(deandre) et dieu créa la flemme

t’aurais mieux fait de rester couché.
c’est c’que tout le monde se dit quand ça tourne pas terrible, non?

bah c’est aussi ce qu’elle se dit lupe, en voyant trop de bagnoles s’entasser devant la sienne. feux stop à fond la caisse. “et meeeeerde…” lamentation en même temps que son front vient s’éclater sur le haut de son volant à l’instant où son taxi s’immobilise. soupire, réfléchexion. elle se redresse et jette un oeil dans son rétro central à l’attention de son passager. “j’vais voir”. elle baisse sa vitre à coup de moulinets frénétiques (non c’est pas électrique, t’as cru quoi, c’est qu’un taxi) et se détache avant de sortir par la fenêtre et de se hisser debout sur le toit de l’automobile. narmol. une main sur la hanche, l’autre en visière, elle plisse les yeux pour constater que l’ambassador bridge est totalement bien immobilisé. bien quatre cents mètres de toits de taule, un panache de fumé et le reste du pont désert. “et meeeeerde…” bis. et zouip, elle se glisse à nouveau dans l'habitacle, contact coupé et les jambes en tailleur sur son siège conducteur. elle se tourne vers son passager qu'aurait mieux fait de prendre un taxi cinq minutes plutôt. mais tant pis.

“accident, j’pense que y en a pour un moment” elle tend un index vers l’avant de la voiture, puis vers l’arrière. “on est un milieu, un kilomètre de chaque côté. quoiqu’on est pt’être chouïa plus proche de là où on vient.” elle tend le cou pour regarder par la pare-brise arrière alors que y a rien d’autre à voir que le type dans la voiture de derrière qui lui rend un regard interrogatif. elle lui fait un grand sourire et se détourne sans plus de cérémonie. plongée tête la première dans un cabas informe sans marque elle en sort un paquet de cookies, un paquet de guimauve, de la sauce samouraï (c’est une commande de maman ok) deux canettes de soda tièdes, une boîte métallique, des feuilles et un pot de tabac. “donc soit vous êtes partis à pieds, soit j’vous offre à bouffer et un… une clope. ” elle plisse les yeux un instant, mais s’dit que ça doit pas être un flic. iel serait pas rentré dans un taxi qu’à l’allure et l’odeur d’une soirée sur le thème de woodstock.

Ça commence comme ça.

Il y a une vibration insistante dans la poche intérieure de sa veste. Il palpe, tire, ouvre, grogne lorsque la fermeture éclair rechigne. Le téléphone est plaqué contre son oreille - KG(B) affiché à l’écran, pour madame Kisha Gray - et il jette une cigarette à moitié consumée loin de ses lèvres, comme si sa mère allait sentir le tabac de là où elle est, à des centaines de kilomètres, dans un monde à la fois trop familier et trop lointain.

Madame Kisha Parker, née Gray, a la voix chantante et sucrée. C’est sirupeux et ça glisse dans l’oreille, une tentative de l’amadouer qu’il reconnaît immédiatement, parce qu’il connaît sa mère mieux que la poche dont il a tiré son téléphone.

Et ça commence donc comme ça : Dre, le cousin de la cousine du cousin de Kenneth a un baptême et tu sais, c’est la famille de ton père, alors il faudrait que tu… Oui, le cousin de la cousine du cousin… La famille… C’est important… Tout à l’heure, je ne sais pas pourquoi ça m’est sorti de la tête…

Elle a aussi cette façon d’évoquer le courant religieux du cousin de la cousine du cousin, Kisha, comme si elle venait de se damner en prononçant le mot. C’est quelque chose en iste - peut-être des méthodistes -, mais ce n’est pas énoncé assez clairement pour être retenu. Quoi que ce soit, c’est décemment chrétien et protestant, mais manifestement trop éloigné des convictions pentecôtistes de la matriarche. Deandre ne va pas s’attarder sur les nuances - ils pourraient vénérer Cthulhu, pour ce qu’il en a à faire. Ce serait sûrement plus amusant.

Le problème, c’est surtout qu’il n’a absolument pas envie de perdre du temps dans une église, avec sa famille, à couver d’un œil tendre (meurtrier) la tentative de noyade d’un gosse.
Le problème, c’est aussi surtout qu’il ne sait pas dire non à sa famille, et tout particulièrement à maman.

Sa voiture est restée garée devant chez lui ce matin. Il hèle un taxi miraculeux, retient un soupir en échouant sur la banquette arrière.

Et réalise qu’il n’est pas entré dans un véhicule, mais dans un sapin de Noël habitable. C’est clinquant et provoquant et pendouillant. Mille et uns brimborions qu’il observe d’un œil halluciné, sans savoir s’il est entré dans un mandir ou dans une église orthodoxe. Il sature presque déjà rien qu’en étudiant les couleurs criardes, étouffe un second soupir et presse ses pouces contre ses paupières, comme pour faire disparaître dans le néant tout ce mysticisme qui s’ébranle en rythme avec la machine.

Deus ex machina.

Dieu sort de nulle part lorsque les voitures s’engluent progressivement dans l’attente. La petite jeune qui conduit se retourne et il attrape ses yeux au moment où elle ouvre la bouche. « Et meeeeerde… » Deandre coule dans son siège, jambes écartées, air circonspect. « J’vais voir, » décrète-t-elle en ouvrant vaillamment la fenêtre… Pour sortir du véhicule… Et se jucher sur son toit.

Il est bien tombé.

« Et meeeeerde… » réitère Taxiwoman, tandis que lui sent que son cerveau s’englue aussi dans le bouchon, une sorte de résignation pas totalement déçue. En retard à l’église ? Quel dommage. C’est trop triste. Une prochaine fois, peut-être ?

« Accident, j’pense que y en a pour un moment. » L’information lui arrache un haussement de sourcils et son air contrit le moins convaincant. « On est un milieu, un kilomètre de chaque côté. Quoiqu’on est pt’être chouïa plus proche de là où on vient. » L’inconnue est de retour dans son royaume de bric et de broc, curieusement bien calquée dans le paysage, comme un jaguar dans sa jungle. Elle lui envoie le genre de sourire qui fait briller les dents et la figure, avant de se pencher sur ce qui doit être le cousin de la cousine du cousin du sac de Mary Poppins. L'entièreté d’un frigidaire émerge patiemment des tréfonds. Deandre a toujours ce sourcil en haut, l’ombre d’un rictus sur les lèvres. « Donc soit vous êtes partis à pieds, soit j’vous offre à bouffer et un… une clope. »

Un instant de silence.

Deandre se penche vers l’avant, tend une paume pour recevoir l’offrande.

« Vas-y j’ai toujours rêvé de bouffer des… Guimauves à la sauce samouraï. » Le rictus s’étire. Une des breloques qui pendouille lui frappe le nez lorsqu’il jette un regard plus attentif à ce qu’elle lui propose. C’est à peine s’il retient l’envie de l’arracher pour que ça cesse de voleter en direction de ses narines. « Sauf si c’est assaisonné à... L’encens et l’eau bénite ? » Il s’empare de la babiole et la retourne pour mieux la contempler, sourcils froncés.

« Sérieusement, t’es de quelle religion ? On s’y retrouve pas dans ce merdier. »

D’après ses estimations elle est chrétienne, hindouiste, chamane et bouddhiste. Ou alors elle est juste bourrée de superstitions (de conneries).

La réflexion tombe au milieu d’un concert impromptu de coups de klaxon. Certains conducteurs s’impatientent, et c’est le gospel du bouchon qui monte vers le ciel - des lamentations insupportables qui lui tirent une grimace.

elle sonde un instant son passager. elle a toujours rêvé de dreads, mais elle sait comment ça finit, alors ça la tente pas. elle sait qu’c’est encore plus chiant que son carré trop long mal peigné en vrai. c’est du faux crado. ou quand c’est du vrai crado, c’est des dreads moches. les siennes, elles sont pas moches. alors c’est pas un vrai crado.

tirée de ses songes à propos de l’hygiène de son passager par la voix de celui-ci, elle agrandit (si c’est possible) son sourire et craque son paquet de guimauves. réflexe quasi pavlovien, y en a une qui est expédiée au fond de son bec avant que ses fonctions motrices conscientes n’activent les muscles nécessaires pour donner un marshmallow au faux-sale. en vrai c’est le goût du sucre qui coule dans sa gorge qui l’informe qu’elle a pas été très polie.
too late.

t’façon il a pas l’air de faire très attention à ça, un nez renfrogné collé à l’une de ses icônes pendouillantes. « Sérieusement, t’es de quelle religion ? on s’y retrouve pas dans ce merdier. » elle hausse les sourcils, un vague air de chouette effraie sous la surprise. « c’est important ?? » son air surpris disparaît en même temps qu’une autre guimauve alors qu’elle brandit un index sentencieux. « l’jour où ni tes frangins, ni moi n’pourrons t’sortir de ton merdier, jeune fille, t’auras plus qu’à supplier les bons dieux pour l'faire ! alors va prier et range ta chambre, comme ça tu gagneras p’t-être un peu de leur miséricorde et d’la mienne !! » une imitation absolument sensationnelle de marisol aguirre. de l’inflexion de la voix, au rythme des semonces de l’index, jusqu’à une reproduction parfaite de l’arc de cercle formé par sa main quand elle lance ses escarpins sur sa progéniture. dommage que le pauvre homme sur la banquette arrière n’ait aucun point de comparaison pour apprécier cette prestation.

lupe, elle, pouffe et cale le paquet de guimauve entre les pièges avant pour qu’il puisse se servir easy. elle lui tend aussi la sauce samouraï. ça lui parait bizarre comme idée, mais il fait bien c’qu’il veut hein. (bonjour premier degré.) elle attrape les canettes pour en proposer une à son passager quand elle se fait couper la parole par le klaxon de la voiture de derrière. outrée, elle sort le buste par la fenêtre en brandissant une canette menaçante. « TA G***LE DU C** !!! TU VOIS PAS QU’C’EST BLOQUE ?! TU CROIS QU’C’EST UN CONGRE DES CONN**** QU’ONT RIEN D’AUTRE A F**TRE QUE BLOQUER DES PONTS ??!! » vue la tête que tire le père de famille dans son suv, elle décide d’en rajouter une couche de juron en espagnols pour terminer de le dissuader de klaxonner encore une fois. elle lui jeterai bien son canada dry à la tronche pour appuyer ses arguments, mais elle n’aurait eu plus qu’un seul truc à boire. alors elle se retient.

elle retourne dans l’habitacle en bougonnant. elle ferme nerveusement la fenêtre pour couper un peu le son des autres voitures. canettes, encore, délaissée sur le siège passager, elle attrape sa boîte métallique et la relâche aussitôt. comme si elle s’était brûlée. elle jette une regard suspicieux à l’homme sur sa banquette arrière. « tu fummmmmmmmes ...? » envolé le vouvoiement dans la (pseudo)suspicion naissante et ce sous-entendu tout pourri. elle le zieute encore. on va peut-être (qui??) la traiter de raciste, mais il a pas une tronche à pas fumer c’brave homme. elle plisse une dernière fois les yeux avant de se saisir des canettes pour lui tendre et terminer ce qu’elle allait dire.
comme si de rien n’était.
« canada dry ou 7up à la cerise ? »

(oui, même ses goûts en soda sont douteux.)

Elle lui montrera ses amygdales si elle étire un peu plus les babines.

Ou alors il se perdra dans la contemplation des guimauves qui disparaissent au fond de son gosier. Comme il fallait s’y attendre, la réponse à sa question n’est pas vraiment tranchée. Peut-être parce qu’il n’y a pas de réponse. Certaines personnes sont des fourre-tout sacrés. Ils picorent parmi les thèses théologiques et gobent ce qui leur plaît le plus.

« C’est important ?? » Haussement d’épaules vaguement défensif. Ça le gêne, d’avoir été celui qui a été perturbé par le sujet, alors qu’il est censé le laisser froid. Il faut croire que ça le travaille, comme beaucoup des choses qui devraient normalement l’indifférer. « J’sais pas. T’es jamais tombée sur un client qui trouve ça trop important ? Les gens sont susceptibles. » Ce n’est pas comme si l’ostentation religieuse était mal vue, dans ce pays - mais elle est surtout admise lorsqu’elle concerne la foi partagée avec son interlocuteur.

Un index fend les airs. Il est presque surpris qu’il ne vrombisse pas comme une grosse mouche. « L’jour où ni tes frangins, ni moi n’pourrons t’sortir de ton merdier, jeune fille, t’auras plus qu’à supplier les bons dieux pour l'faire ! alors va prier et range ta chambre, comme ça tu gagneras p’t-être un peu de leur miséricorde et d’la mienne !! » Les prémisses d’un sourire décontenancé gagnent sa figure. C’est familier sans l’être, ce laïus. Il y a des échos de sa mère dedans, sans que la voix désincarnée n’appartienne à quelqu’un de vraiment connu. Deandre hausse un sourcil, attrape une guimauve. « ... Amen ? » Et la fourre dans sa bouche comme l'hostie de la communion.

La sauce samouraï est tendue. Il hésite à la refuser du plat de la main, est finalement trop orgueilleux pour revenir sur ses propres propos. La seconde guimauve est couverte d’une gouttelette. Il l’avale en mâchant le moins possible et pose définitivement la sauce à ses pieds, loin de toute nouvelle tentative.

Ça a le goût de la déception et du regret, comme il fallait s’y attendre.

En arrière-fond un klaxon intempestif menace. Sa conductrice se suspend à la fenêtre ouverte, l’algarade tombant des poumons. Cette façon qu’elle a de hurler et de récriminer, ça lui vient sûrement de la personne qu’elle imitait tout à l’heure. C’est génétique ou acquis - sûrement un peu des deux. « TA G***LE DU C** !!! TU VOIS PAS QU’C’EST BLOQUE ?! TU CROIS QU’C’EST UN CONGRE DES CONN**** QU’ONT RIEN D’AUTRE A F**TRE QUE BLOQUER DES PONTS ??!! » Encore une fois, les prémisses d’un sourire lui tirent les lèvres, chatouillent ses côtes. Deandre se retourne. Le pauvre type au volant a l’air effaré. Sa femme, moins.

La fenêtre est refermée. Il est séquestré dans un temple mécanique avec une chauffeuse de taxi aux vocalises effarantes. Elle est terriblement expressive, toujours une émotion qui lui tord la figure, tandis que lui est ancré dans son stoïcisme coutumier. « Tu fummmmmmmmes ...? » Ce n’est sûrement pas de tabac dont il est question. Deandre l’observe de sous ses cils, se gratte le menton. Arriver à l’église avec les yeux un peu rougis, ça risque de soulever des interrogations et quelques critiques. Mais il est aussi possible qu’il n’arrive jamais à l’église, au rythme où les choses vont.

« Ouais. Je fume. »

C’est si gentiment proposé.

« Canada dry ou 7up à la cerise ? »

« C’est des noms de soda ou des marques d’eau de javel ? »

Un peu de mauvaise foi, parce qu’il a déjà vu les bouteilles quelque part. Vu. Pas bu. C’est la nuance importante.

Il n’a pas le temps de faire son choix qu’il est déjà interrompu par trois coups secs donnés contre la vitre du côté passager. C’est une quarantenaire au blond balayé de mèches plus sombres, coupé court. Elle a le teint rougeaud, la peau du cou tombante, les lèvres fines. La femme assise à côté du conducteur de derrière.

En somme, c’est une ménagère blanche énervée, l’équivalent américain du Godzilla japonais. Deandre s’empare du Canada Dry - un réflexe bête et masculin rejette le cherry -  et s'affale sur la banquette, comme si cela allait lui permettre de mieux échapper à sa furie.

« Bah bravo. T’as énervé Karen. »

Karen qui se dresse sur ses ergots et crache des postillons contre la vitre :

« Comment OSEZ-VOUS parler comme ça à mon mari ? Ce genre d’attitude est inacceptable ! C’est un taxi ? Vous travaillez pour quelle compagnie ? Je vous préviens, j’ai pris votre numéro de plaque d’immatriculation ! Je parlerai de votre comportement à votre manager ! »

Deandre ouvre la canette, prend une gorgée. Il faut rester hydraté lorsqu’on est aux premières loges d’un spectacle.