N.H › low on self esteem, so you run on gasoline

---

Longs trajets dans la nuit, sur les trottoirs, dans les gyms manifestement oubliées par l’homme, et cette violence qui n’en finit pas. Tour à tour, elle éprouve le malaise qui la pousse à accélérer, épuisée, décharnée, réduite à frapper dans un punching-ball. Elle découvre encore tous les jours les conditions dans lesquelles ont vécues bien des communautés avant Shay : dans l’impuissance et le désespoir. Et lorsqu’enfin chez elle, le sommeil la guette, des bruits soudains et incessants rappellent à la vie. Elle se redresse en sursaut, mais retenue contre le matelas par une mince silhouette. Elle ne met pas plus de 2 secondes pour reconnaître Shay, même dans l’obscurité, et sa colère omniprésente, à la fois sur son visage et dans la force de ses mains autour de ses poignets. Ce n’est donc pas une silhouette. Il y a un corps, lui aussi, pris comme le sien entre deux angoisses : celle de mourir, et non moins forte maintenant, celle de survivre. Elle se débat, mais sans réelle conviction.

– Tu permets ? dit-elle avec une irritation qu’elle a du mal à contenir. Cette irritation, elle est due à l’extrême fatigue, à la faim et à la chaleur. Et à l’accumulation des trois. Ecouter les gens, leur parler, et même seulement les regarder, tout est pénible.

Shay se dégage. Soupirant, drapée de sa couverture, Norah se lève de son lit et traîne les pieds jusqu’à Shay, comme une pénitence. Quelque chose l’extirpe de ses spéculations, Shay s’est tournée sur le côté et braque un pistolet sur elle. Elle relève lentement la tête, puis aussitôt, baisse les yeux vers un dossier sur le comptoir, qu’elle a du déposer un peu plus tôt, après être entrée par effraction, mais avant d’aller la chevaucher. Et lorsqu’elle regarde de nouveau devant elle, elle ne peut réprimer un sourire en coin à cette idée étrange. Elle a bien une ou deux réparties qui en ferait rougir plus d'un mais le rentre-dedans ne fonctionnerait pas avec Shay. Elle le sait parce qu'elle a déjà vu des hommes en faire les frais, plusieurs fois, et à chaque fois ils récolteraient une gifle ou un regard noir : sa signature. D'ailleurs, c'est aussi sans doute parce que c'est elle que ça ne fonctionnerait pas, parce qu'elle est la fille de son père et que son père est responsable de l'incarcération injustifiée du frère de Shay. C'est aussi pour cette raison qu'elle sait que Shay la considère comme responsable de son évasion et de sa récente disparition. Norah n'a rien à gagner du fait de travailler en secret sur cette affaire, si ce n'est une certaine redemption, et qu'elle connaissait le frère de Shay - il n'est pas question qu'il ait un jour fait partie de faction radicale de la Black Mafia.

– Baisse ton arme.

C’est stérile, elle le dit par principe, parce qu’elle pourrait la désarmer d’une seule main. Shay se rapproche et lui jette du papier à la figure.

– Je sais que tu possèdes sans doute toute la ville, mais si tu crois pouvoir m’acheter…

Ahurie par l'agressivité de sa visiteuse, Norah observe les liasses de billets de cent dollars déferler sur son sol en ciment. Elle s’accroupit, tend le bras et secoue une liasse prise au hasard. Drôle de manière de les inspecter, mais elle doit impérativement convaincre Shay de son engagement. Péniblement accablée par le regard soutenu de Shay sur ses moindres faits et gestes, Norah ressent – au-delà du besoin de reprendre le contrôle sur la situation – la nécessité de lui échapper, d’échapper à son regard noir et or, qui l'a dès le départ installée dans une position inconfortable.

– Tu ne manques pas de culot. Tu crois que cet argent vient de moi ?

C’est rhétorique, elles le savent toutes les deux. Shay desenclenche le système de sécurité sur son pistolet, et Norah tourne son visage vers elle pour la première fois de la soirée. C’est alors qu’elle les voit : la haine, le désespoir, la détermination. Elle se redresse, secoue sa tête endolorie d’un côté puis de l’autre, fait craquer quelques os, prête à se battre pour sa vie.

– Quelqu’un essaie de te faire taire… murmure Norah, puis elle répète : baisse ton arme.
– Raison de plus pour retrouver mon frère. Utilise les relations de ton père.
– Mon père ne m’ad-
– Quelle hypocrisie !

Norah la regarde jauger, et juger, la pièce, les sculptures, les peintures, ses vêtements, son sac, sa montre, sa posture. Elle s’approche. Elle veut la détruire, elle le sait. Elle n’ignore pas non plus qu’elle représente tout ce que Shay déteste : l’argent, le privilège, le pouvoir, la suffisance. Elle s'approche encore. C’est son maquillage, ou ses traits, qu’elle jauge désormais ; ses cils, ses yeux, la commissure de ses lèvres, et -

Sa bouche est sur la sienne avant qu’elle ne réalise que Shay s’était vraiment rapprochée. Sa main agrippe si violemment sa nuque, qu’associé à la surprise, elle en étouffe presque. Elle est certaine que ses ongles laisseront une marque sur sa peau pendant plusieurs jours. Instinctivement, sa main vient se placer sur les clavicules de Shay, au cas où la situation devait dégénérer, et elle entend sa respiration se calmer, puis seulement le silence. C’est elle qui a le revolver à la main désormais, et ne se souvient pas de le lui avoir arraché. Au bout de quelques secondes, Shay est prise d'un soubresaut et recule brusquement. Elle est immobile, le souffle coupé. Norah n'éprouve d'abord qu'une immense stupeur : d'après le comportement qu'elles avaient eu l'une envers l'autre jusqu'ici, elle les avait considérées comme des êtres antithétiques, incompatibles en quelque sorte. Puis elle se sent submergée par une immense vague d'émotion, quelque chose d'inconnu, qui vient de très loin en elle. Est-elle attirée, rebutée? Elle n'en sait rien. Elle sait seulement qu'elle est chavirée. Quelque chose qu'elle ignore encore, mais qui la concerne déjà. Qu'elles partagent malgré elles. Mais Shay a déjà disparu.