(( how the hell did i end up here )) norie

Recluse dans un coin, non par timidité mais parce qu’elle ne voulait se mêler aux autres, Charlie avait replié ses jambes contre sa poitrine, le front posé sur ses genoux. Elle était en détention provisoire, encore. Tout lui était tristement familier : le tumulte incessant provoqué par les allées et venues dans la cellule, les odeurs âcres d’urine et de fluides corporels en tout genre, le sentiment d’oppression environnant. Bien qu’elle ne maîtrisât pas tous les rouages du système, Charlie avait une idée plus ou moins précise de la suite des évènements.

Elle avait été arrêtée à la caisse d’un supermarché de quartier, en possession d’une carte bancaire volée. Ladite carte avait été utilisée quelques jours auparavant dans ce même magasin. C’était un peu trop gros pour être vrai, mais ça l’était. Son père n’était pas une lumière en matière de larcins, aussi, il excellait plus dans le rôle de suiveur que dans celui de leader. Il n’aurait pas été jeté en prison pour ce seul fait. Mais il était multirécidiviste et mêlé à des histoires bien plus sordides. De fait, les flics auraient sauté sur l’occasion pour le coffrer, même pour ce seul chef d’accusation, à défaut de pouvoir l’enfermer pour ses véritables crimes. Bien qu’il fût de notoriété publique que la police était dans l’ensemble, à la botte des juggalos, le père de Charlie ne faisait pas parti du deal. Il était trop impétueux, trop violent, trop stupide et surtout, tout en bas de l’échelle. Il n’était personne. Les Davies n’avaient jamais rien accompli de notable. Personne n’était jamais allé à l’université, ne s’était démarqué pour ses bonnes actions. Ils disparaissaient tous dans l’indifférence la plus totale. Charlie en avait pris son parti.
Alors, elle s’était accusée à sa place lorsqu’ils avaient débarqué ; elle avait imaginé le pire, son père en prison et sa sœur en foyer. S’ils avaient longtemps su se débrouiller lors des nombreux allers et retours de leur père en prison, Charlie avait fini par se dire qu’une telle chance ne pouvait se reproduire à nouveau. Pas encore. Et comme elle n’avait pas de casier à proprement parler, son nom n’étant que cité en qualité de témoin lors d’affaires criminelles, même si nul ne pouvait ignorer sa présence sur bon nombre de crimes, dû à son appartenance au tristement célèbre gang des juggalos, elle avait naïvement pensé qu’on la relâcherait quelques heures plus tard. Pourtant, l’horloge murale lui indiqua qu’elle patientait ainsi depuis seize heures, entourée par un groupe de personnes aussi paumées les unes que les autres. Officiellement, à défaut de pouvoir se payer une caution, elle attendait son avocat commis d’office. Mais elle savait par expérience qu’elle pourrait rester ainsi des jours durant. Aussi, elle n’eut d’autre choix que de prendre son mal en patience et de contracter son périnée à chaque envie d’uriner. Cela commençait à faire long.

C’est un dossier pénible. Les choses, pourtant, étaient en bonne voie : elle avait acheté et lu une quantité considérable de livres sur le sujet, afin de se rafraîchir la mémoire, elle avait trié et parcouru de nombreux documents, elle avait tracé des tables d’organisation, établi des chronologies détaillées, et ainsi de suite. Ca ne l’enchante pas que l’affaire se situe en dehors de la ville, parce qu’elle n’a pas eu le temps de rentrer se changer, se remaquiller, que ses talons lui font atrocement mal et qu’elle garde encore la marque de la main de Shay autour de sa nuque.

Elle s'engouffre dans la station. Il y a dans l’air une tension soudaine et les visages deviennent graves. Ils savent pourquoi elle est là, elle n'a pas besoin qu'on lui montre le chemin. Elle interpelle un jeune officier, lui montre sa carte de visite et enchaîne rapidement :
– J’ai besoin des vidéos de surveillances - bonjour (large sourire pour se faire pardonner son impolitesse) - du centre commercial.

Des officiers vocifèrent des ordres contradictoires ; personne ne semble plus savoir qui commande.

– Attendez ici. Ajoute-t-il avec un discret mépris. Il lui désigne une chaise contre le mur de gauche, comme si elle n’était pas passé par là une centaine de fois. Malgré son considérable aplomb, elle n’a pas osé ou encore réussi à le formuler. Alors, elle se tait, les yeux fixés sur le sol. Elle n’arrive plus à contenir le trop plein d’émotions accumulées au cours des derniers jours, et elle soupire bruyamment.

Les mains sur les hanches, elle réajuste la chaise d’un coup de pied avant de lancer une succession de jurons et de s’asseoir. Quelques voix l’interpellent à sa droite, elles aussi elle les connait. Elle daigne leur jeter un coup d’oeil : ils ont d'autres problèmes, mais ils connaissent son impatience mieux que quiconque. Parfois, elle prend part aux conversations, mais aussi, plus souvent, elle relit ses dossiers, assise à même le sol, le dos contre un mur, et penche les documents de côté pour que les néons instables les éclairent. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui elle a décidé de leur faire un clin d’oeil, même si certains de leurs doigts contre les barreaux ont une apparence visqueuse et putride. Même si elle préfèrerait être n’importe où plutôt que d’avoir à voir la barbe qui ronge leurs visages, la souillure séchée qui raidit leurs traits et sous le tissu rêche les tâches qui inondent leurs jambes.

Au fond, une jeune fille apeurée. Norah se penche en avant, son visage repose sur sa main, elle s’efforce de visualiser ce qui a bien pu la conduire dans ce trou. Un détenu se met à chantonner, et dans le silence, sa voix lui donne la chair de poule. Il se fait rapidement rattraper par un garde qui lui ordonne de se taire. Elle songe brusquement à ce que doit être la jeunesse de la jeune fille : son enfance, à la cour de récréation de l’école où elle jouait à la guerre en hurlant de terreur et de bonheur. Norah vient d’avoir une pensée humaine, et non celle d’une machine judiciaire. C’est tellement rare. Alors elle décide de s’approcher, prudemment d’abord, parce qu’elle ne veut pas éveiller les soupçons du garde, puis elle se poste devant le chansonnier à qui elle fait signe de se déplacer. Des sifflements, des mots salaces, des grognements s'élève de la cellule. Dans leur cage restreinte, distincte de la sueur des policiers, s’élève l’odeur lourde et écoeurante d’urine.

– Hey… elle murmure, mais c'est trop délicat, elle ne l'entendra pas dans ce vacarme incessant. HEY ! Viens voir... Elle offre ce qu'elle pense ressembler à un sourire rassurant.

Elle aurait tout à fait pu ignorer l’inconnue qui s’approchait de la cellule, si ses compagnons d’infortune ne s’étaient pas mis à s’agiter tels des animaux en rut - à bien y réfléchir, elle préférait de loin l’air que fredonnait le type aux cheveux hirsutes. Charlie se replia davantage sur son assise, elle ne savait que trop bien ce qui se passerait si ses comparses ne descendaient pas d’un cran. Les agents de police n’hésiteraient pas un instant à frapper les barreaux de leurs matraques, comme s’ils n’étaient que des animaux en cage - ce qui n’était pas acceptable non plus, avant de s’introduire et de les corriger, ce qui était illégal en plus d’être terriblement barbare.
Charlie ne pensa pas une seule seconde aux coups qu’elle allait recevoir, en sachant pertinemment qu’elle n’aurait aucune chance face à des individus de deux fois sa taille et son poids, armés jusqu’aux dents, mais aux stigmates qu’elle allait devoir porter si jamais elle sortait d’ici. Elle ne pouvait décemment pas se présenter au travail de la sorte et ne pouvait se permettre de prendre de nouveaux jours de congé, elle n’en avait pas les moyens. De fait, l’idée de passer quelque temps au chaud en prison lui sembla être une option tout à fait envisageable.

« Hey... HEY ! Viens voir... » La jeune fleuriste releva discrètement la tête, persuadée de n’être aucunement concernée par cette interjection. Pour autant, elle était curieuse et toute source de distraction était bonne à prendre en ces circonstances. La grande perche aux yeux de biche s’était avancée et la dévisageait. Charlie se désigna du doigt par réflexe, comme pour confirmer qu’elle s’adressait bien à elle. Ce qu’elle ne comprit pas, c’était son sourire. Charlie fronça les sourcils un instant, retroussant son nez ; allait-elle lui jeter des cacahuètes et se prendre en photo à côté d'elle, comme le font les abrutis au zoo ? « Non. » Répondit-elle après une hésitation, sans détourner les yeux, sans se laisser déstabiliser par les autres détenus qui s’affolaient. Charlie remercia intérieurement son père pour le physique quelconque dont elle avait hérité et qui lui évitait de se retrouver dans cette position. Zip. Le « chanteur » avait baissé sa braguette, s’apprêtant à offrir à l’interlocutrice de Charlie, son intimité - comme si elle allait se délecter du spectacle ! Charlie détourna les yeux et demanda aussitôt à la femme. « Dites-moi que vous êtes mon avocate et que je vais sortir d’ici. » Dit-elle en plaquant une main sur sa tempe gauche, évitant soigneusement de regarder la protubérance. Dieu merci, ce n’était pas pour elle. Encore heureux.

@Norah Harrington