillesse et patience sont les maîtres mots de la soirée.
- vous voulez une couverture pour la nuit? il commence à faire froid… le temps est incertain depuis qu'on parle du réchauffement climatique. il a beau avoir fait bon aujourd'hui, il fait déjà fort frais maintenant et ça ne va pas s'arranger.
elle parle trop raisa, mais elle veut juste le mettre à l'aise. souvent, les inconnus parlent de la pluie et du beau temps et ça déride le reste de la conversation. elle a beaucoup de peine pour cette personne qui a l'air d'avoir bien galéré, et elle se dit qu'un peu de conversation et de compagnie ne lui fera pas de mal.

Well, c’est vrai qu’il fait froid ce soir. Mais la piqûre acide de l’héroïne qui se répand dans ses veines, le rend hermétique à la nuit qui avance. Il n’a même pas le réflexe de remettre sa veste à capuche, juste celui de retirer la seringue et le garrot d’un geste expert. Le bout de plastique s’échoue sur les galets à côté de lui. Ses yeux vrillent dans leurs orbites, shootés à mort pour la dose plus forte qu’il s’est injecté ce soir-là. Toujours plus forte. L’anesthésie doit être générale, plombante. Il veut sombrer si profondément que la pression de l’eau lui exploseraient les tympans. Au moins ses doutes, ses contradictions, l’autre se tairaient pour de bon. La claque est brutale, et après quelques contorsions il s’allonge au ralenti sur le sol. Il forme une boule avant sa veste à capuche et s’en sert comme oreiller, recroquevillé sur le sol. Il est happé dans le seconde par la drogue qui éteint petit à petit tout chez lui. C’est comme mettre sur pause. Arrêter momentanément la gangrène dans ses entrailles, par un autre poison. Comme essayer de vaincre le cancer en pourrissant son corps encore plus. Combattre le mal par le mal, quelque chose comme ça. Mais c’est quelque chose de nécessaire, comme de s’échapper quelques heures, le temps d’un shoot, de la maison. S’échapper loin des autres, loins de ses remords, loin de ses erreurs. Parce que chaque fois qu’il passe devant la chambre de Daire y a son coeur qui se craquèle, chaque fois qu’il voit JJ l’image d’Eanna lui retourne l’estomac. Il en crève de porter seul ce secret qui l’angoisse. Il a besoin d’une boule de démolition pour faire taire ses démons. Il a besoin de l’héroïne, ne serait-ce que pour dormir.

Le temps s’étire sans qu’il ne le voit défiler, dans son coma rassurant du toxicomane. Il ne sait pas après combien d’heures il est tiré de son néant. bonsoir. tenez, ça vous réchauffera. Il sursaute au son de cette voix qu’il ne connait pas. Il ouvre un oeil et regarde en biais, une ombre le surplombe, la tête d’une fille qu’il ne reconnait pas, et il se plaque contre le mur de béton qui tombe depuis le pont, il pionce toujours ici quand il se défonce à l’Ambassador. Qu-quoi ? Qu’il hoquète sans comprendre, complètement en vrac. Parce que la redescente est entamée, que l’héroïne est éliminée par son organisme et qu’il se sent vaseux. Il comprend pas ce qui se passe, ni qui est cette meuf et il met quelques très longues secondes à reprendre ses esprits. Elle tend devant lui un café et une assiette et il comprend pas du tout pourquoi, mais sans trop savoir ce qu’il fait il attrape le café, et rien que la chaleur qui émane de la tasse fait du bien. M-merci. Qu’il murmure maladroitement surtout parce qu’il ne comprend toujours pas ce qui se passe et qu’il ne sait pas comment réagir. Il se redresse difficilement, assis, et regarde autour de lui. Y a plus de monde que quand il a collapsé, et pas mal de gens avec des couvertures et des cafés, il fronce les sourcils perdus. vous voulez une couverture pour la nuit? il commence à faire froid… Il la regarde avec des yeux ronds. Oh putain. C’est bon, il percute. Il baisse les yeux dégoûtés sur le café qu’elle vient de lui tendre, un peu sous le choc et part dans un petit rire inaudible, complètement halluciné. Et puis cette meuf n’arrête pas de parler. le temps est incertain depuis qu'on parle du réchauffement climatique. il a beau avoir fait bon aujourd'hui, il fait déjà fort frais maintenant et ça ne va pas s'arranger. Il pose d’un geste lent le café à côté de lui et se frotte les yeux de la paume de sa main, il comprend pas un traitre mot de ce qu’elle lui raconte, ni de pourquoi elle cause du réchauffement climatique dont il se fout éperdument. Putain. Qu’il lâche entre deux petits rires jaunes qui le secouent. Finalement il lève à nouveau les yeux vers la meuf. L’héroïne qui s’échappe le rend complètement irascible. Et qu’on le prenne pour un SDF, ça n’arrange rien. Allez, casse-toi. Qu’il dit une première fois, plutôt calme même si la colère dans le fond de son timbre ne fait aucun doute. Mais au même moment, elle approchait avec précaution l’une des couvertures qu’elle tient dans une main. Lâche-moi ! Sam l’arrête avec un réflexe animal, envoyant d’un coup de bras la couverture rêche à côté de lui. Manque de chance, ça renverse au passage sa boite métallique remplis de son matériel pour se piquer. Putain. Ça l’énerve deux fois plus, et il se redresse un peu d’avantage, assit, un genou contre le torse, essayant de garder un max de distance entre elle et lui. Quelque chose lui tord les boyaux, peut-être la honte d’être tombé si bas, la peur aussi de ce que ça peut vouloir dire. Et puis, il envoie encore plus loin la couverture en ramassant son matériel, sentant le regard de la nana sur lui, peut-être choquée de voir des aiguilles de toxicomanes. Il en sait rien, mais il déteste sentir ses yeux sur lui, alors il accélère d’une main tremblante et dès qu’il a fermé la boite, vu que la meuf est toujours là, il la foudroie du regard, s’entourant de ses bras, boudeur et méfiant. Barre-toi putain ! J’suis pas un SDF, alors fous-moi la paix.

@raisa kane

elle a jamais voulu, raisa, aider les autres. c’était sa façon à elle de se rebeller face à sa famille, de leur envoyer un doigt d’honneur bien haut dans les dents. parce que c’était dans leur nature, aux kane, d’aider les plus démunis. c’était aussi un moyen pour eux de rameuter de nouvelles personnes chez les témoins de jéhovah. les plus démunis, ils ont cette tendance à attendre un sauveur et à se donner tout entier une fois qu’ils ont été sauvés. il faut bien remercier cette divine personne qui les ont éloignés de la misère. alors les kane (les autres, pas raisa) surfent sur ça. les témoins de jéhovah aussi.
et c’est de la manipulation, d’agir comme ça. alors raisa, elle a jamais voulu. elle a toujours fait tout son possible pour éviter ce genre d’event où il faut donner de soi, rencontrer des gens qui n’ont pas la vie facile (une manière comme une autre aussi de préserver son cœur). mais ce soir, d’entendre ce garçon la remercier, ça lui réchauffe le cœur comme jamais.
c’est comme si un soleil naissait au sein de son palpitant. c’est chaud, ça remplit tout l’espace, ça irradie son corps d’ondes radioactives. c’est puissant, c’est indéfinissable.
M-merci.
mais raisa, elle peut pas s’empêcher de se demander comment il a pu en arriver là. elle a jamais compris le principe des SDF, raisa. faut vraiment avoir fait une grosse connerie pour se retrouver dans la rue et qu’aucun membre de sa famille ne daigne être là pour lui. c’est au moins l’avantage des kane : la valeur famille est très présente.
le garçon se redresse et raisa lui laisse un peu d’espace vital. elle ne veut surtout pas avoir l’air de l’agresser. et puis il change du tout au tout ; yeux ronds, un rire muet… il est effrayant, mais raisa continue de parler (ça la rassure, ça lui donne de la contenance).
Putain.
elle recule d’un bond, raisa, en entendant ce simple mot. elle a peur. pas spécialement de ce garçon, mais du fait qu’elle est persuadée qu’il pourrait faire n’importe quoi. même les pires choses. parce qu’il n’a plus rien, parce qu’il est désemparé. parce que la rue est une jungle et qu’il faut bien manger et vivre au lieu de se faire bouffer. préférer être bourreau que victime.
Allez, casse-toi.
- mais…
elle essaie de le rassurer, s’approche avec une couverture qu’elle commence à lui tendre. il est vraiment comme un animal. il est effrayé. agressif. en colère. il est tout, il n’est rien.
Lâche-moi !
il ne faut pas lui dire deux fois. raisa laisse tomber la couverture sur le sol à cause de la surprise, le regarde se recroqueviller pour lui échapper. elle a envie de lui dire raisa, je te veux aucun mal. je veux juste t’aider., mais elle a pas les mots. elle sait que rien de ce qu’elle dira ne fonctionnera.
du coin de l’œil, elle remarque une boite métallique qui dégueule une pelletée de seringues et autres cochonneries.
elle retient une exclamation, le choc qui se peint sur son visage et qu’elle essaie de chasser.
ça l’a jamais attiré tout ça. raisa, c’est clairement pas la nana la plus forte du monde ni la plus capable, mais elle assume tous ses problèmes.
il récupère ses affaires avec précipitation (et un soupçon de honte que raisa croit déceler) avant de l’envoyer chier une fois encore.
Barre-toi putain ! J’suis pas un SDF, alors fous-moi la paix.
raisa se met accroupis pour être au même niveau que lui. elle est à quelques maigres mètres, souhaitant être suffisamment proche pour qu’il la considère et suffisamment loin pour qu’il ne se referme pas comme une huite.
- d’accord. mais ce n’est pas parce que vous n’êtes pas un SDF que vous ne méritez pas d’être aidé…
elle marmonne tout doucement. elle prend des dizaines et des dizaines de précautions pour ne pas le brusquer.
- on peut juste parler, vous savez ? de tout et de rien. je ne suis pas mieux que vous, je n’ai aucun diplôme en psychologie ou quoi que ce soit du genre. je n’ai aucun diplôme tout court. mais parler faire souvent du bien… on ne se connait pas, je ne vous jugerai pas. et dites-vous que vous ne me reverrez sans doute jamais.
elle termine son monologue pour le pousser à s’ouvrir. au fond, elle a pas vraiment envie de savoir ses problèmes ni sa vie, raisa. ça la concerne pas. mais elle peut juste pas se lever, prendre ses cliques et ses claques, alors qu’elle le voit dans cet état-là. p’têtre que c’est une vraie gentille, raisa. p’têtre que voir des gens souffrir comme ça (au point de se pourrir la vie encore davantage en ajoutant la drogue au mont des problèmes) lui écartèle le palpitant beaucoup plus que ce qu’elle pensait.
elle est venue ici pour aider, alors elle compte bien aider.

@Samih Scully

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