spellbound ; samih

La nuit est en train de tomber sur elle. Elle dégringole dans ses cheveux, dans ses yeux, pénètre ses poumons d’un air piquant, chargé de pluie passagère et d’orage à venir. Kassidy a froid. Elle s’ennuie. À l’intérieur, les gens discutent, engouffrent, s’essuient la bouche. Ils ne la remarquent pas de là où elle se tient, tapie à côté des poubelles, mais elle, elle les voit sans vraiment les regarder. Voilà bien des années maintenant qu’elle rêve de transpercer les murs des yeux pour mieux épingler ce qu’elle observe, mais la brique demeure toujours trop concrète. Et ce qu’elle attend demeure insaisissable.

Son téléphone lui renvoie l’heure.
Plus pour longtemps.

Sa journée a été fatigante. Pas parce qu’elle l’a remplie de soucis, mais plutôt parce qu’elle a été creusée par le vide, le manque, l’absence. Son appartement est à mi-chemin entre la propreté et la saleté, entre les corvées imposées par la marâtre et la liberté tout juste acquise. Elle a nettoyé, ce matin, mais elle s’est vite lassée sans personne pour la forcer, a laissé la poussière se terrer sous son lit. Ses pensées se sont envolées par la fenêtre. Et c'est tout ce qu'elle a fait. Réfléchir.

Ce serait si bien, si Samih pouvait entendre ce qu'elle pense.
Il saurait qu'elle l'attend et il la rejoindrait tout de suite.

Dans les faits, Samih n’a pas fini de travailler. Son patron lui a dit qu’il lui arrivait de ne pas terminer ses services, et elle espère qu’il a été raisonnable, aujourd’hui. Il devrait. S’il ne l’a pas été, il ne va pas la voir.

Et il serait sûrement si content de voir qu'elle est là.

Les hommes de Detroit ont rarement l’air content. Ils sont aussi moins élégants que ceux qu’elle a connu. Monsieur Greenberg mettait des cravates, portait une montre, souriait lorsqu’il disait bonjour. Ici, les gens se déploient en ombres éphémères qu’elle parvient rarement à saisir.

Mais Samih, il lui a parlé, il a capté son attention. Comme les autres, il n’a pas souvent l’air content, mais ça lui va. Elle va lui en donner, des raisons de sourire. Autant qu’il en veut.

Tant qu’il est plus gentil que son ancien amoureux.
Moins douloureux.

Le vent se lève. Elle masse son épaule. Parfois, la chair se raidit, la lance, et c’est comme si elle sentait à nouveau l’impact, l’os qui éclate et tout ce rouge, rouge, rouge.

Kassidy renifle. Comme un chien qui a flairé la piste, elle relève les yeux au moment où l’objet de ses attentes sort, libéré de ses obligations. Il n’est pas suivi par son ami - JJ O’Reilly, a dit le patron contre un billet vert - et c’est tant mieux. Elle a besoin d’un peu de temps avec lui. Seule à seule.

Comme d’habitude, elle cherche les signes. L’amour se cache dans ses mouvements. Il ne lui a rien dit, mais c’est qu’il doit garder le secret. Elle n’a pas tout compris à sa vie, mais ce que lui a appris son patron était mystérieux, et elle comprend bien qu’il est difficile de se déclarer.

« Samih ! Sam ! »

Kassidy s’écarte précipitamment des poubelles, le nez froncé. Elle n’a pas songé à l’impression que cette cachette donnerait, mais il est trop tard. Elle s’élance d’un pas hésitant - il a l’air fatigué, aujourd’hui, plus que d’habitude - et lève une main pour rabattre ses cheveux derrière son oreille.

« Tu as fini le boulot ? »

Une femme la bouscule au même moment. Kassidy la fusille du regard. Les rues ne sont pas vides à cette heure, et, comme par hasard, elles se remplissent au moment où elle les voudraient désertes.

Le coup de feu, il semble pour tout le monde, sauf pour Sam. Il regarde la vaisselle s’entasser d’un air absent, laisse couler l’eau beaucoup trop longtemps. Il n’y a pas d’équipement dans cette cuisine, tout se fait à la main. Tant mieux, sinon le propriétaire n’aurait pas besoin de Sam ni de JJ. Mais c’est usant, de faire ça. N’importe quoi serait usant pour Sam. Finalement, y a un commis qui s’énerve que les assiettes n’arrivent pas. Et quand il voit Sam planté devant l’eau qui coule, il s’énerve, et le pousse brusquement sur le côté pour laver rapidement un peu de vaisselle. Sam se laisse mollement faire. Pas le moins du monde dérangé qu’on le traite ainsi. Au contraire, il hausse les sourcils d’un air absent et sort son paquet de cigarette de sa poche. Il sort par la petite porte qui donne sur la cour arrière. Il s’adosse contre la façade et allume un pétard en levant les yeux sur le ciel brumeux. Il a un peu froid. Faut dire qu’il ne porte que ce sweatshirt sombre, pas de manteau. Il n’en a pas. À Savannah, faisait pas aussi froid. Faudrait qu’il pense à en dégoter un quelque part. Il prend le temps de fumer lentement, et d’apprécier chaque bouffée qui descend au fond de sa gorge, ses paupières tombent. Peut-être de fatigue, surtout d’ennui. Et quand il a presque fini le cône, il jette un coup d’œil par la fenêtre, pour voir l’intérieur des cuisines. Il soupire. Alors il se donne de l’élan pour se décoller du mur. Mais ce n’est pas le restaurant qu’il rejoint, non, il tourne à droite dans la ruelle pour s’échapper. Tant pis s’il reste encore deux heures, normalement. De toute façon, le commis semblait avoir envie de changer de poste.

Samih ! Sam ! Sam bloque une seconde, pas rassuré. Et la nana surgit de nulle part comme un chat de gouttière à l’affût d’une souris. Quand il a peur, Sam, il ne s’enfuit pas. Il reste planté là d’un air absent. L’autre il est emmerdé, d’un coup, Sam le sent. Quoi ? Rien, rien. Pas rassurant. La nana non plus, n’est pas rassurante. Elle semble tout droit sortie d’un mauvais film d’horreur des années soixante, en noir et rouge. Elle l’a appelé par son prénom, et c’est pas pour le rassurer. Sam la regade avec ses grands yeux, et puisque vraiment il ne la remet pas, il se tourne doucement pour regarder derrière lui, à l’affût d’un autre “Samih” à qui elle s’adresserait. Les filles, elles s’adressent pas à lui.

Ce n’est pas non plus la première fois qu’on l’interpelle sans qu’il ne sache qui est la personne. Mais ce n’est pas vraiment lui qu’on appelle, alors. C’est l’autre. C’est moi. C’est qui cette fille ? J’sais pas. Tu mens ?

Mais pas le temps pour les débats intérieurs. La fille, elle se replace ses longs cheveux fins qui lui tombe autour de son visage bizarre - que Sam ne saurait vraiment définir en fait. Elle a une de ces intensités dans le regard, ça fait froid dans le dos. Sam fronce les sourcils, toujours silencieux. Tu as fini le boulot ? Une cliente, peut-être. Mais Sam ne voit quasiment jamais les habitués. Il reste cloitré en cuisine, sort toujours par la porte de derrière. Croiser le monde de monde possible, un défi quotidien pour lui, et ce depuis plus de vingt ans. Euh… tu… dois confondre. Bah oui y a plein de Samih qui bossent. Sans doute. Il n’a jamais pensé à demander le prénom du type qui passe la serpillère et qu’il croise parfois. Ok, tout le monde l’appelle Tig, mais ça pourrait n’avoir rien à voir avec son prénom. Bon, on y va ? Insiste l’autre. Sam fronce à peine les sourcils. Mais il n’a pas le temps de dire quoi que ce soit d’autres, qu’une autre fille qui passe par là, bouscule la fille bizarre qui rétorque par un regard foudroyant. Ni une ni deux, Sam y voit son ouverture et accélère le pas pour contourner les deux nanas, mains dans la poche centrale de son sweatshirt. Hey, tu pourrais t’excuser, putain ! Crie la nana bousculée, ou celle qui a bousculée, face au regard de feu de la fille bizarre. Sam est intercepté par cette fille qui se dresse devant la bizarre, l’air de mauvais poil. T’es plantée au milieu tu gênes tout le monde ! Sam se décale sur la droite, pour l’éviter, mais pile à ce moment-là, la fille remontée fait un grand mouvement de bras que Sam évite au dernier moment par un miracle inexpliqué. Désolé je v- Veux passer, qu’il voudrait ajouter. Mais la fille sur les nerfs se tournent vers lui d’un air excédé : De quoi tu te mêles toi d’abord ? Sam avale sa salive, il voudrait planter son regard sur le sol, mais l’autre garde sa tête haute, mâchoire serrée. Et toi, pourquoi tu nous emmerdes là d’un coup ? Casse-toi putain et laisse-moi passer. Qu’il rétorque sur les nerfs. Calme-toi voudrait chuchoter Sam. Mais semble qu’il se retrouve dans encore pire posture qu’il ne l’était de base, maintenant entre les deux harpies peu rassurantes.

Sam est amusant. Il s’immobilise lorsqu’il entend son nom et fait mine de se retourner pour chercher un autre Samih. Comme s’il pouvait y en avoir deux. Kassidy joue patiemment le jeu, puisqu’il l’amuse, et jette un regard dans la rue qui se déploie derrière lui. Elle n’est hantée que par des silhouettes errantes qui n’ont rien à voir avec un certain Scully. De toute façon, s’il y avait un autre Sam, elle le saurait déjà. Elle connaît assez bien sa vie. Pas assez, parce qu’il est plus discret que monsieur Greenberg. Greenberg promenait son quotidien dans sa voiture : les livres qu’il empruntait à la bibliothèque sur la banquette arrière, le porte-bébé à l’avant, les cigarettes cachées dans la boîte à gants. Elle lui avait dit, à madame Greenberg, qu’il mentait sur sa consommation de tabac. Sa propre femme le connaissait moins bien qu’elle.

Kassidy aime s’accrocher aux petits détails. Ils rendent les gens attachants.

Samih en a plein. Comme le fait qu’il ne porte pas de manteau, par exemple. Peut-être qu’il n’a pas assez d’argent pour s’en acheter. Peut-être qu’il n’a pas l’habitude d’avoir froid. Elle préférerait que ce soit la seconde option, qu’il ne soit pas dans la misère. Au pire, elle pourrait le dépanner. Quelques billets, ou alors un manteau neuf. Il fait quelle taille exactement ?

« Euh… tu… dois confondre. »

Kassidy hausse les sourcils. Elle l’observe, secoue la tête. Non, elle ne confond pas. Et Samih le sait déjà. Sa petite blague la ferait presque sourire.

« Mais non, c’est toi. Samih Scully. Tu sais très bien. »

Elle ne lui rappelle pas qui elle est - il sait déjà, forcément - et n’a pas le temps de lui dire autre chose, puisqu’une femme lui rentre dedans. Furie parfumée aux lèvres trop rouges. La défiance et la crainte se mêlent dans son langage corporel. Les femmes la rebutent, surtout lorsqu’elles sont jolies, surtout lorsqu’elles crient fort. « Hey, tu pourrais t’excuser, putain ! T’es plantée au milieu tu gênes tout le monde ! »

Un petit élan de panique, qu’elle étouffe en puisant dans la présence de Sam. Elle attendait son amoureux. Ça lui donne tous les droits. « C’est toi qui m’est rentrée dedans. Tu n’as qu’à regarder où tu vas. » Ses bras se croisent sur sa poitrine, petite fille sur la défensive, tandis que ses lèvres se pincent. Samih tente de passer mais se fait arrêter par un mouvement de l’inconnue. Cette fois Kassidy se tend - pas touche à Sam.

« Désolé je v- » Mais l’autre s’insurge tout de suite sur le même ton belliqueux : « De quoi tu te mêles toi d’abord ? » Samih, il est pas impressionné. Une sorte d’adoration se glisse dans le regard de Kassidy lorsqu’il serre la mâchoire, la tête haute. « Et toi, pourquoi tu nous emmerdes là d’un coup ? Casse-toi putain et laisse-moi passer. » Voilà. Nous. Elle et Samih. Eux.

« J’hallucine ! Vous êtes deux gros tarés ! » L’inconnue esquisse un nouveau mouvement emphatique du bras. Ses doigts effleurent accidentellement le menton de Samih. Aussitôt, la main de Kassidy se dresse, se referme sur son poignet. « Tu le touche pas ! » L’autre se rebiffe, tire pour se dégager, secoue Kassidy qui s’accroche comme un gamin têtu. Elle parvient finalement à libérer sa main rougie par les traces d'ongles, qu’elle pose aussitôt sur l’épaule de Sam en défi. « Ah ouais ? Vous allez faire quoi ? Je fais c’que j’veux ! »

Kassidy cherche le regard de Samih. Le fixe. « Elle a pas le droit. » Qu’elle décrète finalement, le ton venimeux. « Tu vas la laisser faire ? » L'autre ricane. Sa prise s'affirme sur l'épaule, qu'elle secoue, comme si Sam était un gosse pris en faute. Tout ça pour une bousculade.

Les gens sont décidément bizarres à Detroit.

Mais non, c’est toi. Samih Scully. Tu sais très bien. Si elle veut vraiment parler de ça, Sam ne sait pas tellement qui il est lui même. Peut-être bien qu'il est Samih Scully, né à Cork, élevé dans le terrain vague, près du fleuve, dans la caravane de son oncle. Peut-être bien qu'il est quelqu'un d'autre, peut-être que c'est lui, l'hallucination, et qu'il ne s'en rend même pas compte. Des délires introspectifs à la Matrix qui vous donne parfois envie de vous pendre au lustre du salon. Heureusement l'héro aide à faire passer les envies suicidaires, le reste du temps, amorphe, il évite juste de se poser la question. Difficile cela dit quand une nana qu'on ne connait pas semble vous connaître elle, très bien. C'est surtout ça qui interpelle Sam, qui bloque une seconde en se fondant dans les billes noires de la fille. Il cherche jusqu'au plus profond de lui le souvenir d'avoir croisé un visage pareil, et ça n'est pas un de ces visages qu'on oublie facilement. Mais y a des recoins de son cerveau où il n'a pas accès. Et l'autre, il veut rien dire.

La passante remontée fait diversion, lui offre un échappatoire qu'il ne veut pas louper. Il les laisse se chamailler sans raison et tente une sortie furtive. Mais bien sûr, ça ne se passe pas comme prévu. Même l'autre il s'en mêle, agacé de ce guet-apens pour on ne sait quelle raison, soudain muet comme une carpe, tantôt sur les nerfs. Lui qui a l'habitude de tout gérer, si Sam doit se mettre à gérer ses humeurs à lui en plus des siennes, il n'est pas sorti de l'auberge. J’hallucine ! Vous êtes deux gros tarés ! Il soupire, à peine discret. Mais il n'arrive pas à éviter les bras de la passante qui lui frôle le menton. Son mouvement de recul en retard est plus lent que la réaction quasi viscérale de la nana bizarre. Tu le touche pas ! Sam lui jette un regard ahuri, puis à la passante, et il est témoin de ce genre de bras de fer qui se joue entre les filles. Mais c'est quoi ce bordel ? Tant pis, il préfère passer sa vie à ne pas savoir plutôt que de rester une seconde de plus. Il fait un pas décidé vers la rue principale, il est attrapé par l'épaule au deuxième. Ah ouais ? Vous allez faire quoi ? Je fais c’que j’veux ! Euh, ok, lâche-moi… Qu'il demande d'une petite voix, mal à l'aise d'être le centre de cette attention soudaine qu'il ne comprend pas. Y a eu un communiqué dans la presse ? La première qui lui met le grappin dessus gagne un genre de récompense ou quoi ? Non parce qu'en prison, y avait un genre d'arrêté contre lui aussi, du même style. Sauf que c'était l'inverse, le premier qui lui adressait un mot était mort. Croyez-le ou non, ça semblait presque être un meilleur deal que celui qui se joue à présent.

Elle a pas le droit. Tu vas la laisser faire ? Tétanisé par le contact de cette main qui lui serre l'épaule, Sam reste parfaitement immobile mais son regard glisse lentement jusqu'à la fille bizarre. Et il lâche d'un air évident : J'en ai vraiment rien à foutre de vos conneries. Un mouvement sec de l'avant bras réussi à déstabiliser la prise de la passante qui le lâche sous la surprise. J'vois que t'obéis à ta gonzesse au doigt et à l'œil tête de con. Qu'elle peste, mécontente de cette discussion. Là elle souffle et secoue la tête, jette un dernier regard vers la fille bizarre, et crache à ses pieds d'un air mauvais. Sam n'a pas attendu que le crachat ne s'écrase sur le bitume il a repris sa route en marmonnant un : J'la connais même pas. pas vraiment audible.

Mais dans son dos il entend que ça continue de jacasser. Il inspire profondément, il croit deviner que la passant s'en prend à la bizarre, ou peut-être l'inverse. Finalement il s'arrête avant de tourner dans la rue principale. Sort une cigarette. Il inspire profondément, et ferme les yeux. Parce qu'il regrette d'avance ce qu'il s'apprête à faire. Mais il fait machine arrière, attrape la passante par un bras et la tire si violemment qu'elle tombe à genou un mètre en arrière. Mais quoooi ?! Qu'elle s'étrangle. Sam reprend le chemin de la grande rue, et la traine quasiment jusque là, la lâche sur le trottoir. Voilà, maintenant tu continues ta route. La fille a des larmes de colère qui lui bordent ses yeux soulignés de khôl. Elle ramasse ses quelques affaires qui se sont éparpillées autour d'elle en maugréant des insultes que Sam n'écoute pas.

Il retourne sur ses pas, là, juste à l'entrée de la ruelle, regarde la fille bizarre d'un air méfiant. Comment tu connais mon nom ? Entre sa phobie sociale et sa paranoïa, la parano a gagné.

Sam ressemble parfois à un animal effrayé. Le genre de bête que l’on croise tard la nuit, lorsque les lampadaires sont couverts de papillons affamés. Pupilles dilatées, terreur dans le muscle. Une proie qui hésite à déguerpir mais qui demeure immobile, comme si ça allait persuader le danger qu’elle est déjà morte. Kassidy l’observe avec un mélange de fascination et d'agacement. Les hommes ne sont parfois pas assez réactifs. On évoque toujours le fait qu’ils trônent au sein d’un foyer, qu’ils assument les responsabilités. Mais il lui semble qu'ils ne rêvent souvent que de contourner ces dernières. Sam, il devrait se débarrasser des griffes qui se sont refermées sur son épaule tout de suite. Mais il hésite. Trop longtemps.

Comme s’il pouvait avoir peur.

« J'en ai vraiment rien à foutre de vos conneries. » Enfin. Il redevient lui-même. Il a bien raison, d’ailleurs. Ce ne sont que des bêtises, tout ça. Un contretemps sans importance. Dès que l’inconnue malpolie aura disparu, elle l’aura tout à lui. « J'vois que t'obéis à ta gonzesse au doigt et à l'œil tête de con. » « Et alors ? » qu’elle rétorque aussitôt, la poitrine bombée par la fierté. Mon homme. Le mien.

L’autre est mauvaise perdante. Un postillon écumeux vient s’écraser à ses pieds. Kassidy trépigne comme si la salive était empoisonnée, fillette outrée. Elle ouvre grand la bouche, jette un millier d’éclairs avec les yeux. La passante met les mains sur les hanches, hausse les sourcils, l’air de dire qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? et Kassidy l’observe, muée dans le choc et la rancœur, une statue ensorcelée qui hésite à bouger.

Elle entend distraitement que Sam dit quelque chose, mais elle demeure trop focalisée sur son adversaire. « T’es sacrément gonflée ! » qu’elle piaille enfin, avant de cracher à son tour. Elle rate d’un centimètre à peine la chaussure. Le ton monte, mais Kassidy se ratatine. Elle réalise un peu tardivement que Sam n’est plus là et elle le cherche, les yeux exorbités, comme un enfant égaré au rayon confiserie.

Il reparaît tout à coup. Manifestement, il prenait une pause cigarette. Elle est partagée entre le fait que ce n’est pas bon pour sa santé, et la maturité que ça lui prête. Et puis, ça lui rappelle monsieur Greenberg, qui était un homme responsable.

« Ah ! » s’exclame-t-elle lorsque l’inconnue tombe par terre, poussée par son Samih, qui la traîne sur quelques mètres. « C’est bien fait pour toi ! » Le spectacle de sa déchéance la flatte. C’est à peine si elle ne trottine pas à la suite de Sam pour l’embêter un peu plus, spectatrice enflammée du chemin de croix. À la place, elle reste épinglée sur le trottoir, attendant qu’il revienne. Parce qu’il va revenir. Forcément.

Et le voilà.

« Comment tu connais mon nom ? »

Kassidy hausse les sourcils et roule des yeux. L’humour de Sam peut parfois être un peu décalé. Mais elle joue le jeu, parce qu’il est attachant, malgré tout, parce que c’est Sam et que Sam est un peu spécial.

« Oh, c'que tu peux être drôle, dis-donc. C'est toi qui me l'a donné. Sam, Kassidy. Kassidy, Sam. N'est-ce pas ? »

La disparition de l’autre malotrue l’a ragaillardie. Petits pas bondissants jusqu’à lui, autour duquel elle tourne comme une abeille enivrée par sa fleur. Elle lui tend une main, bien en évidence.

« Allez-viens, il se fait tard. »

Un pas en avant.

« Tu rentres à la maison, non ? C’est loin. Il faut se dépêcher. »

Elle n’est encore jamais allée jusqu’à chez lui, mais elle a bien deviné que ce n’est pas dans son quartier, ni même dans celui-ci. Qui sait. Elle en apprendra peut-être plus ce soir.

Sam, on ne le cerne pas vraiment. Sans doute parce qu’il a ce regard vide. Des yeux immenses, trop grand pour son visage émacié par la mauvaise alimentation, la drogue, la prison, la vie. Et ses grands yeux n’expriment généralement rien d’autre qu’une immense incompréhension. Comme s’il était là, et pas là en même temps. Ailleurs. Ça fait cet effet-là, souvent, quand on est littéralement plusieurs dans sa tête. Si Sam n’a jamais l’air d’être connecté à la réalité, c’est parce qu’il passe trop de temps à gérer ses débats intérieurs, et si vous saviez ce qui se passe, sous sa caboche à moitié rasé, à moitié bouclée, derrière ce grand, trop grand regard vitreux… Alors Sam, non, on ne le cerne pas très bien, et c’est généralement plus facile de cerner n’importe qui d’autre plutôt que lui. Mais face à cette fille-là, cette fille et ses longs cheveux sombres qui dégoulinent de son visage où son nez y prend la moitié de la place. Cette fille avec ce regard bizarre, et cette petite bouche qui forme une moue en permanence, semble qu’il ait trouvé encore plus étrange que lui.

Et franchement, ça le rassure pas.

Elle roule les yeux, et c’est comme s’ils faisaient dix tours dans leurs orbites. Et elle le regarde comme s’ils se connaissaient depuis dix ans. Et Sam est là au bout de l’allée, avec le choix de s’enfuir en courant - c’est ce que tu devrais faire - et celui d’essayer de percer cette façon qu’elle a de le regarder. Oh, c'que tu peux être drôle, dis-donc. Ah non, s’il y a bien une chose que Sam n’est pas, c’est drôle. Jamais il n’a été drôle, ses vannes tombent toujours à côté, les rares fois où il a le cran d’en faire une en publique. Ce qui est drôle, c’est à quel point il ne l’est pas. C'est toi qui me l'a donné. Sam, Kassidy. Kassidy, Sam. N'est-ce pas ? Son nom, c’est lui qui lui a donné. Non, c’est pas lui. Aucun souvenir. Et si c’est pas lui.

Si c’est pas moi, c’est toi.
Bon, Sam, on y va ?

Kassidy, ce nom n’évoque rien et il se contente de la regarder d’un air perdu. Il enfonce les mains dans les poches de sa hoodie comme si ça allait créer un genre de barrière protectrice autour de lui. Vous savez, les enfants bulles, bah parfois, Sam se dit qu’ils ont sacrément de la chance. Il aimerait bien qu’une énorme bulle l’entoure et empêche cette fille de s’approcher. Parce qu’elle le connait, et lui non. Ce genre de situation n’arrive pas souvent. Le jour où c’est le cas, ça fait peur. Dès qu’elle fait un pas, ou plutôt dès qu’elle semble voler jusqu’à lui avec les ailes de la psychopathie, il a un mouvement de recul, retient son souffle, la regarde de travers. Il a l’impression qu’elle va lui refiler une maladie, un truc, ou qu’elle va le poignarder sur place.

Vous connaissez le diction ? Just because you're paranoid doesn't mean they aren't after you.

Le pire, c’est qu’elle se met à lui tourner autour, et là, Sam voudrait simplement se fondre dans le goudron. Allez-viens, il se fait tard. Il tressaille, comme si on venait de lui donner un coup de poing dans le ventre. Quoi ‘viens’ ? Comment ça ? Qu’il vienne où ? Comment ça il se fait tard. Il se sent de plus en plus mal, il a l’impression d’étouffer, et il veut l’attraper pour qu’elle arrête de gigoter comme ça autour de lui - si seulement il n’avait pas peur de la toucher. Finalement, l’excitée qui leur a mal parlé juste deux minutes avant et qu’il a expédié sur le trottoir lui manque. Il veut qu’elle revienne. Il jette un coup d’œil dans la grande rue, mais sa tignasse énervée est déjà loin. Reviens bon sang !

Tu rentres à la maison, non ? C’est loin. Il faut se dépêcher. Descente d’organe. Cette fois c’est clair, elle va le tuer. Sam recule brusquement, presque jusqu’à la route, d’ailleurs, il trébuche à moitié sur le bout du trottoir et pose un pied dans le caniveau. Comment ça, ‘c’est loin’ ? Qu’il répète à nouveau bêtement. Sa respiration s’accélère d’un coup sec, il serre la mâchoire. Son regard se fait plus dur. Il est soudain comme un pitbull qui doit en découdre avec un agresseur. Elle a parlé de chez lui, de sa maison. De la maison des Kids. Instinct primitif de défense. Qu’est-ce que tu sais de chez moi ? Il prend garde à en dire le moins possible à rester vague, ayant trop peur de distiller sans le savoir des infos qu’elle n’aurait pas encore. Sa voix est tendue, elle vibre d’une émotion de peur mélangée à une colère animale. Tu vas partir de ton côté. Il veut pas partir le premier, il a trop peur qu’elle se mette à le suivre. Il lui indique du coude, les mains encore fermement enfoncées ses poches, la direction opposée à celle qu’il doit prendre. Tout de suite. Qu’il ordonne impatient. Mais dès qu’elle fait à nouveau un pas vers lui, il recule. Il est presque sur la route maintenant. Un vélo fait tinter sa sonnette pour lui indiquer de se décaler (et l’insulte au passage). Un peu troublé, Sam remonte sur le trottoir au dernier moment, perdant du regard une seconde la cinglée - Kassidy qu’elle s’appelle donc. Il la regarde, méfiant, comme un chat au aguet. Finalement, et parce qu’elle lui fait beaucoup trop peur, il commence à partir à reculons. Il avale sa salive, et il se retourne. Dès qu’il lui tourne le dos, il accélère le pas.

Me suis pas.
Me suis pas.
Me suis pas.

Et il n’ose même pas regarder dans les vitrines ou les rétroviseurs pour confirmer sa crainte.

« Quoi 'viens' ? »

L’écholalie a quelque chose d’attachant. Ce besoin de répéter ce qu’a dit son interlocuteur comme pour goûter à ses mots, s’en imprégner. Kassidy ébauche un sourire. Ses cheveux dansent avec le vent, électrisés par les lampadaires qui s’illuminent, alentour, hérauts de la nuit. Elle a toujours des réflexes enfantins - la joie lui donne envie de tourbillonner, de faire monter l’extase jusqu’à la tête rendue légère, presque incorporelle. Ça lui fait du bien, de voir Sam. Il a beau être un petit peu à côté de la plaque, il n’est pas désagréable comme monsieur Greenberg, et il n’a pas la famille agaçante de ce dernier.

Elle a de la chance qu’il se soit intéressé à elle.

La main de Kassidy se referme sur du vide. Elle empoigne la promesse de rentrer avec Samih ce soir, l’observe. Il jette un regard dans la grande rue, déterminant sûrement leur itinéraire. Hâte de le suivre, de voir la maison. Kassidy perd beaucoup de temps à imaginer la vie des autres. Elle s’égare dans l’existence d’inconnus à défaut d’inspecter la sienne. C’est très amusant d’imaginer l’intérieur de Sam. Est-ce qu’il a un chat ? Un chien ? Est-ce qu’il dort dans un petit, ou dans un grand lit ? Qu’est-ce qui se cache dans son frigo ? C’est propre ? Il porte du parfum ?

C’est à peine si ses narines ne se dilatent pas pour aspirer une eau de cologne imaginaire.

Lorsqu'elle sort de son délire, Samih a reculé. Il est presque sur la route. « Fais attention, y a plein de voitures ! » Petit pas bondissant dans sa direction. La moitié de son pied pend dans le vide entre le trottoir et la route. Parfois, elle se demande ce qu’elle serait prête à faire pour garder les gens qui l’aiment auprès d’elle. Elle se gorge de leur amour comme si elle en avait besoin pour vivre. Alors oui, peut-être qu’elle se jetterait sous une voiture.

Mais ça doit être désagréable, le broyage sous une roue.

« Comment ça, 'c’est loin' ? »

« Samih, tu devrais revenir sur le trottoir. » Ses sourcils se froncent. Elle tend un poignet fluet dans l’espoir qu’il l’attrape et cesse de faire des bêtises. « C’est pas à North End, c’est pas à Krainz Woods, donc ça doit être loin. » Les lèvres pincées, elle songe aux différentes possibilités. Difficile de planter Samih dans la ferveur de MexicanTown. Mais Delray est un quartier fantôme, à demi-sauvage, énigmatique…

Peut-être un peu comme lui.

« Qu’est-ce que tu sais de chez moi ? » Elle sourit. « Rien ! Tu veux me décrire ? Tu y habites depuis quand ? C’est grand ? JJ vit avec toi ? » S’il était à ses côtés elle tournicoterait encore comme un cheval de carrousel fou, mais c’est trop dangereux maintenant. Kassidy recule d’un pas pour lui montrer l’exemple.

« Tu vas partir de ton côté. » La frénésie qui l’habitait tombe d’un coup. Son corps s’immobilise. Elle plisse les yeux et jauge Sam, qui lui indique du coude la direction qu’elle doit prendre. « Tout de suite. »

Drôle de requête.

Samih est clairement heureux de la revoir. Ils se sont battus avec cette intruse juste pour être à deux. Sa demande est étrange, irrationnelle. Fort heureusement, Kassidy a beaucoup d’imagination. Il s’agit probablement d’un jeu, ou d’un conseil. La vie de Sam est peut-être encore plus mystérieuse qu’elle ne l’avait cru. Les chemins qui mènent à son logis sont possiblement semés de dangers qu’il souhaite lui éviter.

Ses prunelles noires s’égarent dans la direction qu’il lui indique. Elle observe les ruelles, se les remémore. Ce quartier lui est dorénavant très bien connu. Elle y a passé beaucoup de temps.

« Si tu veux, Sam. »

Elle fait un pas instinctif en avant pour lui souhaiter une bonne soirée, mais il recule, ce qui la fait sourire. S’il ne veut pas dire au-revoir maintenant, c’est qu’ils doivent se recroiser tout à l’heure.

Un vélo crie en passant, avertissement rouge métallique.

« Remonte au moins sur le trottoir. Je voudrais pas que tu te fasses mal. »

Il le fait. Kassidy lui sourit avant de tourbillonner, rideau mouvant de cheveux noirs. Elle part d’un bon pas dans la direction qu’il lui a indiqué et s’amuse à planquer ses mains dans ses poches pour imiter son allure. Un regard jeté en arrière - et il la regarde aussi, parce qu’il regrette déjà de lui avoir demandé ça, parce qu’il a envie de l'observer. Son cœur bat plus vite, tout à coup, animé par l’affection qu’elle a pour lui. Elle lui adresse un signe de main. À tout de suite.

Encore quelques pas et elle prend un virage à gauche. Son pas s’allonge. Maintenant, il s’agit de gagner la course contre la montre. Elle sait jusqu’où ira Samih pendant encore environ une vingtaine de minutes, et elle connaît les raccourcis qui lui permettront de le suivre en parallèle, jusqu’à ce qu’ils se rejoignent au feu rouge.

Une ville est un corps aux artères encombrées de voiture, aux veinules débordant de sordide. Elle enjambe un sdf endormi, écrase des éclats de verre, éparpille un conciliabule de pigeons. Un regard jeté à son téléphone lui permet de réaliser que les ailes de l'amour l'ont porté un peu vite. Elle arrive au feu rouge presque haletante, jette un regard alentour. Samih devrait surgir juste à côté d’elle dans une seconde. Ce sera sa bonne surprise de la journée.

En attendant, Kassidy trépigne. Plus elle attend et plus elle remet ses calculs en question : a-t-elle été assez rapide ? A-t-il pris le même chemin que d’habitude ? Est-il déjà passé au feu ? Et vraiment, dis-donc…

Elle ressemble à quoi cette maison ?

Ils sont clairement dans deux conversations différentes, l’un et l’autre. Et, butée, elle s’entête à l’inquiéter des voitures qui pourraient l’écraser. Sam lui, trouverait presque ça plus rassurant de passer sous les roues d’un bus que de s’approcher davantage de ce regard hypnotiques qui le suit, millimètre par millimètre, ne décroche jamais. Angoissant. Il se contente donc de répéter d’un air ébêté tout ce qu’elle dit, ayant du mal à réaliser qu’une parfaite inconnue en sache autant sur son compte, et s’intéresse assez à son cas pour le savoir. Sam passe généralement inaperçu auprès des femmes, quand il ne les fait pas tout simplement fuir. Mais elle, elle a l’air d’être prête à le suivre partout, surtout jusqu’à chez lui, et même si c’est pas tout près, d’après ce qu’elle dit : C’est pas à North End, c’est pas à Krainz Woods, donc ça doit être loin. Sam la fixe, yeux écarquillés, cligne plusieurs fois. Comment-elle-sait-ça ? Cette question lui martèle le crâne. Qu’est-ce qu’elle sait de chez lui ? Est-ce qu’elle le suit depuis longtemps, sans qu’il ne s’en aperçoive ? Qui lui a parlé de sa maison ? TOI ? Non… Comment on fait quand sa propre conscience se met à mentir ?

Rien ! Ouf. Sam expire discrètement de soulagement. Les phrases qui suivent annulent instantanément ce sentiment de sérénité qui l’a enveloppé un instant. Tu veux me décrire ? Tu y habites depuis quand ? C’est grand ? Il penche la tête sur le côté, effrayé. Cette fille est cinglée. Maintenant faut qu’il se casse au plus vite, peut-être, s’il part tout doucement… pendant qu’elle parle… Il se déplace très légèrement, mais est figé la seconde d’après, quand elle conclue : JJ vit avec toi ? QUOI ? Sam relève la tête sur elle et ça ne lui prend pas plus de trois secondes. Il se jette littéralement sur elle aussi impulsif qu’on peut l’être dans un moment pareil, l’attrape par la gorge, la plaque contre le mur le plus proche avec violence. Radical. Mais elle a prononcé le seul nom qu’elle ne devait pas. Entendre JJ sortir des lèvres énigmatiques de cette -probable- psychopathe est la goutte d’eau. Sam terrorisé devient louve protégeant ses petits. Et JJ est le plus précieux d’entre eux. Qu’est-ce que tu lui veux à JJ ? Qu’il grogne, la main qui serre sa carotide et son visage apeuré à deux centimètres de celui de cette fille. Ses pupilles verdâtres sautent d’une bille noire à une autre. Le temps se suspend, et les passants n’existent plus, même si certains se demandent ce que peut bien vouloir ce type à cette fille visiblement dans une mauvaise posture. Mais Sam n’entend rien, soudain sourd. Il la regarde. Drôle de sentiment que de voir quelqu’un pour la première fois, quand ce n’est pas vraiment la première fois. Son air colérique fait rapidement grignoter par la peur à nouveau. Finalement, il desserre sa main autour de sa gorge, recule d’un pas, la bouche entrouverte, sans savoir quoi faire. Il recule encore, et se prend un passant, recule, retrouve à nouveau le caniveau. Il veut mettre le plus de distance entre elle et lui.

C’est là qu’il lui demande de partir. De partir tout de suite. Si tu veux, Sam. Bien. Parfait. Bah qu’elle s’en aille alors. Au lieu de ça elle fait un pas vers lui qui le renvoie encore en arrière, alors qu’un vélo passait justement. Sam sursaute en voyant les phares l’éviter de justesse. Remonte au moins sur le trottoir. Je voudrais pas que tu te fasses mal. Sam lève dans un mouvement d’humeur la main vers la direction opposée à celle qu’il doit prendre : CASSE-TOI ! Qu’il ordonne à bout de nerf. Même si, bizarrement, il se rend compte qu’il lui a obéit également en remontant sur le trottoir.

Finalement elle s’éloigne, Sam presse le pas dans l’autre direction, non sans des coups d’œil apeurés par dessus son épaule. Merde, merde, merde. Leurs regards se croisent. Il presse le pas. Tourne. Accélère. Il en viendrait presque à courir. Sa respiration est courte, surtout à cause de la panique qui le gagne. Dans des tics nerveux, il se crâne la tête, regarde en arrière, se passe les deux mains sur le visage, sort un pétard de son paquet, l’allume, se crâne à nouveau la tête.

Comment elle connaît JJ ? C’est lui qui lui a parlé d’moi ? Ou c’est moi qui lui ait parlé d’lui ? D’où elle vient ? Pourquoi elle me suit ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle veut ? Qu’est-ce que toi tu lui veux ? Pourquoi elle me connait ? Ou c’est peut-être juste une désaxé, qui a entendu parlé de moi je ne sais où, et puis qui maintenant s’est inventé une vie. Qui entendrait parler de moi ? DIS-MOI D’OÙ TU LA CONNAIS !
Calme-toi maintenant, sérieux ! T’as peur d’une gonzesse comme ça ?
Sam, il a peut de tout le monde.
Te prends par la tête, ok. Elle est partie, tu l’as envoyé chier, c’est bon maintenant.
Mais pas question de faire confiance, pas question de SE FAIRE confiance. S’il lui a menti sur ça, il a pu lui mentir sur plein d’autres trucs. C’était plus simple, quand il se contentait de surgir dans ses pensées, d’être là pour lui pour le recadrer, pour le défendre. Maintenant, semble juste qu’il ait envie de faire sa vie, comme un putain d’ado en crise.

Il a le nez planté dans le sol, et mille pensées qui lui traverse le crâne. Avant un carrefour, il lève la tête. Et là, sur le trottoir d’en face, il reconnait sa silhouette. Son sang se glace entièrement. Shit. Elle est là.

Sam freeze, panique. Alors je jette le pétard qu’il est en train de fumer dans le caniveau et pousse un soupir. Forcément, la fille que j’ai dragué l’autre soir devait faire une fixette sur nous, FORCÉMENT. J’attends que le feu passe au vert pour les piétons, même si y a pas une seule putain de voiture qui passe. Mais ça me laisse le temps de réfléchir à ce que je vais bien pouvoir faire. J’peux pas lui dire que Sam panique à l’idée que je sois sortie sans le prévenir, ça serait bizarre. Et, j’ai comme l’impression que ça l’attirerait encore plus. Elle me regarde, on se regarde, mon air est bien plus détendu que celui de Sam, surtout blasé. Je me laisse tomber contre le poteau du feu rouge, lassé d’attendre. Quand nos regards se croisent, j’hausse les sourcils d’un soulé. Finalement, le petit bonhomme s’illume en vert. Chouette. Je me décolle d’un coup d’épaule du poteau et traverse la rue, fonce droit vers elle. On s’était dit qu’on partait chacun de notre côté, pas vrai ? Que j’fais remarquer, pas du tout amusé. Je me plante devant elle, la fixe, croise les bras sur mon torse, soupir. Bon, comment on fait pour larguer une meuf ? Sam s’est toujours fait largué le premier. Je tourne la tête pour regarder l’horizon, la maison n’est plus très loin maintenant, et faut vraiment pas qu’elle nous y suive, Sam n’en dormirait plus jamais de la nuit. Et s’il commence à angoisser, il va prendre plus d’héroïne, plus d’héroïne, plus de blackout et surtout plus de chance qu’il nous tue tous les deux. Son système vrille en ce moment, encore plus que d’habitude. Je m’en sors déjà pas avec lui au naturel, pas envie de gérer les innombrables merdes que son cerveau peut générer quand il est sous pression, et sous drogue. Regardant la longue route qui s’étale devant nous, je finis par lâcher, distant : Bon, Kassidy, la soirée de l’autre jour, c’était sympa. Mais j’voulais que ça reste entre nous, tu vois ? Je porte à nouveau mon regard vers elle. Et te voir débarquer sur mon lieu de travail, ça me plait pas du tout. J’essaie d’être autoritaire, me disant que ce genre de ton peut marcher sur les tarés. Et c’est la même chose pour chez moi. J’y vis pas seul, tu vois. Qu’elle nous imagine mariés avec des gosses, si ça peut la dégouter de revenir à la charge. Donc pour la dernière fois : pars de ton côté, et tout ira pour le mieux. Tu comprends ?

Elle masse sa gorge comme si elle pouvait enfoncer dans la chair la marque de ses empreintes digitales.

Kassidy n’a pas l’habitude d’être touchée. Par quiconque. Elle a depuis longtemps cessé de chercher la vraie intimité, celle qui brille à l’écran, dans les feuilletons - les mains jointes, les baisers humides, les bras-dessus bras-dessous qu’on refuse de lui ouvrir. Sa grand-mère l’a habillée jusqu’à un certain âge, et puis elle lui a appris à fermer toute seule ses boutons, à couvrir son corps. Depuis, il n’y a que ses doigts et ceux de l’imagination qui s’affairent. Et elle a fini par déterminer que les hommes qui l’aiment respectent trop son corps pour le toucher.

Samih a serré son cou.

L’élan physique a pris le dessus, subitement - il s’est souvenu qu’il est un homme avec des envies. Ça lui ferait presque peur. Parce qu’elle ne peut pas le satisfaire. Parce que s’il la touchait un peu plus, elle s’effraierait sûrement, poupée de porcelaine qui s’effrite au contact de l’âge adulte. L’intimité lui fait peur. C’est pour cela qu’elle préfère visiter une maison lorsque les propriétaires sont absents : leur présence plane, mais pas leurs corps, l’éventualité qu’ils la touche. Et on trouve plein de choses, plein de détails laissés là, dont ils n’ont souvent pas conscience parce qu’ils font partie de leur quotidien.

Elle attend au feu rouge. Ses mains glissent dans les poches de son manteau, ses dents embêtent ses lèvres. Kassidy mâchonne sa bouche, scrute les points cardinaux. Samih, Samih…

Samih de l’autre côté de la rue. L’une de ses paumes s’extirpe du tissu. Elle lui adresse le même geste qu’il y a vingt minutes, un "salut" pour balayer le "à tout à l’heure". Lui s’est figé, un peu comme d’habitude. Il réagit toujours lentement aux surprises, comme une sorte de petit animal devant les phares d’une voiture.

Mais elle n’est pas dangereuse. Jamais elle ne l’écraserait.

Samih se détend. Ça se voit dans sa posture, son expression. C’est lui qui vient à elle lorsque le feu passe au vert. Sa présence devient tangible, physique à nouveau. Kassidy ne réalise même pas qu’elle a esquissé un petit mouvement de recul. Sa gorge est encore chaude. « On s’était dit qu’on partait chacun de notre côté, pas vrai ? »

« Mon côté menait à ici. » C’est vrai. Le chemin qu’il lui avait indiqué l’aurait emmenée dans un côté de la ville qu’elle n’a jamais exploré. Il n’y aurait pas eu de Sam, et sûrement rien d’intéressant. C’était le bon choix, de prendre les petites ruelles détournées.

Les yeux de Sam filent dans une direction et ses propres prunelles coulissent par-là. La maison est peut-être dans ce sens. Ce serait bien, qu’il la laisse entrer pour boire quelque chose de chaud. Mais s’il ne le fait pas, elle pourra toujours s’arranger. Aujourd’hui, demain. Ça ne change pas grand chose.

« Bon, Kassidy, la soirée de l’autre jour, c’était sympa. Mais j’voulais que ça reste entre nous, tu vois ? » Entre nous. C’est peut-être ce qu’elle a le plus souvent entendu dans sa vie. Cette discussion restera entre nous, mademoiselle Lee. La responsabilité de M. Greenberg ne pouvant être prouvée… Alors elle cille calmement, comme elle l’a déjà fait par le passé, attitude de jeune fille sage. Les hommes aiment la discrétion, en amour. Et pourtant, il a dit que c’était sympa.

Ça, elle n’a pas l’habitude. Ça fait crever son coeur de bonheur. Elle a presque envie de lui dire merci.

« Et te voir débarquer sur mon lieu de travail, ça me plait pas du tout. » D’autres personnes pourraient voir qu’elle est là. Il est peut-être jaloux. C’est l’explication qu’elle choisit finalement, même si elle trouve qu’il exagère un peu. Kassidy doit pouvoir le voir en public, sinon il sera difficile de le fréquenter. « Et c’est la même chose pour chez moi. J’y vis pas seul, tu vois. » Première information intéressante. Ses sourcils se haussent. « Tu vis avec qui, Samih ? Une autre fille ? »

« Donc pour la dernière fois : pars de ton côté, et tout ira pour le mieux. Tu comprends ? » Elle soupire. Le fait est qu’elle n’a pas envie de partir. Avec un peu de discrétion, elle pourrait le suivre à son insu, mais ça le mettrait sûrement en colère ce soir. Demain, cependant…

« Pourquoi je peux pas voir ta maison ? C’est dangereux ? J’ai pas peur du danger, moi. »

Et elle donne un coup de pied dans un gravillon.

« Mais bon. On verra tout ça plus tard. Tu peux me dire au revoir, au moins ? »

Je perçois ce petit mouvement de recul. Je perçois tout. J'me demande si c'est juste qu'elle m'a vu, ou si y a quelque chose qui lui fait un peu peur, finalement. J'en sais rien. Je m'en fous. Faut que je gère la crise avant que Sam breakdown. Mon côté menait à ici. J'émets un genre de petit rire froid. J'apprécie son sens de la répartie, même s'il ne m'arrange pas forcément. Après quelques secondes de silence, je finis par pousser un court soupir. J'essaie de la jouer diplomate, et c'est déjà assez dur à supporter pour moi. Mais Kassidy n'est pas méchante, et j'avais apprécié sa compagnie l'autre fois. Je me la garde sous le coude, pour quand j'ai envie de passer la soirée avec quelqu'un d'autre que ce putain de dépressif qu'est Sam. Faut pourtant que je joue bien mes cartes pour que ça reste entre elle et moi. Gardez Sam dans l'ombre, comme ça arrive de plus en plus souvent. Elle a l'air compréhensive, presque. Et la seule chose qu'elle retient de mon laïus, c'est pourtant que chez moi, je suis pas seul. Je suis jamais seul, tu sais. Tu vis avec qui, Samih ? Une autre fille ? J'hausse les sourcils. Bah ouais. provocant, insolent, presque juste pour lui faire comprendre qu'il faut pas qu'elle s'attende à quoi que ce soit d'autres qu'un verre en soirée. Peut-être une nuit, un soir où j'ai envie d'en profiter. Je dirais pas qu'elle me plait, mais presque.

Je veux écourter l'échange surtout parce que je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir le tenir. Je ne sais jamais vraiment quand Sam va surgir. Il ne voit rien, il n'entend rien. Il se contente de se débattre dans une zone de notre cerveau. Muselé, mis à l'isolement. Après, il se souvient pas, trop attaqué par notre folie, la sienne. Mais elle insiste, puérile. Elle est un mixe entre un entité sortie d'une vie antérieure et une enfant capricieuse. J'ai aucune patience. Pourquoi je peux pas voir ta maison ? C’est dangereux ? J’ai pas peur du danger, moi. J'lève les yeux au ciel, mes muscles se tendent. Je suis pressé. C'est pas l'sujet. Son pied contre le gravier termine de me convaincre qu'elle a douze ans et demi. Je m'étire en penchant la tête sur le côté, la nuque ankylosée. Enfin, elle reprend ses esprits. Mais bon. On verra tout ça plus tard. Tu peux me dire au revoir, au moins ? J'aime pas tellement ce côté autoritaire. J'aime pas qu'on me dise quoi faire. Je la regarde un moment. J'pourrais lui donner de faux espoirs juste pour emmerder Sam et le laisser de la coltiner ensuite. Ça serait mesquin. Mais j'pourrais. Mais finalement, l'instinct protecteur qui m'anime m'en empêche. Pas un pas vers elle, rien. Je pars à reculons vers la baraque, sur deux pas, avant d'ajouter d'une voix presque amusée, finalement : À un de ces quatre, Kassidy. Je suis certainement qu'elle trouvera bien le moyen de retomber sur nous. Va falloir gérer ça. Je me retourne et avance sur quelques mètres avant de me retourner à nouveau vers elle, plantée là, analyse le moindre de mes déplacements. Je lui fais un signe du menton pour l'inciter à prendre sa propre route. Et pas une qui mène jusqu'à notre chambre. Quand je reprends le chemin de la maison, je lève les yeux au ciel d'un air fatigué. Mais le taf semble fait.

Sam reprend conscience quand il ferme avec son dos la porte d'entrée. Il a des vertiges. L’impression de ne voir qu’une image sur deux. Revenir à la réalité fait le même effet que de sortir d’un coma. Il reprend son souffle. Il entend des voix depuis la cuisine. JJ et May, sans doute. Il reste pourtant contre la porte un paquet de temps, avec une peur trop grande accroché à son estomac pour bouger. Elle l’a suivi ? Elle nous a suivi ? Pourquoi tu réponds pas ? Qu’est-ce qu’elle voulait ? Qu’est-ce qui s’est passé ? il se souvient l’avoir vu. Il se souvient d’elle sur le trottoir d’en face. Qu’est-ce que tu lui as dit ? Rien qu’un silence angoissant. Sam n’aime pas être surpris. La routine est le seul contrôle qu’il pense encore avoir sur sa vie, sans se douter qu’il ne peut y avoir de routine quand on ne se réveille pas en étant la même personne tous les matins. Finalement, lentement, il finit par se décoller de la porte. Il fait quelques pas au milieu du salon, les bras ballants, se passe une main dans les cheveux d’un air paumé. Prudemment il s’approche de la fenêtre, écarte doucement un rideau. Son coeur va exploser dans sa poitrine. Il entend au loin JJ qui s’aperçoit enfin de sa présence, lui demande ce qu’il fait. Sam ne répond rien. Il remet le rideau en place, n’offre à JJ qu’un regard vide et disparaît à l’étage.

Il s’approche de sa chambre, angoisse d’ouvrir sa porte. Finalement la peur a raison de lui. Il traverse le couloir et se réfugie dans la chambre inoccupée de Daire, fait les cents pas quelques longues minutes, jette des coups d’œil incessants à la fenêtre, ne voit rien de mena!ant dans la pénombre. Il retire son t-shirt, finit par s’allonger sous la couette.

Il n’en dort pas de la nuit.

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