Deandre // Dom

La chaussette qu’il vient de ramasser n’a pas de jumelle identifiée, et, même si elle en avait une, il ne passerait pas des heures à la chercher. Elle appartient à Dom, et elle est incommodante. Un peu comme Dom en général. Il la jette sans lui accorder plus de réflexion.

Cette chaussette, elle n’était pas là hier soir, comme d'autres choses. La chicha, elle a bougé. Il a failli se foutre par terre en la découvrant derrière une porte. Et la bouteille de coca, elle, elle a bien été reposée au bon endroit, mais elle a été mal fermée.

Il n’en faut pas beaucoup plus pour devenir parano. Deandre a déjà éliminé le rat de la liste des suspects, rayé juste après l’hypothèse d’un quelconque cambrioleur - parce qu’un cambrioleur de Detroit qui boit du coca, fume et laisse une chaussette sans emporter quoi que ce soit, ça n’existe pas. Y a bien un type qui existe et qui pourrait déplacer des choses, cependant. Sauf que Dom, il n’était pas là hier soir. Il est certes crevé, mais il s’en souviendrait, s’il lui avait ouvert la porte. Mais ce n'est pas la première fois qu'il a la sensation que son appart a été occupé sans qu'il n'ait eu à sortir les clés pour le permettre.

Deandre jette un coup d’oeil déjà sceptique à sa fenêtre. À moins d’avoir inconsciemment logé Spiderman par intermittence, il n’y a aucune chance. D’autres possibilités fourmillent dans son cerveau alors qu’il s’empare de son téléphone. Il tripote de sa main libre les trois verrous de sa porte en se demandant s’ils peuvent être forcés. À cette heure de la journée il ne sait pas trop où est Dom, s’il travaille ou s’il fait une connerie qu’il s’apprête à interrompre. Ses sourcils sont froncés, il enclenche et déclenche le mécanisme. Le verrou obéit sans protester. Et Dom décroche.

« Dis moi, Dom, » un peu abrupt, comme à son habitude, mais le ton est léger et presque affable, ce qui devrait alarmer son interlocuteur s'il avait un peu de jugeote. « T'aurais pas vu un type rentrer chez moi, hier soir ? Un black d’environ mon âge, qui vend de la beuh, possède un food-truck et a envie de mourir dans d'affreuses souffrances ? »

J'suis concentré. Tellement que la sonnerie de mon portable me fait sursauter – il me faut deux secondes pour m'en remettre, deux autres pour me décider à décrocher. J'fais même pas attention au nom affiché sur l'écran, trop absorbé par l'examen de santé de mes plants. – Ouais ? J'parle si bas qu'on dirait que j'suis dans une bibliothèque. À croire que j'ai peur de perturber la tranquillité de ma mine d'or personnelle. – Dis moi, Dom. J'ai un sourire en reconnaissant la voix de Deandre, pas franchement inquiet, occupé à vérifier le PH de l'eau. – T'aurais pas vu un type rentrer chez moi, hier soir ? Là, j'me fige. Je sens venir les représailles. – Un black d’environ mon âge, qui vend de la beuh, possède un food-truck et a envie de mourir dans d'affreuses souffrances ? Ah. J'en déduis qu'il est énervé.

Assez pour me menacer à demi-mots, mais pas encore au point de m'insulter.
C'est bon signe. Je crois.

– Hm ? J'ai pas beaucoup de temps pour réfléchir à comment me sortir de ce merdier. Alors j'improvise. – Attends, tu parles de moi ? C'est un peu mon mode par défaut : jouer l'innocent. Mais les yeux doux, ça marche pas vraiment sur Deandre. – Ben nan, tu sais qu'j'étais pas chez toi hier. Je hausse les épaules même s'il peut pas le voir, avant de prendre un air presque inquiet. – Mec... Est-c'que tu perds la boule ?

« Hm ? » Ses doigts se resserrent sur le téléphone. Rien de tel que de la nonchalance pour jeter de l’huile sur le feu. Le problème, c’est que même si les flammes commencent à monter, il n’a pas encore trouvé la source de l’incendie. Dom s’est immiscé chez lui, mais il ne sait pas comment et n’a aucune preuve. Pas de trace d’effraction. Deandre fait quelques pas pour aller chercher ses clés, vérifier qu’elles n’ont pas fini dans les poches de l’autre. Il ne les retrouve pas tout de suite, trop préoccupé par la fausse innocence qui lui tombe dans l’oreille.  « Attends, tu parles de moi ? »  « Non, de ton jumeau maléfique, fils de pute. » Où sont ces putains de clés ?

« Ben nan, tu sais qu'j'étais pas chez toi hier. »

Deandre ressasse ses souvenirs de la veille. Il est rentré tard, n’a pas tout de suite remarqué que des choses avaient bougé. Il commence à douter malgré lui. La fatigue aurait très bien pu lui faire oublier qu’il a bu le coca. Mais même le fait qu’il ait été crevé n’explique pas qu’une maudite chaussette soit apparue. « Oui, je deviens taré, » l’ironie est impatiente, pesante, « C’est ce qui arrive à tous ceux qui ont le malheur de te fréquenter trop longtemps. Écoute, y a des affaires qui ont bougé, me prend pas pour un con. Comment t’as fait ? »

– Non, de ton jumeau maléfique, fils de pute. L'insulte m'arrache une moue contrariée.  – Ouch.  Faut croire qu'il est plus énervé que je l'aurais cru – je vais devoir jouer l'équilibriste. Alors j'abandonne définitivement ma séance de jardinage, allant m'installer à la petite table calée dans un coin de la cave, le cul posé sur un tabouret grinçant. Je sors de quoi rouler, mettant le portable sur haut parleur avant de le poser. – Oui, je deviens taré. C’est ce qui arrive à tous ceux qui ont le malheur de te fréquenter trop longtemps. Il a pas tout à fait tort. Je pince les lèvres pour retenir un rire, parce qu'il risquerait bien de me mitrailler à travers le combiné.

– Écoute, y a des affaires qui ont bougé, me prend pas pour un con. Comment t’as fait ? J'analyse la situation en cinq secondes top chrono. Des affaires qui bougent, c'est rien. Assez de doutes pour m'appeler, une conviction personnelle sûrement, mais rien de tangible. Ça joue en ma faveur : présumé innocent tant qu'y a pas de preuve réelle. – Tu m'fais une crise de parano ou quoi ? J'ai l'air détaché, ma langue qui glisse sur le papier pour finaliser mon joint. – J'vois pas comment j'aurais pu rentrer sans toi, trois verrous à crocheter c'est trop la merde. Et c'est vrai. J'ai déjà essayé, mais j'ai vite abandonné. Pas pour rien que j'ai dû ruser en faisant un double de ses clés – mais ça, je risque pas de lui dire. – J'étais occupé t'façon, j'ai passé la soirée chez une meuf et j'ai dormi là-bas. C'est vrai aussi, mais avant ça j'suis passé chez lui. Je m'applique à distiller un peu de vérité, tout en omettant les informations les plus cruciales. Ç'a toujours été la technique la plus efficace. – T'sais D, j'vois comment t'es quand tu rentres K.O, t'as p't'être juste oublié que t'avais touché certains trucs. Réfléchis avant d'accuser un reuf. Je tire une taffe tranquillement, plutôt sûr de moi. Si je m'y prends bien, j'devrais réussir à le convaincre en insistant un peu. Et même si j'y arrive pas, ses soupçons sur des affaires qui auraient soi-disant bougé, ne sont pas suffisants pour prouver ma culpabilité. Il le sait.

Tant que j'peux dire qu'il se fait des films, c'est moi qui mène la danse.

« Tu m'fais une crise de parano ou quoi ? » Deandre ne retient pas son reniflement dédaigneux. Ses yeux tombent enfin sur les clés qu’il cherchait et qui l’attendaient sur le comptoir de la cuisine. Il aurait presque préféré qu’elles soient introuvables - il aurait eu une piste, quelque chose de tangible pour contrecarrer le désabusement désincarné de Dom. « J'vois pas comment j'aurais pu rentrer sans toi, trois verrous à crocheter c'est trop la merde. » Il ne peut que concéder, mais il le fera en silence, histoire de ne pas céder trop de terrain. Le fait demeure que son colocataire improvisé, squatteur toléré, simple dealeur de beuh à l’origine, a toujours souhaité entrer et sortir à sa guise.

L’excuse de Dom est malheureusement crédible, et elle le satisferait même un autre jour. Cela fait des mois qu’il se bat pour que l’autre renonce à tenter de ramener ses conquêtes chez lui. Deandre masse la boule de nerfs qui commence à se former entre ses deux sourcils, rejoint le salon. Dom n’admettra certainement pas qu’il lui a fait du tort, et lui n’a pas envie d’admettre qu’il a tort tout court. « Ouais ouais, je réfléchis. » Il se penche, attrape un jeu qui traîne sur la table basse. Le retourne. Il appartient à Dom. Dommage.

« Je réfléchis à la meilleure façon de me débarrasser de tout ce que tu as oublié chez moi avant de partir. »

Dommage aussi, qu’un jeu vidéo ne fasse pas un bon frisbee. Sa fenêtre est entrouverte. Il vise un peu nonchalamment. Le plastique et le métal se fracassent contre le verre au lieu de tomber dans la rue. Tant pis. Il y en a d’autres pour répéter la tentative.

« T’as rien à me dire avant que ta playstation passe par la fenêtre ? Dernière chance. »

Il n'est pas bon perdant. Ça, Dom l'a sûrement appris depuis le temps.

– Ouais ouais, je réfléchis. J'me relâche un peu, les coudes qui viennent nonchalamment s'appuyer sur la table, un nouveau nuage de fumée qui m'échappe. Il a l'air agacé, mais il me contredit pas. C'est que j'suis sur la bonne voie, non ? – Je réfléchis à la meilleure façon de me débarrasser de tout ce que tu as oublié chez moi avant de partir. Apparemment non. Je fronce les sourcils alors qu'un drôle de bruit se fait entendre en arrière-plan – je sais pas trop ce qu'il fout, mais on dirait bien qu'un impact a eu lieu. – Attends c'était quoi ça ?  Mais j'ai pas le temps d'insister qu'il passe à la vitesse supérieure. – T’as rien à me dire avant que ta playstation passe par la fenêtre ? Dernière chance. Je me redresse automatiquement, attrapant mon portable pour couper le haut parleur et revenir le coller à mon oreille, soudain bien plus impliqué dans cette conversation. – Hey, hey, tu déconnes là ? Il a l'air très sérieux. – Nan mais t'as craqué ? Si tu fais ça, j'te jure que tu m'en rachètes une ! J'essaie d'être ferme, mais il l'est tellement plus que moi que ça n'aura sûrement aucun effet.

La vérité c'est que je peux bien lui dire tout ce que je veux, s'il veut pas le faire, il le fera pas. Et c'est pas moi qui vais réussir à le forcer. Putain.

– Tu peux pas t'mettre à péter mes trucs juste parce que t'as les couilles à l'envers. C'est peut-être pas une bonne idée de lui rentrer dedans – pas quand il peut ravager tout ce que je laisse traîner chez lui. Alors j'inspire un grand coup, et je change de ton. – Allez mec, calme-toi, s'tu veux on en discute. Mais touche pas à la play et tout.  Mon objectif maintenant, c'est de l'empêcher de foutre le bordel dans mes affaires. Je rajoute, l'air presque suppliant : – S'te plaît.

« Attends c'était quoi ça ? »

Haussement d’épaules. C’est dingue comme la destruction peut être relaxante. Ses nerfs sont plus détendus que jamais. « Sais pas. C’était quoi ton jeu préféré déjà ? » Bon, peut-être qu’il exagère un peu. Pas par rapport au lancer de jeux vidéos, non, mais par rapport à l’importance de celui qu’il vient de détruire. Ce n’est sûrement pas le préféré de Dom.

Il aurait dû s’en douter, que l’autre commencerait à s’agiter parce que ses jeux sont menacés. Il est assez gamin pour y tenir trop, et la menace est terriblement concrète. D’ailleurs, la gaminerie, elle émerge de plus en plus. « Nan mais t'as craqué ? Si tu fais ça, j'te jure que tu m'en rachètes une ! » Deandre rit, presque malgré lui, entre la moquerie et l’amusement véritable. Aucune chance. Dom le sait déjà. Il l’imagine rembruni et garde le sourire.

« Tu peux pas t'mettre à péter mes trucs juste parce que t'as les couilles à l'envers. »

Qui retombe. Main sur la hanche, sourcils froncés. Quelque chose du grand-frère autoritaire dans l’attitude. « J’fais c’que j’veux, Dom. Je suis chez moi. » Sec. Catégorique.

« Allez mec, calme-toi, s'tu veux on en discute. Mais touche pas à la play et tout. »

Enfin. Deandre s’affale sur le canapé, les yeux rivés sur sa potentielle victime. Le sourire remonte, doucement. En coin. Prudent.  « Je t’écoute. »

– Sais pas. C’était quoi ton jeu préféré déjà ? Je laisse échapper un son qui trahit à quel point je suis scandalisé – à mi-chemin entre le hoquet et la plainte. Il n'attend probablement pas de réelle réponse et je ne risque pas de lui en donner une. Ça se retournerait contre moi. C'est déjà ce qui est en train de se passer, d'ailleurs. Il menace ma console cet enfoiré.

Ça me fait perdre mes moyens et je panique un peu, avant de m'énerver à moitié, le ton plus agressif. Mauvaise idée. – J’fais c’que j’veux, Dom. Je suis chez moi. Il a raison. Et s'il y a bien une chose que j'ai apprise dans notre cohabitation, c'est qu'il vaut mieux éviter de trop le titiller. J'veux pas tenter le diable et l'entendre balancer mes affaires par la fenêtre, surtout que s'il se lance, j'ai peur qu'il ne s'arrête pas à la console. Manquerait plus que je retrouve tout mon bordel éclaté sur le trottoir en arrivant. Alors j'me radoucis et les rôles s'inversent : il a le dessus. Et il le sait.

– Je t’écoute. Merde. Merde, merde, merde.
Il me tient, putain.

Je soupire. – Bon ok, ok. Mon front vient s'échouer dans ma paume, alors que mon autre main amène le joint à ma bouche une nouvelle fois. Je tire une grande latte avant de me résigner. – J'suis passé hier. Mais c'était vite fait, juste le temps de prendre une douche et tout, j'avais un rencard tu t'souviens ? Et peut-être que c'est pas tout à fait vrai, peut-être que j'me suis prélassé et que j'ai pioché dans le frigo avant ladite douche, mais il a pas besoin de le savoir. – C'était pour une bonne cause, d'accord ? En plus j'ai pas ramené la meuf chez toi, j'voulais pas te déranger. J'sais que t'es crevé en c'moment. J'essaie clairement de noyer le poisson et de l'amadouer comme je peux. Vu la tournure des choses, tout ce que je peux faire c'est me raccrocher à toutes les branches possibles. Et prier le ciel pour qu'il me demande pas comment j'suis entré. – Rien d'grave, tu vois ? Alors pitié D, t'énerve pas.

Vachement outré, vaguement impressionné, un peu rassuré. Les émotions se bagarrent et se poursuivent comme du linge qui se délave dans une machine. Le vomi de tissu sentimental est informe, entremêlé et sans nuance particulière. Deandre marine dans la vérité que vient de déballer Dom, les yeux toujours rivés sur sa précieuse playstation. Son diablotin personnel susurre que ça lui apprendrait, à l’autre, d’entrer chez lui sans demander. L’ange perché sur l’épaule opposée tient son discours habituel, plein de clémence et de compassion.

Il laisse Dom macérer dans l’incertitude, se lève. Main sur la hanche, sourcils froncés sur la décision à prendre. Il est momentanément distrait par le moyen que l'autre a employé pour rentrer, se convainc finalement qu'il a crocheté les verrous. Un exploit qui le rendrait admiratif s’il ne s’agissait pas de sa propre porte. Une prouesse presque irréaliste - mais après tout, il y avait un rencard à la clé. Les talents d’un homme se décuplent face à la perspective de bientôt se mouiller la queue.

S'il y a une autre explication, elle ne lui saute pas encore aux yeux.

Une pointe d’agacement soudaine. « Je viens de perdre cinq minutes de ma vie avec ton sale baratin. » Dom a voulu mentir et n'a cédé que sous la pression. En soit, cela n’a rien de surprenant. S’il avait été à sa place, il aurait fait la même chose. Mais il ne l’oubliera pas. Il n’oublie jamais vraiment. « ... Alors du coup j’vais t’faire perdre un peu de ton temps aussi, la prochaine fois que tu viens. » Inspection négligente de la propreté de ses ongles. « Tu vas faire la vaisselle, passer le balai, plier le linge… Récurer les toilettes avec une brosse à dents… » Il s’éloigne de la playstation. « Et puis vu que le temps c’est d'l'argent, tu vas aussi me faire une bonne réduc' sur l’herbe. N’est-ce pas ? »

Il se demande ce qui pousserait Dom à bout, et s'il est vraiment capable de faire tout ça juste pour pouvoir dormir chez lui. Une autre portion de son cerveau, plus pragmatique, calcule le coût d'un changement de serrure et peste face au résultat.

Parce que maintenant que l'autre sait comment s'infiltrer, c'est pas comme s'il allait se gêner. Pas la peine de lui faire cracher des promesses intenables. Deandre peut tout au plus garder la playstation et le reste en otage, une perpétuelle épée de Damoclès qui menace de tomber dans la rue.

Y a un silence. J'sais pas si ça dure cinq secondes ou cinq heures – dans tous les cas ça me semble être une éternité. J'ose même plus bouger, j'retiens mon souffle, paré à entendre un sale impact m'annoncer le décès de ma console. Mes muscles se tendent quand j'entends Deandre bouger. J'attends.

J'crois que j'suis à deux doigts de l'ulcère.

– Je viens de perdre cinq minutes de ma vie avec ton sale baratin. Un long soupir trahit mon soulagement, parce qu'il a pas l'air en colère. J'viens de sauver ma playstation. Pour me féliciter, je tire une latte plus longue que les autres, un sourire en coin de lèvres. – Alors du coup j’vais t’faire perdre un peu de ton temps aussi, la prochaine fois que tu viens. Mes sourcils se froncent. J'sais pas ce qui va suivre mais je suis sûr d'une chose : ça va pas me plaire. J'le sens rien qu'au ton qu'il a employé. – Tu vas faire la vaisselle, passer le balai, plier le linge… Récurer les toilettes avec une brosse à dents… La taffe que je viens de prendre ne passe pas, j'me mets à tousser de la fumée en lâchant d'une voix étouffée : – Quoi ? Il se fout de moi, là ? – Et puis vu que le temps c’est d'l'argent, tu vas aussi me faire une bonne réduc' sur l’herbe. N’est-ce pas ? Merde. Il a l'air vraiment sérieux, le con.

Je déglutis, et cette fois c'est mon tour de laisser planer un silence. Mais c'est pas pour l'effet dramatique, c'est juste parce que j'sais pas quoi lui répondre. J'essaie d'examiner mes options. Si je l'envoie chier, il peut mettre toutes ses menaces à exécution, et toutes mes jolies esquives n'auront servi à rien. Si j'essaie de négocier, ça peut se retourner contre moi et le pousser à faire monter les enchères. Mais si j'accepte, j'suis foutu. J'ai vraiment pas envie de devenir Cendrillon. J'crois que ma seule porte de sortie, c'est de jouer le pion docile, tout en m'assurant de pouvoir me défiler quand le moment viendra. – Ah ben ok, tu veux revenir au temps d'l'esclavage. Super. J'écrase mon mégot en soufflant un dernier nuage de fumée, secouant doucement la tête. – Dix pourcents, ça t'va ? Probablement que non. Mais j'préfère proposer une petite réduction et le laisser l'augmenter un peu, plutôt que faire une fleur trop généreuse dès le départ et pleurer quand il augmentera quand même. C'est prévisible : on donne la main et on vous prend le bras. Ça marche toujours comme ça, j'le sais parfaitement. C'est juste douloureux de se retrouver dans le camp de ceux qui donnent.

Dom lui tousse dans l’oreille. Deandre éloigne le téléphone par réflexe, amusé malgré lui. Le « Quoi ? » qui suit ne fait que confirmer le choc de son interlocuteur. Il ne le relève pas, même si la question est bonne. Quoi ? Qu’est-ce qui irait trop loin ? Quelle chose pousserait Dom à déguerpir pour de bon ? Il a bien quelques idées - vol plané de ses affaires incluse - mais ignore encore s’il a vraiment envie de les mettre en pratique. Balancer par terre les reliques de la petite Iman, ça lui ferait quand même un peu bizarre. Mais c’est pas comme s’il allait lui dire.

Le silence s’installe. Les bouffées qui proviennent de l’autre bout du fil lui ont donné envie de fumer un coup, mais il n’a plus rien en stock. Il rentre dans la cuisine, tire un tiroir, exhume un couteau papillon. Voilà qui occupera ses doigts et lui videra un peu la tête.

« Ah ben ok, tu veux revenir au temps d'l'esclavage. Super. » Dom semble s’être résigné, même s’il maugrée. Deandre lui offre un simple petit rappel : « Quoi, tu préfères déménager ? J’m’en occupe en vitesse si tu veux. Tu vas entendre un grand crash et ce s’ra fait. » Juste le temps de sélectionner les quelques fripes de Dom qu’il veut garder pour lui et de vérifier qu’aucune mémé ne passe en bas. Les remords viendraient plus tard.

« Dix pourcents, ça t'va ? » Il ne l’admettra pas, mais cette ténacité est plutôt admirable. Dom est dos au mur, mais il tente quand même de s’en sortir. « Mon temps vaut dix pourcents ? Je suis vexé. Moi qui pensais qu'tu m'aimais bien. » On entend son sourire dans ses propos.

Click, click. La lame du couteau fend les airs. Il ne regarde même pas ce qu’il fait, trop confiant. « Trente. Si tu allais jusqu’à trente-cinq je pourrais même peut-être t’épargner les chiottes. »

Magnanime. Toujours. Ou pas.

– Quoi, tu préfères déménager ? J’m’en occupe en vitesse si tu veux. Tu vas entendre un grand crash et ce s’ra fait. J'ai beau me rejouer la conversation dans la tête, j'comprends pas comment on en est arrivés là. Il a réussi à tout retourner contre moi et j'ai rien pu faire. Ça me frustre tellement que j'me mets à bougonner, comme un môme fâché. – Franchement des fois, j'me demande pourquoi j'continue de crécher chez toi. Parce qu'il me laisse faire, déjà, et surtout parce qu'y a quelque chose de familier là-bas, même si j'peux pas vraiment me l'expliquer. Parfois, il me fait penser à mon grand frère. Ça a ses inconvénients – comme maintenant – mais ça suffit à m'donner envie de rester, malgré les menaces contre ma pauvre console.

Et les exigences sur le prix de l'herbe. Il a l'air parti pour tirer le maximum d'avantages de la situation. – Mon temps vaut dix pourcents ? Je suis vexé. Moi qui pensais qu'tu m'aimais bien. J'le vois d'ici se foutre de ma gueule, le salaud. – Trente. Si tu allais jusqu’à trente-cinq je pourrais même peut-être t’épargner les chiottes. Mon hoquet de stupeur laisse deviner à quel point sa demande me scandalise. Je savais qu'il risquait d'abuser un peu, mais quand même. – Mec. Une main vient frotter mon visage, alors que ma voix se fait plaintive. – T'es en train d'me tuer là. Ce sale petit profiteur. Je compte bien esquiver toutes les tâches qu'il a listées, mais j'peux rien faire pour la promotion. Alors j'me promets de trouver un moyen de me venger. – Trente-cinq, et c'est l'offre d'une seule fois j'te préviens. J'insiste, parce que j'veux pas que ça devienne une habitude. Ça me forcerait à déménager et j'ai franchement pas envie ; j'me suis habitué à son appart', et à l'avoir en colocataire malgré lui.

Mais s'il me fait subir tout ça pour une pauvre petite visite en son absence, j'ose pas imaginer ce qu'il ferait s'il savait que j'ai fait un double de ses clés. J'savais qu'il valait mieux garder ça secret, mais là, ça devient une question de vie ou de mort.

– Va falloir qu'on fasse un deal par contre. J'rentre plus chez toi quand t'es pas là, et t'as pas l'droit d'utiliser la menace de ma play pour obtenir des faveurs. Je préfère assurer mes arrières, parce que maintenant qu'il a un de mes points faibles, faudrait pas qu'il s'en serve à tort et à travers. Il est plutôt digne de confiance alors s'il accepte, ça devrait aller pour moi. Pour lui, peut-être pas. J'ai jamais été un mec de parole.

« Franchement des fois, j'me demande pourquoi j'continue de crécher chez toi. » Il est vrai que si Dom voulait déménager, il le pourrait peut-être. Il a le contact facile - c’est pour ça qu’ils se sont connus, lorsqu’il a débarqué à Détroit - et il existe probablement d’autres âmes charitables qui sont prêtes à l’accueillir. Qu’elles soient aussi prêtes à tolérer sa présence aussi longtemps que lui, c’est moins sûr. Surtout qu’il ne paye rien et n’offre que sa compagnie, son linge sale et ses jeux-vidéo en contrepartie. « J’te manquerais trop. Ou le canapé, j’sais pas. » Autant rester réaliste.

Ses yeux roulent dans leurs orbites lorsque Dom crie au meurtre. Il le laisse faire sa drama queen et se contente de baisser les yeux sur les mouvements de plus en plus saccadés de sa lame. De toute façon, il a beau se plaindre, il va dire oui. « Trente-cinq, et c'est l'offre d'une seule fois j'te préviens. » Le ton autoritaire lui arrache une grimace instinctive. Il a trop habitude de l’accaparer dans sa vie privée, pour compenser avec la déférence dont il doit faire preuve dans sa vie professionnelle.  « Bien sûr, » lâche-t-il finalement, de mauvaise grâce. Il n’est pas convaincu et Dom le sent sûrement.

Il renifle, se redresse. « Va falloir qu'on fasse un deal par contre. J'rentre plus chez toi quand t'es pas là, et t'as pas l'droit d'utiliser la menace de ma play pour obtenir des faveurs. » Il ne s’attendait pas vraiment à ça et prend quelques instants pour tourner et retourner prudemment la proposition. Il y a quelque chose de bancal dedans. Un soupir, à mi-chemin entre l’exaspération et la résignation. « Tu sais quoi, j’te crois pas. Tu vas continuer à rentrer chez moi lorsque j’ai le dos tourné, c’est trop tentant. Mais je vais quand même prendre le deal, à une condition. Si je t’attrape ou retrouve des traces suspectes une seule fois, elle passe par la fenêtre. Pas de menaces, pas de gentil appel pour prévenir. Compris ? T’as intérêt à respecter ta promesse ou à apprendre la discrétion. » Techniquement, il devrait menacer de se débarrasser de tout. Mais rien qu'avec ça, ils devraient être tous les deux sur leurs gardes.

– J’te manquerais trop. Ou le canapé, j’sais pas. Je ricane sans la moindre élégance, secouant doucement la tête. – Essaie de dormir une nuit sur ce truc, tu verras qu'il risque pas d'me manquer. Peut-être que j'exagère un peu – son canapé n'est clairement pas le pire de Detroit, et j'en ai testé assez pour pouvoir me prononcer sur le sujet. Parfois, je crève d'envie d'avoir un lit, un vrai, modèle king size. Puis j'me rappelle que pour ça, faudrait déjà avoir un appart, et donc vivre seul. Et la folie des grandeurs me passe aussi sec.

Il est en train d'me saigner. Trente-cinq pourcents c'est trop, mais j'ai pas franchement le choix. Le seul moyen de me rassurer dans tout ça, c'est de lui rappeler que l'offre n'est valable qu'une seule et unique fois. – Bien sûr. Ça manque cruellement de conviction. J'me mets à faire la moue, mais je relève pas. J'essaie plutôt de mettre un deal en place. Le but est avant tout d'assurer mes arrières – tant pis si je tiens pas forcément parole de mon côté. Le silence qui suit me paraît interminable. – Tu sais quoi, j’te crois pas. Je m'offusque en inspirant bruyamment, fixant le vide comme s'il s'agissait de lui, d'un air totalement scandalisé. – Tu vas continuer à rentrer chez moi lorsque j’ai le dos tourné, c’est trop tentant. Il me connaît trop bien. Fait chier. – Mais je vais quand même prendre le deal, à une condition. Si je t’attrape ou retrouve des traces suspectes une seule fois, elle passe par la fenêtre. Pas de menaces, pas de gentil appel pour prévenir. Compris ? T’as intérêt à respecter ta promesse ou à apprendre la discrétion. C'est risqué. Mais ça me semble être un bon compromis.

Il accepte de se laisser avoir, jusqu'au jour où il aura les preuves pour me le faire payer.

– Deal. Même si je sais que ça finira mal, parce que je tiendrai pas ma promesse et que je finirai inévitablement par merder, ça me va. J'devrais pouvoir feinter assez de fois pour que ça en vaille la peine. Et j'ai pas fait ce putain de double pour rien. – Je serai irréprochable, promis. Un sourire placardé sur la tronche et une pointe de fausse innocence dans la voix, j'ai tout du môme qui jure de n'pas recommencer tout en planifiant sa prochaine connerie.

« Essaie de dormir une nuit sur ce truc, tu verras qu'il risque pas d'me manquer. » L’offre, peu alléchante, le fait quand même sourire. Le mobilier de son appartement a été pour la plupart marchandé au cours de yard sales et a sûrement connu plusieurs vies, certaines meilleures, avant de meubler sa propre existence. Seuls quelques éléments sont neufs, comme le matelas. Il a trop bien connu les ressorts qui tentent de vous transpercer le dos pour se contenter d’un vieux truc essoufflé.

Ses pensées le ramènent au dénouement de la situation, qu’il a plus ou moins conduite jusqu’à ce point. Il n’avait pas de véritable plan d’action lorsqu’il a appelé Dom, animé par sa juste colère, mais le déroulement des choses a été plutôt satisfaisant. Le problème n’est cependant pas réglé. Il lui faudrait pour cela se débarrasser du colocataire et changer les serrures, ce qu’il n’a pas - encore - la force d’entreprendre. Trouver des preuves tangibles des intrusions de Dom pour le punir comme un gosse récalcitrant prendra sûrement du temps et de la patience.

« Deal. » C’est fait. Il ne ressent pas de soulagement ou d’accablement particulier, plutôt pressé de penser et passer à autre chose. Il mériterait bien de se vider la tête - avec quoi ou qui, il ne sait pas encore. « Je serai irréprochable, promis. » Une fois de plus, ses yeux roulent dans leurs orbites. Dom a infecté sa voix d’une innocence qui a le malheur de bien lui aller, comme un bijou sied à son voleur. « C’est ça, c’est ça. À plus tard. » Brusque d’entrée et de sortie, il raccroche, repose le téléphone, passe une main sur sa figure. Trouver de quoi se détendre.

Tout de suite.